dimanche 1 avril 2018

Super annonce et unhe élucidation de "Par l'esprit on va à dieu".

Bonjour,

Je reviens d'un séjour belge avec détour par Paris.
Je ne le perds pas de vue, je dois fermer un certain nombre de séries, certaines assez anciennes.
Pour les lecteurs du blog, voici tout de même de quoi les allécher.

Premièrement, à Paris, nous avons visité à trois certains lieux rimbaldiens, dont l'Hôtel Belloy Saint-Germain. Nous sommes entrés dans l'hôtel et avons fait un passage dans la partie en travaux qui pourrait bien coïncider, moyennant certaines retouches anciennes dans l'immeuble, avec le lieu même où se réunissait du moins en octobre-novembre 1871 le Cercle du Zutisme. Il y aura quelques astuces de raisonnement et un mot sera dit également de la vignette de l'Hôtel des Etrangers qui figure dans le fameux Album. Plus formidable encore sera la mise au point sur la résidence de Rimbaud rue Monsieur-le-Prince en mai 1872. Nous en savons beaucoup plus sur ce lieu qu'il décrivait avec émoi et poésie dans sa célèbre lettre à Delahaye de "Jumphe" 1872. Il va y avoir de la surprise et j'espère recevoir certaines photographies pour l'intérêt d'un article à venir. J'espère donner une "vue", c'est un peu subtil, mais je ne peux que promettre de l'émotion, une émotion un peu particulière.
En revanche, malgré ce qui est dit dans la biographie de Rimbaud par Lefrère (Fayard, 2001), l'hypothèse d'une résidence à l'Hôtel de l'Orient devenu Hôtel Stella tombe définitivement.
Pour ce qui est de l'hôtel Cluny, rue Victor-Cousin, l'affirmation selon laquelle Rimbaud logeait dans une mansarde au sixième étage est erronée. Trois regards experts en conviennent. Comme je l'ai déjà dit, Rimbaud logeait forcément plus bas. L'erreur vient d'une confusion entre les deux descriptions de chambres de la lettre à Delahaye datée de "Jumphe 72". Rimbaud revendique avoir logé dans une mansarde en mai 1872 rue Monsieur-le-Prince, mais pas forcément en juin 1872. C'est cette confusion des deux descriptions qui explique l'erreur du gérant ou du propriétaire de l'hôtel, erreur que relaie Pierre Brunel, professeur dans un bâtiment quelque peu en face de l'autre côté de la rue. Rimbaud précise un problème de lumière. Hélas ! Pour l'instant, notre recherche affronte une difficulté.
En effet, Rimbaud parle d'une cour de "trois mètres carrés", ce qui est absurde. Il doit s'agir d'une erreur courante en mathématiques. Rimbaud voulait sans doute dire une "cour" carrée de "trois mètres" de côté. Néanmoins, même dans ce cas de figure, cela reste une énigme. La cour intérieure de l'Hôtel Cluny est extrêmement déconcertante. Ce n'est pas une cour, il y a des structures que je peine à commenter, et ce qui s'apparente le plus à une cour sans fond carrée de trois mètres de côté, c'est un endroit couvert d'une verrière qui dévoile un enfoncement dans le sous-sol avec des gens assis sur des chaises comme dans une salle d'attente. Mais ce n'est qu'une partie de la cour intérieure et la séparation avec le bâtiment suivant n'est faite que par un muret de très bas niveau qui, du coup, tend à unir les deux cours intérieures de bâtiments distincts d'environ tous six étages. Et il faut s'imaginer à quel point l'idée d'une cour étroite perd de son sens dans la configuration actuelle. Le muret correspond-il à un ancien mur complètement abattu, comme me l'avait dit un gérant ? La cour sans fond coïncide-t-elle avec la verrière ? En tout cas, Rimbaud dit ne pas dormir et ne pas voir le matin, ce qui ne peut correspondre à la mansarde où dans tous les cas on a une vue bien dégagée sur le ciel.
J'aime beaucoup le côté rafraîchissant et concret de recherches sur les lieux de résidence de Rimbaud, ce n'est pas l'essentiel, mais ça fait vraiment du bien. Il y a d'ailleurs des informations annexes qui ne sont pas sans influence sur notre approche des textes eux-mêmes.

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Je passe à un autre sujet. Je n'ai guère eu le temps de faire des recherches à la BNF, mais j'ai vérifié quelques éléments pour l'Album zutique.
Le texte de la pièce Fais ce que dois a été publié au lendemain de la première, dans le numéro du 23 octobre 1871 de la revue Le Moniteur universel. J'avais déjà délivré cette information, mais j'avais oublié de relever la date de publication. Je la précise ici pour la première fois.
J'ai aussi relevé le poème d'Eugène Manuel "La Mort du vieux saltimbanque". Ce poème a été publié le "12 novembre 1871" dans Le Moniteur universel. Il est publié dans une partie du journal consacrée à certaines nouvelles et à certains poèmes de François Coppée, mais aussi à des articles de Charles Monselet, d'Amédée Achard et de Paul de Saint-Victor. Surtout, ce poème de Manuel est accompagné d'un avertissement : "Cette pièce fait partie d'un nouveau volume de poésies que M. Manuel va faire paraître très-prochainement chez Michel Lévy, sous le titre de Poèmes populaires."
Les gens vont me dire : "Et alors ? En quoi est-ce important ?"
Sur l'Album zutique, Léon Valade a laissé une longue, belle et étrange parodie d'un autre poème du recueil d'Eugène Manuel, sauf que la transcription de Valade est datée du "22 octobre". L'idée paresseuse, c'est de se dire que le recueil est déjà en vente le 22 octobre. En relation forcément privilégiée avec l'auteur de ce recueil, puisqu'ils en publient un morceau, les gérants du Moniteur universel prétendent vingt jours après la parodie de Valade que le volume n'a pas encore paru.
Ceci confirme l'idée que j'ai déjà émise selon laquelle Valade a encore une fois parodié une pré-originale parue dans la presse, avant le 22 octobre. L'intérêt rimbaldien n'est pas seulement de confirmer ce fait. Retrouver cette pré-originale, c'est indiquer que les membres du Cercle du Zutisme lisaient donc tel journal où figuraient des poèmes d'Eugène Manuel, et cela peut entraîner la découverte d'autres emprunts zutiques.
Attention, je n'ai pas fini !
La revue Le Moniteur universel annonce en septembre la mise en terre de Paul de Kock et la publication d'un livre de Louis Veuillot Le lendemain de la victoire (in-12 de 300p. 2 fr.). Mon idée est d'interroger cette publication en regard du poème zutique "Vu à Rome". Sait-on jamais ? Au même moment, Dierx publie sa plaquette Paroles du vaincu, ce qui me fait songer à une opposition "victoire" et "vaincu" entre les titres, tandis que, d'après le compte rendu que j'ai pu lire, Veuillot fustige les divisions politiques au prétexte de l'année terrible au nom de l'unité religieuse autour de Dieu, quand "Vu à Rome" parle "de l'immondice schismatique". J'ai bien envie de consulter le livre de Veuillot, du coup.
Toujours dans Le Moniteur universel, à plusieurs jours d'intervalle, deux comptes rendus du livre Barbares et bandits de Paul de Saint-Victor, l'un le vendredi 6 octobre, l'autre le 19 octobre par Xavier Aubryet. Je l'ai déjà dit : les articles de Paul de Saint-Victor sont nombreux dans Le Monde illustré et dans Le Moniteur universel, et ils sont souvent aux mêmes emplacements que les textes de François Coppée qui lui aussi publie dans ces deux revues. Coppée et Saint-Victor ont tous deux connu une double publication de certains de leurs textes dans les deux revues.
Or, le livre Barbares et bandits est présenté le vendredi 6 octobre comme une réunion d'articles publiés dans deux journaux La Liberté et Le Moniteur universel. Voici les titres des articles "Nos bons Allemands", "La Patrie est en danger", "le Gros Guillaume", "Comment les peuples périssent", "L'Orgie rouge" et "La Haine sainte".
J'ai déjà signalé que "L'Orgie rouge" a été publié à la fois dans Le Moniteur universel et dans Le Monde illustré, c'est un texte de juin 1871 et la référence du titre "L'Orgie parisienne ou Paris se repeuple" d'un poème de Rimbaud.
Eugène Manuel et François Coppée ont-ils publié dans la revue La Liberté ? Voilà un nouveau journal clairement désigné à l'attention de ceux qui veulent élucider les énigmes de l'Album zutique.
Je vous rajoute un autre scoop. A Toulouse, il existe une étude sur François Coppée où l'auteur donne une très longue liste de tous les journaux dans lesquels Coppée a publié. Je n'avais pas jusqu'à présent divulguer cet outil de travail, mais c'est ce livre-là qui m'a convaincu de rechercher d'autres pré-originales de Coppée dans Le Moniteur universel avec le succès que l'on sait. Dans mes publications sur papier, j'avais indiqué longtemps à l'avance qu'il fallait chercher dans Le Moniteur universel, et bizarrement personne ne m'a devancé. On voit d'ailleurs que je ne suis pas content du peu de temps que j'ai pour éplucher à Paris, je n'ai fait qu'une petite vérification d'une heure ce samedi. Imaginez ce que cela donnerait si j'avais une semaine d'hébergement à Paris...
Voilà donc qu'une suite importante s'annonce pour la recherche des sources dans le cas de Rimbaud comme dans le cas du Cercle du Zutisme. D'ici peu, un article de moi paraîtra sur papier au sujet de l'Album zutique.

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Autre grande mise au point. Je suis en train de publier une série importante d'articles sur Une saison en enfer. Ne vous arrêtez pas au sentiment d'éparpillement des différentes séries que je peux lancer. En gros, j'ai déjà mis en ligne une explication de quatre sections d'Une saison en enfer : la prose liminaire, L'Eclair, Matin et Adieu.
Je n'ai pas donné la seconde partie pour Adieu, c'est vrai. En revanche, sur papier, j'ai déjà délivré une étude importante sur la structure de Mauvais sang, sur le motif de la "beauté" et la conclusion du texte Alchimie du verbe.
Si vous vous reportez à mon compte rendu de l'émission radiophonique de Yann Frémy avec Adèle Van Reeth dans une série "Rimbaud philosophe", vous pouvez vous apercevoir qu'encore une fois je n'arrive pas à retenir mes idées originales bien longtemps. Dans cette émission, la section L'Impossible faisait l'objet d'un commentaire. J'ai critiqué la lecture de la fin du texte : "Par l'esprit on va à Dieu." La clausule "Déchirante infortune" donne son renvoi à cette idée, un peu comme ce que nous apprécions dans l'alinéa : "La charité est cette clef. - Cette inspiration prouve que j'ai rêvé !"
En fait, si le lecteur se contente de lire "Par l'esprit on va à Dieu" comme un aveu que la raison conduit à la foi, la logique du livre Une saison en enfer dérape et devient irrémédiablement incohérente.
Le "Déchirante infortune" n'est pourtant pas qu'un "je ne veux pas qu'il en soit ainsi" des plus absurdes et il doit nous mettre la puce à l'oreille.
Face à cela, Frémy botte en touche lors de l'entretien radiophonique, ce qui montre assez que le passage est redoutable à commenter. Frémy n'admet pas la lettre du texte, il l'interprète comme suit : "Par l'esprit nous sommes obligés d'aller à dieu, c'est une confiscation de nos droits."
Mais le texte ne dit pas qu'il nous est interdit d'éviter dieu, il dit que nous allons nécessairement à dieu. Frémy est obligé d'escamoter la difficulté pour soutenir une lecture cohérente.
Est-ce la seule manière de faire envisageable ?
En réalité, la phrase doit être acceptée dans son sens littéral : "L'esprit conduit nécessairement à dieu", mais la conclusion "Déchirante infortune" révèle que le poète n'a plus le désir d'utiliser l'esprit pour aller à dieu. C'est cela qui est dit en toutes lettres et nous pouvons très bien en faire le support d'une lecture qui n'est pas contradictoire.
Ce à quoi Rimbaud renonce, ce n'est pas seulement à Dieu, c'est à l'activité de l'esprit pour résoudre le dilemme métaphysique qu'il vit et qu'il a décrit dans les lettres dites "du voyant".
Mon rapprochement est tout à fait naturel entre "Par l'esprit on va à dieu. / Déchirante infortune ! " et "La vision de la justice est le plaisir de Dieu seul."
Par son esprit, le poète prétendait donc à une "vision de la justice" comme on peut se l'imaginer pour dieu, qu'il existe ou qu'il n'existe pas. Le poète renonçait "par l'esprit" à la "vision de la justice". Il renonce à l'idée d'être l'équivalent de dieu, à le remplacer.
C'est ce qu'il dit clairement dans Adieu. Rimbaud claironne : "J'ai créé toutes les fêtes, tous les triomphes, tous les drames." Mais ce propos orgueilleux reflue progressivement : "J'ai essayé d'inventer de nouvelles fleurs, de nouveaux astres, de nouvelles chairs, de nouvelles langues."
Par son verbe, le poète a effectivement pensé posséder un pouvoir démiurgique, il y a une certaine bonne foi dans son discours de "voyant" tenu dans les lettres du 13 et du 15 mai 1871 à Izambard et Demeny.
Mais il existe une différence de niveau. En mai 1871, le poète parle de créations, alors que dans Une saison en enfer Rimbaud introduit deux dimensions qui permettent l'effondrement ironique de ses prétentions. D'une part, il introduit une notion de totalité : "J'ai créé toutes les fêtes, tous les triomphes, tous les drames". Cette prétention à la totalité figure aussi dans le poème "Vies" des Illuminations dont je me suis déjà vainement épuisé à dire qu'il était à lire en fonction d'Une saison en enfer et qu'il tenait plus que visiblement un discours antérieur au renoncement d'Une saison en enfer : "Je suis réellement d'outre-tombe" ou "je suis un inventeur, etc." Problèmes logiques dont beaucoup de lecteurs de Rimbaud se permettent de considérer qu'ils n'en ont que faire.
Cette idée de totalité se retrouve dans "Alchimie du verbe" : "Depuis longtemps je me vantais de posséder tous les paysages possibles [...]".
Remarquons que l'adjectif "possibles" est à rapprocher de l'emploi du terme opposé en titre de la section suivante "L'Impossible". Remarquons que "posséder" est le dernier verbe d'Une saison en enfer, avec un passage donc de la possession convaincue de tous les paysages possibles à l'éventualité d'une possession de la vérité.
Le poète est ici à suivre de près dans son raisonnement. Nous savons que le raisonnement philosophique, voire mathématique, a entraîné l'humain à penser qu'il était capable de comprendre ce monde, mais d'en envisager d'autres. Ici, il y a une surprise. Le poète est un artiste qui crée, il n'a pas besoin de connaître tout, il a besoin de tout connaître à l'art de créer, ce qui n'est pas la même chose. Normalement, il ne faut pas confondre les plans. Rimbaud se vante non pas de sa capacité d'artiste à tout produire, il se vante d'être un dieu qui connaît tout ce qu'il est possible de produire, il connaît tout du réel, mais aussi toutes les potentialités en attente. Il ne dit pas qu'il possédait tous les paysages réels, mais "tous les paysages possibles". Le lecteur aurait trouvé absurde qu'il parle de posséder toute la réalité, mais en termes logiques la prétention à embrasser tout le possible est infiniment plus grande.
Ce premier point de la totalité est capital dans l'ironie d'Une saison en enfer. Une lecture partiellement ironique est possible, mais plus délicate pour "Vies". En revanche, la conclusion d'Une saison en enfer confirme sans l'ombre d'une restriction ou d'un doute qu'il se manifeste enfin un rejet ironique de la prétention à posséder tous les paysages, de la prétention à créer tous les enchantements, toutes les fêtes, etc.
L'autre point ironique que Rimbaud introduit dans Une saison en enfer relève du problème de l'être ou de la substance. En effet, un poète compose avec des mots. Dans de telles conditions, il peut agir sur les lecteurs par les idées et les suggestions, il peut aussi apporter une contribution décisive dans le débat d'idées par un art du récit, de la contrainte logique des propos qu'il tient, etc., par une force persuasive des illustrations et des images, etc. Bref, Rimbaud peut être un "voyant" à condition de comprendre les limites de son rôle. Il donne des coups de sonde, il use des pouvoirs de la parole qui sont d'ailleurs liées à l'esprit. Or, sa prétention devient l'invention de "nouvelles fleurs", de "nouvelles chairs", de "nouveaux astres". C'est ce saut qualitatif qui pose problème. Un auteur de récit fantastique peut bien inventer au sein d'un récit des configurations qui n'existent pas : des êtres surnaturels, etc. Mais personne ne va dire que Bram Stoker a inventé un Dracula avec lequel désormais il faudra compter, et ainsi de suite.
Rimbaud use donc de deux modes de formulation excessive pour ruiner sa prétention de poète à remplacer dieu. Et l'impossibilité pour le poète d'inventer de nouvelles fleurs est la même que celle qui lui impose de laisser à un dieu hypothétique "la vision de la justice".
Pour "Mauvais sang", "Nuit de l'enfer", "Vierge folle", "Alchimie du verbe", vous attendrez, je ne peux pas tout faire à la fois, mais il est tout de même assez difficile de douter que je donne un sens articulé complet à l'ensemble du livre Une saison en enfer. Une lecture de la section "L'Impossible" est à venir, ainsi qu'une suite sur "Adieu".
Est-ce ce que ce que je dis sur "Par l'esprit on va à dieu", je suis le premier à le dire et est-ce que j'apporte bien une lecture inédite et cohérente au sujet d'Une saison en enfer ? Si ce n'est pas le cas, qu'on m'indique à l'attention ceux qui m'ont devancé et surtout qu'on m'explique pourquoi les gens ont tant de mal à parler d'Une saison en enfer. C'est hermétique ou ça ne l'est pas ? Ce que je viens de dire éclaire-t-il un peu les gens sur l'énigme de ce texte, oui ou non ?
Sur l'idée de totalité de la connaissance, il faut bien sûr songer à la clausule de "Conte" dans les Illuminations : "La musique savante manque à notre désir." Il s'agit d'un poème à lire en regard de "Vierge folle", j'y reviendrai, et justement de la section "Adieu". Pour le non accès à la "musique savante", je faisais un rapprochement avec des textes philosophiques, mais je ne les ai pas en tête en ce moment, j'y reviendrai.
Pour ce qui est de la philosophie justement, voici donc une autre mise au point.
La pensée des Lumières a à voir avec la Révolution française. Avec la Restauration, il y a eu une réaction. Le romantisme est à l'origine du côté de la réaction, il a évolué ensuite, mais le romantisme français naît quand même dans le légitimisme et il fait partie du camp du spiritualisme.
Toujours sous la Restauration, une chaire de philosophie se met en place qui caricature sa cible et l'enferme dans le matérialisme. Toute la philosophie du dix-huitième siècle et toute la pensée des Idéologues est enfermée dans un certain matérialisme à combattre, et cela au nom d'un certain spiritualisme. La notion de Condillac de sensualisme est au coeur du débat. Il s'agit de faire dériver la réalité spirituelle de la réalité physique, matérielle, du monde des sensations même.
Royer-Collard et Théodore Jouffroy sont les deux meneurs de ce mouvement au départ. Ils se réclament de philosophes écossais que je ne connais vraiment pas, que je n'ai jamais lus. Personnellement, je n'aime pas beaucoup les débats anciens sur la sensation et la perception, car ils se fondent sur une tripartition erronée : il y a le moi qui analyse, sent, perçoit ou ressent, il y a la sensation, et il y a la réalité derrière la sensation. Je n'aime pas du tout ces cadres où on donne de l'autonomie à la sensation ou à la perception. Les sensations ne sont pas des représentations du monde extérieur pour moi, les sensations sont des contacts, des tensions entre ce que je perçois de ma réalité propre et un univers que je sens bien que je ne possède pas en moi. Ce n'est pas du tout la même chose. Du coup, pas plus que d'autres, le discours de Royer-Collard ne saurait me satisfaire. Je vais en rendre compte prochainement.
En tout cas, l'idée, c'est que Rimbaud a lu des écrits en relation avec ces débats. Rimbaud n'est pas un défenseur réactionnaire de la foi, mais il n'en reste pas moins qu'il a dû réagir par rapport à ce qu'on lui enseignait et adapter sa pensée rebelle à la religion en fonction de telles lectures. D'ailleurs, la chaire de philosophie est elle-même entrée en conflit avec l'Eglise et le discours des Royer-Collard et Jouffroy a été repris dans le courant de Victor Cousin de l'éclectisme qui ne tranche pas en faveur soit du matérialisme, soit du spiritualisme, puisqu'une de ses caractéristiques est le prudent refus de la pensée de système, celle qui a fait les dégâts que l'on sait dans le pays de Marx, Hegel et quelques autres.
Peu importe que Cousin soit un philosophe médiocre, que Royer-Collard, Jouyffroy et d'autres servent l'église finalement, etc. J'ignore les lectures exactes de Rimbaud, mais ce que je veux c'est ce qui la nourrit et ce qu'il en a fait. Je m'en moque que Rimbaud soit résolument matérialiste ou pas tout à fait. Je n'ai pas d'intérêt à défendre des thèses sur Rimbaud. Ce que je sais, c'est que le texte même de sa poésie pose le problème d'une impression spiritualiste. Et je trouve assez cavalier les discours qui font de Rimbaud un poète moniste en considérant que la conjonction "et" suffit à nier le dualisme dans "posséder la vérité dans une âme et un corps". Certains dualismes opposent l'âme et le corps, et on ne va pas leur reprocher l'emploi de la conjonction "et" quand ils parlent des deux pôles de leur raisonnement. Dans l'émission radiophonique évoquée plus haut, Frémy dit carrément que le "et" est le moyen pour Rimbaud de nier le dualisme de l'âme et du corps. Cette explication n'en est pas une, mais il y a des choses plus intéressantes à étudier que la question du monisme et du dualisme qui est franchement dérisoire. Or, une recherche par expressions montrerait assez vite me semble-t-il ce que la lettre du voyant doit au débat philosophique initié par Royer-Collard ou Jouffroy, repris par Cousin : "définitions fausses" du "moi", "développement naturel de l'esprit", etc.
Il y a un autre niveau problématique. En 1868, Félix Ravaisson entre en scène. Celui-ci a très peu publié d'écrits philosophiques et ces deux textes les plus célèbres, en-dehors d'un examen d'Aristote, sont une thèse fort brève (cinquantaine de pages) sur l'habitude et un rapport sur l'évolution de la philosophie française au dix-neuvième siècle qui rompt avec le cousinisme, rapport publié dans la Revue des deux Mondes en 1868. La thèse sur l'habitude s'inspire de Maine de Biran et cela a entraîné certaines lectures rétrospectives qui ont effacé l'héritage de la philosophie écossaise et les rôles prépondérants de Royer-Coillard ou Jouffroy, aujourd'hui complètement oubliés, au profit d'une lignée Maine de Biran-Ravaisson. Maine de Biran écrivait au moment de la Restauration, il faut donc mesurer le problème de révision rétrospective que cela peut avoir pour l'histoire de la philosophie française. En même temps, le rapport de Ravaisson n'est pas censé être un écrit philosophique pur et dur, mais c'est tout de même ce qu'il est devenu pour de nombreux étudiants de la fin du dix-neuvième siècle. Enfin, Ravaisson a inspiré la philosophie de Bergson, plus connue et plus diffusée à l'heure actuelle, sauf que, d'après les spécialistes, Bergson n'aurait pas compris la pensée de Ravaisson.
La thèse de Ravaisson parle de l'énigme de l'habitude comme seconde nature, dans la mesure où, si un événement provoque un changement, le propre de l'habitude est d'acter un changement qui se maintient volontairement, même si l'événement à l'origine du changement n'agit plus.
Enfin, notons qu'au vingtième siècle en Allemagne le philosophe Edmund Husserl a développé une philosophie qui semble plus correspondre à la philosophie française du dix-neuvième qu'à la pensée allemande : refus de l'échafaudage de la pensée en un grand système philosophique, reprise à Brentano de l'idée que toute conscience est conscience de quelque chose, ce qui me semble à peu près dit ou peu s'en faut dans l'article fondamental de Royer-Collard, cartésianisme patent de la pensée de Husserl jusqu'à certains titres de ses ouvrages qui démentent au passage les prétendus experts qui disent que Husserl n'est pas cartésien, etc.
Enfin, parmi les philosophes du dix-neuvième siècle, Vacherot attire l'attention. Il a promu un certain idéalisme, mais il passait pour un républicain. Des historiens de la Commune le citent : Rougerie et Sherman. Ce Vacherot avait écrit un ouvrage sur la démocratie qui servait de référence aux républicains au sens large. Mais, maire d'un arrondissement de Paris, ce Vacherot a tourné réactionnaire au moment de la Commune. Donc, l'idée, c'est qu'une partie de ce qu'il écrivait a malgré tout imprégné ses adversaires, a malgré tout pu créer un certain consensus.
Bref, j'ai encore du pain sur la planche, mais on le voit, il y a plein d'horizons de recherche qui s'offrent  à moi pour progresser, tout en n'éludant aucune des difficultés que pose la parole de Rimbaud.







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