dimanche 28 janvier 2018

"Voyelles" et la fin d'un monde

Le sonnet "Voyelles" a fait couler beaucoup d'encre. Dans les années 1960, des livres pouvaient lui être exclusivement consacrés. Le numéro spécial d'une revue "Avez-vous lu Rimbaud ?" a fait beaucoup de bruit il y a cinquante ans. Pourtant, alors que son auteur Faurisson s'était montré capable d'un travail universitaire avec une lecture du "Bateau ivre", cette revue n'offrait rien d'autre que des fariboles : pour l'essentiel, une lecture sexuelle du sonnet "Voyelles" fondée sur des allégations aléatoires qui n'étaient même pas reliées au contenu, c'est-à-dire aux groupes nominaux formulés explicitement par Rimbaud ; pour l'anecdote, une redistribution folle et sans loi des lettres qui, le plus gratuitement du monde, transformait les noms propres à rallonges de "Dévotion" en phrases obscènes à souhait. Etiemble a publié un livre entier sur les quatorze vers de Rimbaud en se fendant d'un titre illusoire Le Sonnet des Voyelles, et nous appelons cela illusoire parce qu'Etiemble n'élucide en rien le sens du poème, l'ouvrage portant en réalité sur les nombreuses lectures déjà proposées du sonnet. Etiemble ne faisait que renvoyer une abondante littérature critique au néant.
Les lectures de "Voyelles" sont devenues rares depuis cette époque, même si la notice consacrée au sonnet dans les éditions courantes reste un moment important. A la fin des années quatre-vingt, Peter Collier a tenté une mise au point qu'il a voulue discrète puisqu'elle ne figure que dans les bulletins plus confidentiels de la revue Parade sauvage. Au milieu des années quatre-vingt-dix, Marie-Paule Béranger a pu proposer une longue analyse du sonnet dans la mesure où son ouvrage relevait d'une approche para-scolaire ou para-universitaire.
Ma lecture a eu les honneurs en 2003 d'une publication dans la revue d'études rimbaldiennes de référence Parade sauvage, ce qui atteste déjà d'un appui majeur, celui de Steve Murphy, responsable de cette publication. Cette longue étude avait quelques défauts, en partie elle n'était pas habilement rédigée, en partie des conceptions importantes de la lecture devaient encore être corrigées. Elle n'a eu aucun écho par la suite. Seul Steve Murphy a ponctuellement indiqué que j'avais désormais engagé une lecture communarde de "Voyelles" et qu'il était lui-même convaincu du bien-fondé d'une telle approche, il proposait ses propres solutions pour les "mouches", etc. J'ai refondu ma lecture en prévision d'une conférence au café Procope qui s'est déroulée en décembre 2010. La conférence a plu au public, mais la publication qui a suivi dans la revue Rimbaud vivant a été désastreuse. Mon texte a paru avec de nombreuses erreurs de frappe, de nombreuses fautes d'orthographe ou de grammaire, fautes ou coquilles qui n'étaient pas du tout miennes, qui ne venaient pas du fichier que j'avais envoyé. Je n'ai jamais eu d'explication pour ce caviardage étonnant, mes courriels n'ont pas reçu la moindre réponse. Parallèlement, Yves Reboul s'est cru en mesure de publier une lecture de "Voyelles" dans son livre Rimbaud dans son temps en 2009. Publiant à la même époque son livre Rimbaud et la Commune, Steve Murphy avait cru bon d'annoncer qu'il n'allait pas traiter de "Voyelles", mais il renvoyait à la lecture de Reboul dont il ignorait tout, puisqu'il croyait que c'était une étude qui allait fixer la dimension communarde du propos enveloppé dans ces quatorze célèbres vers.
Depuis 2010, j'ai publié sur ce blog même maints articles de mise au point et de perfectionnement sur ma lecture de "Voyelles". Bien qu'il ait recensé plusieurs de mes articles, Alain Bardel n'a jamais signalé à l'attention une quelconque de mes lectures de "Voyelles". Tout se passe comme si cela n'avait aucune importance criante.
Il y a quelques années s'est tenu enfin un colloque à Venise où étaient présents comme conférenciers Michel Murat et Yves Reboul. Michel Murat a proposé une conférence qui réfutait toute la lecture d'Yves Reboul, lequel entre-temps, lors d'une conférence pour la revue Rimbaud vivant dont témoigne un compte rendu écrit, avait énuméré les études de son livre Rimbaud dans son temps qui lui tenaient le plus à coeur, en omettant significativement de mentionner son chapitre sur le sonnet "Voyelles". Pour en revenir à la conférence vénitienne, la surprise fut que, pour contester l'ironie supposée par Reboul au sonnet, Murat s'est appuyé sur les articles que j'ai publiés sur ce blog. Toutefois, Murat n'évoque qu'allusivement celles de mes études qu'il a pu parcourir et il ne prend même pas la peine de se positionner, fût-ce en note de bas de page, par rapport à la thèse que défendaient ces études auxquelles il donnait une première publicité auprès d'un public de chercheurs et universitaires.
Yves Reboul n'a jamais répondu publiquement ni à ma lecture, ni à la contestation de sa propre lecture par Michel Murat. La lecture d'Yves Reboul a elle-même eu peu de succès. Steve Murphy n'est jamais revenu que je sache sur les raisons qui l'avaient incité à la mentionner à l'attention en tête de son ouvrage Rimbaud et la Commune. Tout de même, alors qu'aucun compte rendu de ma lecture n'a vu le jour, nous avons une fin de non-recevoir d'un article de Michel Murat qui doute qu'il suffise de lire "Voyelles" en imaginant un simple dispositif ironique permettant de se retourner contre la métaphysique affichée du poème.
Ces jours derniers, je constate qu'Alain Bardel a établi un lien vers un compte rendu des Actes du colloque vénitien. Cela étonne quelque peu. Ce volume a déjà été publié il y a quelques années, puisque, croyant l'avoir perdu dans l'inondation cannoise, je l'ai racheté par erreur, me retrouvant avec deux exemplaires du volume collectif intitulé Rimbaud poéticien. Ce compte rendu figure sur le site "Fabula", un portail universitaire lié à la Sorbonne si je ne m'abuse. Je suis allé le consulter, et ce qui me sidère c'est la constance avec laquelle la réflexion sur le sonnet "Voyelles" ne saurait avoir aucun avenir devant elle.
Donc, le compte rendu d'un certain David Galand s'intitule "Rimbaud poéticien ou la force des formules" (Cliquer ici pour le lien). Une première sous-partie plus courte intitulée "Rimbaud & les autres" évoque rapidement les contributions de Reboul et Mortelette sur les liens de Rimbaud au Parnasse, et notamment à Albert Mérat. Je ne parlerai pas ici de la troisième sous-partie qui ne concerne pas notre sujet "A l'écoute des Illuminations". En revanche, dans la deuxième sous-partie au titre ronflant et peu intelligible "Pour une lecture 'dans tous les sens' du corpus métapoétique", si quelques autres interventions sont envisagées, celles d'Olivier Bivort, d'Henri Scepi, de Dominique Combes, d'Adrien Cavallaro, de Jean-Luc Steinmetz, de Seth Whidden et d'Aurélia Cervoni, nous avons droit, dans la foulée d'un compte rendu allusif pour un article de Yoshikazu Nakaji, à une mise entre parenthèses étonnante de l'étude même de Michel Murat. Il convient de citer cet emboîtement qui fait songer aux poupées russes : "[...] on retiendra notamment l'étude de Yoshikazu Nakaji sur le rapport entre geste autocritique et mise en fiction, qui fait dialoguer certaines propositions de Steve Murphy et de Michel Murat pour montrer que la 'poétique du voyant' est représentée 'comme une expérience qui s'achève, avec une modulation dramatique', inscrivant les vers orientés par l'idée de folie dans un 'geste conjuratoire' (p.99) qui n'équivaut pas pour autant à un reniement. Cette approche est discutée par M. Murat lui-même - auteur, par ailleurs, d'un article sur l'ironie rimbaldienne (p. 105-117) - dans une "Note après-coup" (p. 100-103) qui permet de poursuivre la réflexion."
Murat est cité pour des études antérieures auxquelles Nakaji fait référence, puis pour une "note" ajoutée à l'étude de Nakaji, mais l'étude sur l'ironie devient elle-même accessoire.
Je suis désolé, mais j'observe encore une fois la constance avec laquelle la lecture de "Voyelles" est vouée à retourner au néant : elle n'a pas de place dans la discussion. L'empêchement est radical et les actes manqués se plieront en quatre pour compenser le contrepoids d'études malheureuses qui enfin ont essayé d'y revenir.
Je me demande ce que les lecteurs pensent quand ils lisent "ivresses pénitentes". Est-ce qu'ils ne pensent rien, ne lisant que mécaniquement un poème dont l'hermétisme doit demeurer une énigme sacrée pour le confort des conversations en soirée ? Que pensent les gens qui dressent des portraits de Rimbaud un peu partout sur des façades d'immeubles ou dans des ouvrages politiques ? Il y a un mystère qui m'échappe quelque peu. Parler autant du mystère Rimbaud pour ne rien en faire, en affirmant que rien n'est aussi important : c'est étrange.
Au passage, j'en profite pour indiquer que la signification de "Voyelles" a des liens intéressants avec les poèmes en vers irréguliers de l'année 1872. Les "Fêtes de la patience" ont à voir avec le questionnement de la religion prise dans ses cadres métaphoriques. La moisson dans "Chanson de la plus haute Tour" est liée à un thème chrétien. L'homme doit entretenir son champ de blé, son coeur, le monde, en écartant l'ivraie. La moisson attendue est celle du Seigneur. Le poème de Rimbaud consiste en un repositionnement par rapport à cette patience de celui qui a la foi. Dans "Mémoire", la rivière n'arrive pas à s'imposer en reflet du ciel et échoue dans la mention interrogative finale "à quelle boue ?" Opposer notre monde de boue à la pureté du ciel, c'est une base métaphorique de la méditation chrétienne. Qui plus est, alors que nous avons observé de près que "Voyelles" reprend le discours de "Credo in unam" en l'infléchissant à la mesure de l'expérience du martyre, "Mémoire" partage avec "Credo in unam" un certain dispositif dualiste entre l'exil dans l'ici-bas dont la dérive se termine en boue et l'appel d'un ciel pur surplombant et solaire.
Malheureusement, tout cela n'intéresse pas du tout les lecteurs de Rimbaud qui préfèrent en rester à la surface des choses. Je ne sais pas pourquoi. Je suis d'autant plus désespéré que les prochaines générations de lecteurs ne seront pas en mesure d'apprécier Rimbaud comme le sont les gens de la mienne ou des générations antérieures, puisque, à peu de choses près, même les premiers de classe ne savent ni lire, ni écrire, ni orthographier, ni enchâsser plusieurs propositions dans une phrase, ni apprécier des nuances syntaxiques, ni accepter de réfléchir longuement avec un sentiment d'impasse avant de trouver la réponse à un problème qui leur est posé. 
J'espère que, quand la culture reprendra, mes textes auront été préservés et que les gens pourront accéder à mes mises au point, ne fût-ce que sur la lecture de "Voyelles". Je n'écris pas pour le temps présent, ça ne sert à rien. Tout est déjà mort, sans feuille sur les branches, sans promesse de fleurs, sans sève, sans appétit ni désir de croissance.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire