vendredi 8 décembre 2017

Ce que j'ai à dire sur la prose liminaire en raccourci

Pour ceux qui ne veulent pas d'une étude en plusieurs étapes, voici ce que j'ai à dire sur la prose liminaire d'Une saison en enfer en raccourci.
Sans titre, la prose liminaire est une sorte de préface ou prologue, mais une préface ou un prologue conçu rétrospectivement par le personnage principal, le "damné" censé avoir écrit les "feuillets" de "Mauvais sang", etc.
La prose liminaire embrasse toute la trajectoire du livre de la chute à la fin de l'enfer et elle présente la question essentielle : comment échapper à l'alternative : charité chrétienne ou mort et damnation du révolté ? Ce n'est pas parce qu'il refuse la charité que le poète consent à y laisser la vie.
Le texte est composé de trois mouvements inégaux. Le premier alinéa offre la "thèse" de la vie heureuse du chrétien dans une société chrétienne. Cette thèse est une "illusion" confinée dans la représentation d'un passé immémorial. ("thèse" et "illusion" sont deux termes employés par Margaret Davies).
 
   Jadis, si je me souviens bien, ma vie était un festin où s'ouvraient tous les cœurs, où tous les vins coulaient. 

Ne méditant pas la restriction "si je me souviens bien", les lecteurs ont tendance à assimiler ce "Jadis" à un passé réel du personnage, et donc à son enfance, ce qui devient l'enfance du poète Arthur Rimbaud dans le cas des interprétations biographiques. Cette lecture n'est pas très sérieuse, puisqu'elle implique que le poète veuille renouer avec sa vie de bébé. Ce "Jadis" au plan de la vie réelle ne peut se comprendre que d'une seule façon l'époque d'avant la révolte. Mais, le poète va douter que le temps antérieur à la révolte ait été heureux dans tous les cas. Personnellement, je vois dans ce "Jadis" l'expression d'une origine chrétienne mythique par le baptême. Je ne ressens pas le besoin d'un plan vécu pour les relatives "où s'ouvraient tous les coeurs, où tous les vins coulaient". Ce "Jadis" est un mythe, soit selon ma lecture, soit selon la lecture où les gens essaieraient de dire au poète de se rappeler comme tout allait bien avant sa révolte. La lecture chrétienne est admise par l'écrasante majorité des lecteurs. Nakaji parle d'espace paradisiaque, d'autres de concorde chrétienne, et Davies a même le mérite de la formule "liesse communale", car je songe à un article sur "Vierge folle" où je ferai une digression sur la mention "premières communions" en titre d'un poème composé deux mois après la semaine sanglante, ce qui ne fut pas innocent selon moi. L'idée de métaphore chrétienne pour le premier alinéa est importante pour la compréhension de la mention "charité" dans la troisième partie. Or, depuis que certains n'admettent plus que le mot "charité" désigne la vertu théologale dans Une saison en enfer, nous en arrivons à des études qui considèrent que le premier alinéa n'est pas chrétien, que l'image du festin vient de Lucrèce, et donc de l'Antiquité païenne. Mais que le christianisme ait subi une influence grecque ne change rien à l'affaire.

   Un soir, j'ai assis la Beauté sur mes genoux. - Et je l'ai trouvée amère. - Et je l'ai injuriée.
   Je me suis armé contre la justice.
   Je me suis enfui. Ô sorcières, ô misère, ô haine, c'est à vous que mon trésor a été confié !
   Je parvins à faire s'évanouir dans mon esprit toute l'espérance humaine. Sur toute joie pour l'étrangler j'ai fait le bond sourd de la bête féroce.
   J'ai appelé les bourreaux pour, en périssant, mordre la crosse de leurs fusils. J'ai appelé les fléaux, pour m'étouffer avec le sable, le sang. Le malheur a été mon dieu. Je me suis allongé dans la boue. Je me suis séché à l'air du crime. Et j'ai joué de bons tours à la folie.
   Et le printemps m'a apporté l'affreux rire de l'idiot. 

La deuxième partie va du deuxième au septième alinéa. Elle est l'expression d'une révolte. Il s'agit d'un rejet du festin, comme le montre la symétrie en chiasme entre les relatives "où s'ouvraient tous les cœurs, où tous les vins coulaient" et les deux phrases brèves suivantes du second alinéa : "- Et je l'ai trouvée amère. - Et je l'ai injuriée." L'injure s'oppose à l'ouverture des cœurs, et l'amertume rompt avec le plaisir des vins versés. Dans de telles conditions, nous comprenons que la "beauté fait partie du "festin", selon l'équation platonicienne et chrétienne Beau=Bien=Vrai, qui figure dans le titre du principal ouvrage de Victor Cousin, philosophe français le plus connu du dix-neuvième siècle avec à la limite Auguste Comte, Félix Ravaisson, Etienne Vacherot et d'autres demeurant dans l'ombre. Rimbaud joue à nouveau avec cette équation dans "Matinée d'ivresse". Il était dans l'air du temps de la remettre en cause au dix-neuvième siècle. Baudelaire le fait dans des textes que Rimbaud n'a pu lire, mais présents dans l'ouvrage posthume Fusées. La "Beauté" est la première à faire les frais de cette révolte, mais la "justice" suit immédiatement, ce qui confirme que la "Beauté" est une valeur de la bonne société, elle est du côté de l'ordre social.
Toutefois, depuis très longtemps, les annotations (Adam dans la Pléiade en 1972, Hackett dans son édition de 1986) s'appuient sur un passage de "La Maison du berger" de Vigny et considèrent que si cette Beauté s'assoit sur les genoux du poète, c'est qu'elle est une femme facile. Même Margaret Davies, malgré sa lecture, trouve que la position est ridicule.
Vigny, poète légitimiste qui très tôt n'a pas pardonné son évolution libérale à Victor Hugo, dénonce le progrès du train selon une conception réactionnaire dans "La Maison du berger". La partie "II" parle de la poésie sous la forme d'une allégorie, mais cette "perle de la pensée" cède le pas à une "Muse" qui est une "fille sans pudeur" qui chante aux "carrefours impurs de la cité". Dans l'Antiquité grecque même, dès son enfance, un "vieillard" l'a enivrée d'un baiser, a relevé "sa robe de prêtresse", et le poète dit à la Muse que ce vieillard, "parmi les garçons, t'assit sur ses genoux." Cette lecture a été prise au sérieux par Antoine Fongaro qui a cherché à la renforcer. Mais, si nous pouvons mettre en commun qu'un poète assoit la Beauté ou la Poésie ou la Muse sur ses genoux, les discours tenus n'ont rien à voir cependant. Depuis quand une image commune permet-elle de confondre la lecture de textes qui ne disent pas la même chose ? C'est absurde comme approche en critique littéraire. Cette absurdité s'est amplifiée depuis qu'il est question d'assurer à Rimbaud une filiation baudelairienne. Pour certains, ou bien Illuminations ou bien Une saison en enfer seront des réécritures des Fleurs du Mal. Tout cela se fait à grands coups d'hypothèses ingénieuses. Or, il y a deux poèmes des Fleurs du Mal où la Beauté est présentée sous une forme allégorique, avec le "B" majuscule. Il n'en faut pas plus pour affirmer une filiation de Baudelaire à Rimbaud, et la thèse de la prostituée tolérant de s'asseoir sur des genoux favorisera ce glissement. Je vous invite à relire le sonnet "La Beauté" et le poème "Hymne à la Beauté" des Fleurs du Mal de Baudelaire. Cette lecture baudelairienne est notamment soutenue par Mario Richter et, récemment, dans un compte rendu du volume collectif Rimbaud poéticien, actes d'un récent colloque de Venise, Yann Frémy n'hésite pas à écrire : "Mario Richter met en valeur le lien entre la Beauté nommée par Rimbaud dans la prose liminaire d'Une saison en enfer et la terrible Beauté baudelairienne, sans quoi, il est vrai, la dette considérable de Rimbaud à l'égard de son aîné resterait mystérieuse." Cette phrase peut se lire page 129 de la section des comptes rendus du numéro 175 de la revue Romantisme, publication 2017 chez Armand Colin. Révéler une dette immense à l'égard de Baudelaire serait un enjeu crucial de la critique rimbaldienne ! Mais cette dette serait mystérieuse ! Et ce mystère ne pourrait être levé que par l'emploi en commun du mot "beauté" sous forme d'allégorie !
Dans le sonnet "La Beauté", l'idole "trône dans l'azur" et elle est immobile, puisqu'elle hait le mouvement. Par conséquent, même si les poètes se sont meurtris sur son sein, ce n'est pas là une femme facile qu'on peut asseoir sur ses genoux. Loin de provoquer le rejet, elle inspire "au poète un amour / Eternel et muet ainsi que la matière." Ses yeux exercent une fascination hypnotique qui va maintenir chaque poète dans une vie "d'austères études". Tout ce que peut exploiter Richter, c'est le groupe prépositionnel "devant mes grandes attitudes". Mais si cette formule peut railler la prétention, ce n'est même pas le cas dans le sonnet de Baudelaire. Enfin, même s'il n'excède pas de beaucoup le cadre malsain autorisé à son époque, Baudelaire offre le portrait d'une beauté du Mal qui séduit les poètes malgré eux, quand Rimbaud répudie une beauté qui fait partie du monde "où s'ouvraient tous les coeurs", du monde de la "justice", etc. Dans le sonnet, les poètes fascinés par la Beauté sortent sans doute la bonne société, d'un monde ordonné qui ne se soucie pas de l'art, mais dans Une saison en enfer le poète se révolte tout seul contre la société. Or, à ceux qui répondront que Rimbaud est l'équivalent des poètes, il faudra m'expliquer pourquoi chez Baudelaire la Beauté les attire dans le Mal, et pourquoi chez Rimbaud la Beauté est rejetée avec la bonne société.
Le poème "Hymne à la Beauté" dresse une fausse alternative entre ange et démon, puisque le dévoilement de certaines images manifeste la réalité d'un démon infernal qui sait prendre les charmes d'un ange du ciel. Il s'agit d'une Beauté qui peut se "comparer au vin", dans le bienfait comme dans le crime. Or, dans Une saison en enfer, l'ivresse est du côté d'une concorde bien chrétienne, et le poète trouve amer l'ivresse de la Beauté. Or, cette amertume rejaillit sur la société chrétienne tout entière, puisque le poète s'enfuit de ce monde et s'arme contre sa justice. Le poète ne fait pas de différence entre la beauté et le festin. Et nous savons que cette révolte s'accompagne du choix des péchés capitaux et d'un patronage satanique. Dans "Hymne à la Beauté", Baudelaire remercie l'allégorie de lui offrir la promesse "d'un infini" aimé et inconnu. On comprend que dans le meilleur des cas si Rimbaud s'est inspiré de Baudelaire il a pratiqué l'inversion, mais ni Frémy ni Richter ne parlent d'inversion pourtant. De toute façon, maintenant, il est trop tard. Ceux qui ont soutenu que la beauté de Rimbaud remontait à Baudelaire ne reconnaîtront jamais s'être trompés et un respect intimidant entre collègues ou de "spécialiste" à non spécialiste est installé.
Rimbaud égrène précisément les mots de la religion pour orienter toute notre lecture. Il rapproche clairement "beauté" et "justice".
Deux autres points sont intéressants à mentionner dans ce parcours de la révolte. Margaret Davies a raison d'établir un lien avec la Comédie de Dante où il est question de laisser l'espérance à l'entrée de l'enfer. La fine observation de Davies consiste à indiquer, au milieu d'un texte dominé par les composés, l'occurrence isolée d'un "passé historique" (passé simple) dans la phrase suivante : "Je parvins à faire s'évanouir dans mon esprit toute l'espérance humaine". Le poète étouffe l'espoir même du festin ancien, ce qui nous prépare à la fulgurance de l'alinéa : "La charité est cette clef. - Cette inspiration prouve que j'ai rêvé !" Nous sommes déjà en enfer à partir de ce rejet de l'espérance, une des trois vertus théologales avec justement la "charité".
Autre point important, le retour du printemps. La "saison en enfer" est déjà entamée, elle ne commence pas au printemps. Le cycle des saisons naturels se superpose à une "saison infernale" qui ne s'enferme pas dans les dimensions à trois mois du printemps, de l'été, de l'automne ou de l'hiver.
Le printemps est la saison du renouveau et comme le dit très justement Davies de l'espoir. Or, le poète a étouffé l'espoir, ce qui permet d'expliquer sa réaction face au printemps, son "affreux rire de l'idiot".
J'ai laissé de côté une difficulté importante, l'explication de la phrase : "Et j'ai joué de bons tours à la folie." J'y reviendrai dans une grande lecture de "Vierge folle" sinon d'"Alchimie du verbe". "Vierge folle" et "Alchimie du verbe" forme un diptyque réunis qu'ils sont par un surtitre "Délires" I et II. Les commentaires prétendent assez vite que la "Vierge folle" c'est Verlaine et que Rimbaud lui casse du sucre dans le dos, comme Verlaine le fera au sujet de Mathilde dans maints poèmes en vers. En réalité, il y a d'autres choses à voir. Le mot "Délires" renvoie au motif de la folie, ce motif concerne la "Vierge folle" jusque dans le nom qui lui est donné, mais cela concerne aussi "Alchimie du verbe" puisque ce texte est introduit comme "l'histoire d'une de mes folies".
La "Vierge folle" n'est pas présente elle-même dans les autres récits de la Saison, ce qui est étrange pour un "compagnon d'enfer". Mais le texte de "Vierge folle" doit être observé à la loupe et aussi apprécier dans sa structure. Il est trop vite dit que la "Vierge folle" reprend en les ânonnant les paroles de l'Epoux infernal, car même si elle dit ne pas le comprendre c'est faire fi de la symétrie des deux chutes. Par ailleurs, j'ignore pourquoi certains commentaires formulent l'idée que le regard d'une personne tierce peut être plus précis qu'un autoportrait. Peu importe, le débat nous emmènerait trop loin. Ce qui importe dans "Vierge folle", c'est la relation de couple et l'échec de la communion infernale. Les attaques de paragraphes montrent clairement comment Rimbaud a pensé son texte : "Ô divin Epoux...", "Pardon...", "Plus tard, je connaîtrai le divin Epoux !...", "A présent, je suis au fond du monde...", "Ah ! je souffre..." "Enfin, faisons cette confidence...", "Je suis esclave de l'Epoux infernal...", "Je suis veuve...", "Il dit...", "Je l'écoute...", "Parfois il parle...", "Je voyais tout le décor...", "Ainsi, mon chagrin se renouvelant sans cesse...", "Ah ! je n'ai jamais été jalouse de lui...", "S'il m'expliquait...", "Tu vois cet élégant jeune homme...", "Un jour peut-être..."
Dire, parler, écouter, voir, expliquer : rien qu'au plan verbal, les attaques d'alinéas nous en apprennent beaucoup sur la signification profonde de ce récit. Certes, nous pouvons partiellement identifier Verlaine, nous pouvons quelque peu songer à lui, puisqu'il fut forcément le "compagnon d'enfer" de Rimbaud, à l'exclusion de tout autre. Mais ce qui n'est pas admissible c'est cette lecture qui veut que "Vierge folle" soit une raillerie douce de l'esprit de Verlaine. Je conserve donc le sujet de la "folie" pour une autre occasion. Pour le reste, je pense que le lecteur comprend parfaitement l'enchaînement des deux premières parties, à condition de renoncer à la prétendue filiation baudelairienne pour l'allégorie de la beauté, à condition aussi de comprendre que le festin n'était pas païen, grivois, mais chrétien, à condition enfin de voir que le "Jadis, si je me souviens bien," permet d'envisager le festin comme un "mythe" et non comme un lointain souvenir de l'enfance, voire de la vie de bébé.
Venons-en enfin à la troisième partie.

   Or, tout dernièrement m'étant trouvé sur le point de faire le dernier couac ! j'ai songé à rechercher la clef du festin ancien, où je reprendrais peut-être appétit.
   La charité est cette clef. - Cette inspiration prouve que j'ai rêvé !
   "Tu resteras hyène, etc...," se récrie le démon qui me couronna de si aimables pavots. "Gagne la mort avec tous tes appétits, et ton égoïsme et tous les péchés capitaux."
   Ah ! j'en ai trop pris : - Mais, cher Satan, je vous en conjure, une prunelle moins irritée ! et en attendant les quelques petites lâchetés en retard, vous qui aimez dans l'écrivain l'absence des facultés descriptives ou instructives, je vous détache ces quelques hideux feuillets de mon carnet de damné.

Cette troisième partie est facile à lire. Elle n'est pas saturée d'informations, d'allusions, etc. Elle est aussi importante à comprendre, puisque c'est le message de la préface, celui qui nous dit le sens du livre que nous avons entre les mains. Que disent ces quatre alinéas ? "Pour éviter la mort, je me suis demandé s'il ne valait pas mieux revenir au festin initial, ce qui a été suivi d'une inspiration m'invitant à la pratique de la charité, ce que j'ai immédiatement rejeté. J'ai du coup énervé Satan, mais j'ai maintenu que je devais marquer une pause. Pour lui complaire, je lui ai tout de même dédié ma relation de cette vie infernale.
Dans les plus anciennes éditions annotées, les "lâchetés" sont admises pour ce qu'elles sont : des "lâchetés". Ce n'est que progressivement qu'elles ont été assimilées à des "écrits" en attente, puis aux Illuminations elles-mêmes. Nous sommes plusieurs lecteurs à rejeter cette idée comme saugrenue : moi, Bruno Claisse, Jean-François Laurent, mais cette lecture a la faveur des éditions annotées actuelles. Le poète refuse d'avancer puisqu'il oppose à "Gagne la mort" un "j'en ai trop pris" qui du coup veut dire "je ne fais plus un pas". Il est facile de comprendre en contexte que "les lâchetés en retard" sont les abandons aux sept péchés capitaux. Qu'est-ce que viendrait faire là une déclaration du genre "oui, Satan, j'ai des textes qui ne sont pas prêts à être remis, en attendant voilà déjà ceci, c'est un amuse-gueule pour patienter" ?
Pour Satan, ce qui importe, ce n'est pas la littérature, c'est sa proie. Quant à cette "absence des facultés descriptives ou instructives", il ne s'agit de rien d'autre que de l'esprit de confusion. Bien décrire, c'est dominer, l'instruction c'est aussi la force du catéchisme, par exemple. Il ne faut pas analyser cela comme une grande révélation au plan esthétique. Les rimbaldiens se demandent où Rimbaud a pu trouver les formules "facultés descriptives ou instructives". Dans mon souvenir, soit la mention "facultés descriptives" soit la mention "facultés instructives" figure dans l'oeuvre de Victor Hugo, peut-être bien la préface de Cromwell, mais pour autant je ne vais pas m'enflammer sur l'idée d'une conception littéraire dans le prolongement du romantisme. Certes, l'écriture d'Une saison en enfer ne procède pas par des descriptions claires, n'apporte pas une instruction explicite, mais je me méfie des capacités des critiques littéraires à broder sur les implications d'une "absence des facultés descriptives ou instructives", on peut très vite s'emballer.
Mais revenons à l'alinéa : "La charité est cette clef. - Cette inspiration prouve que j'ai rêvé !"
La lecture de cet alinéa semble poser problème. Pour moi, pas, mais elle a posé problème à Jean Molino qui a enfermé tous les commentaires antérieurs dans un défaut de méthode. En réalité, les choses sont plus compliquées. La réfutation de Molino se fonde sur l'enchaînement des alinéas et sur le discours du seul Pierre Brunel. Molino a enfermé dans un prétendu constat d'incompétence des rimbaldiens comme Suzanne Bernard, Antoine Adam ou Cecil Arthur Hackett qui n'avaient que commenté l'alinéa, et pas son enchaînement avec le suivant. Molino aurait pu commenté le travail de Margaret Davies ou celui de Yoshikazu Nakaji qui avaient proposé des lectures linéaires de la prose liminaire d'Une saison en enfer. Mais il n'a critiqué que l'analyse de Pierre Brunel dont il cite deux fois la même phrase, celle où Brunel imagine que la charité est une tromperie du démon. C'est le non-sens que dénonce Molino, mais du coup il associe tous les rimbaldiens passés à cette erreur de lecture dont il prétend apporter la correction la plus satisfaisante qui soit. Molino n'a de cesse de répéter qu'il a résolu de manière convaincante une grande difficulté de lecture, alors qu'en réalité sa leçon est ridicule, surtout après dix pages de ponte sur les problèmes d'interprétation et d'enchaînement logique des phrases dans un texte.
Donc, dans un article publié en 1994, Jean Molino a souligné que la totalité des commentaires ou peu s'en faut voyait dans cet alinéa un reniement de la première phrase par la seconde. Le tiret matérialiserait cette opération selon certains commentaires. Molino considère que c'est une erreur. S'appuyant sur une grande théorie de l'enchaînement des phrases dans la littérature, il va montrer aux rimbaldiens qu'il y a des problèmes de méthode dont il faut savoir tenir compte. Rappelons que l'article donne la version écrite d'une conférence dans le cadre d'un colloque pour le centenaire de Rimbaud qui s'est tenu à Marseille en novembre 1991, colloque qui a duré quatre jours. Pour savoir qui était présent, on prend les auteurs d'articles du volume collectif Dix études sur Une saison en enfer, les organisateurs du colloque, mais aussi les auteurs d'articles du volume séparé sur les trois autres journées du colloque de Marseille. Yves Reboul, Jean-Pierre Chambon, Benoît de Cornulier et bien d'autres sont à ajouter à la liste des spécialistes d'Une saison en enfer que sont Pierre Brunel, Yoshikazu Nakaji, Hiroo Yuasa, Mario Richter, Jean-Luc Steinmetz, Danielle Bandelier, etc.
Pourquoi dis-je cela ? Parce que personne n'a réagi au discours fait en public par Jean Molino, comme personne, sauf moi, n'a protesté par la suite face à l'article de Jean Molino.
Pierre Brunel était présent puisqu'il contribue au volume des conférences du samedi 09 novembre 1991 sur Une saison en enfer. Mais nous savons par ses éditions au Livre de poche en 1998 et en 1999 que Pierre Brunel a maintenu l'interprétation qui était la sienne en 1987 et qu'a contestée Molino en 1991 oralement, en 1994 par publication écrite. Personne n'a réagi au problème, ni Yann Frémy dans sa thèse sur Une saison en enfer, ni Steve Murphy dans les quelques pages écrites dans le volume de la collection Atlande qu'il a consacré au programme Rimbaud de l'agrégation en 2010.
Or, moi, je prétends que ma lecture, je ne l'ai pas peaufinée, j'ai toujours lu de la même façon les derniers alinéas de la prose liminaire d'Une saison en enfer. Si j'avais été présent à cette conférence, mais j'aurais immédiatement au moment des questions accordées aux gens dans la salle. Et on sait que ce n'est pas d'aujourd'hui que je me révolte contre cette lecture.
Le poète vient de dire que pour éviter la mort il avait songé à reprendre appétit au festin ancien en cherchant à retrouver la "clef" des lieux. Nous changeons alors d'alinéa. Une inspiration souffle au poète que la "charité" ouvre ces lieux. Réaction immédiate, le poète considère du coup qu'il a rêvé. Laissons de côté la réponse à la question "qu'est-ce qu'il a rêvé?" Nouveau changement d'alinéa, Satan se fâche et menace le poète s'il refuse de mourir.
Dans cet enchaînement, Pierre Brunel comprend que la charité et donc le festin sont un mirage satanique, ce qui est effectivement un non-sens. Ceux qui l'admettraient au plan de la prose liminaire auraient bien du mal à lire sans se fatiguer "Mauvais sang", "Nuit de l'enfer", "Vierge folle" et la suite. Bon courage !
Molino essaie de résorber la contradiction. Puisque Satan ne peut pas prôner la charité, c'est que la phrase précédente ne veut pas dire que le poète rejette la charité et assimile le "festin" à un rêve, mais que ce qu'il a rêvé c'est l'ensemble de la révolte satanique du deuxième au septième alinéa. C'était cela la "saison en enfer" du poète, et ce n'était qu'un mauvais rêve.
Je ne vais pas m'attarder sur la maigreur d'intérêt d'un récit où un personnage ne ferait que rêver insulter la beauté, mordre la crosse d'un fusil qui le menace, etc.
Ce qui est important, c'est d'expliquer sur quoi se fonde l'erreur de Molino en dévoilant la bonne lecture.
La lecture de Molino est fondée, outre sur la paresse qui consiste à ne remonter qu'une phrase pour son effort de correction au lieu de juger l'ensemble, est fondée donc sur la proximité de la mention "pavots".
Dans la lecture de Pierre Brunel, les "pavots" du sommeil sont également reliés à la relative "que j'ai rêvé". Cela est jusqu'à un certain point cohérent dans son approche puisqu'il pense que la "charité" et le "festin" sont des supercheries sataniques.
Molino n'a pas contesté ce point. Il n'a vu qu'une erreur dans la lecture de Brunel et non deux.
Mais ce n'est pas tout. Malgré sa lecture très fine et très juste dans l'ensemble de la prose liminaire, Margaret Davies parle à un moment donné d'une dimension "égocentrique" de la vision du festin dans le premier alinéa. Pourtant, elle avait introduit des éléments pour éviter la mauvaise lecture puisqu'elle avait carrément envisagé la vision de ce "Jadis" comme quelque chose de "détaché de soi", comme un "mythe".
Après Molino, les études récentes continuent d'être interpellées par le rapprochement "ce que j'ai rêvé" et "pavots". C'est le cas de Michel Murat, qui, après nous, essaie enfin de débattre du problème de lecture posé par l'article de Molino, mais sans arriver à le dépasser parce qu'il reste prisonnier du rapprochement entre "ce que j'ai rêvé" et "pavots".
En réalité, il y a deux rêves dans la prose liminaire. Il y a le rêve produit par l'appel au christianisme, idée d'un "festin" originel dont la "charité" est la clef. Peu importe que le lecteur comprenne ce "festin" comme prénatal ou comme vie d'une enfance encore non révoltée. Le "si je me souviens bien" est l'astuce du texte qui nous prépare avec "Je parvins dans mon esprit à faire s'évanouir toute l'espérance humaine" au reniement immédiat de l'alinéa : "La charité est cette clef. - Cette inspiration prouve que j'ai rêvé !"
Ceux qui ne veulent pas comprendre n'apprécieront pas la subtilité du texte. Le poète dit "Cette inspiration" et non "cette inspiration divine", ce qui manifeste bien la force de son rejet.
Cette conscience que le "festin" a à voir avec une pratique de la "charité" dévoile le mensonge. Le "festin" était attirant, mais la révélation sur "la charité" le renvoie à la chimère. Le poète croyait se souvenir, il sait maintenant qu'il a rêvé.
Les "aimables pavots" de Satan sont tout autre chose. Les images de violence n'en donnent pas l'idée des alinéas deux à sept, mais il y a tout de même un trésor qui a été confié aux sorcières. Et Satan formule l'idée d'une victoire "Gagne la mort", ce que j'ai déjà expliqué comme un mensonge, l'inversion de "Perds la vie", donc une duperie des pavots sataniques.
Le motif du souvenir est traité également dans "Mauvais sang", je l'ai déjà traité dans un article papier, j'y reviendrai dans une étude sur "Mauvais sang".
Pour l'instant, j'ai dit tout ce que j'avais à déterminer quant à la prose liminaire. Il me reste à traiter de la notion de "charité" cependant.
Jean Molino a voulu impressionner avec un article dont le sous-titre est "Problèmes de méthode". Mais lorsqu'il met en application, il se trompe sur tout la ligne. Il est d'ailleurs savoureux de voir qu'il parle de l'importance de l'enchaînement des phrases, parce que c'est précisément là que son erreur est la plus manifeste.
Quand on se pose des questions sur l'enchaînement des phrases, on est capable d'un raisonnement complexe, on ne se dit pas que tout se joue d'une phrase à la suivante. Citons le texte en retournant à la ligne phrase après phrase.

Or, tout dernièrement m'étant trouvé sur le point de faire le dernier couac ! j'ai songé à rechercher la clef du festin ancien où je reprendrai peut-être appétit.
La charité est cette clef.
Cette inspiration prouve que j'ai rêvé !
"Tu resteras hyène, etc...", se récrie le démon qui me couronnas de si aimables pavots.
"Gagne la mort avec tous tes appétits, et ton égoïsme et tous les péchés capitaux."

La "charité" est une vertu théologale comme l'espérance mentionnée plus haut dans la prose liminaire. La "justice" est une vertu cardinale. Face à Dieu, nous avons "Satan", les "péchés capitaux". Nous observons une métaphore de la faim avec une confrontation entre un désir d'appétit pour le festin ancien et l'abandon aux "appétits" qui accompagnent les "péchés capitaux".
Le poète vient de reculer devant la mort, il cherche à retrouver la voie du festin ancien. La charité se présente.  Molino refuse d'admettre que Rimbaud rejette l'inspiration et dénonce le festin comme rêve.
Mais, s'il ne rejette pas la charité, pourquoi un tel cadre avec les mentions clefs : "espérance", "justice", "charité" face à "sorcières", "Satan", "égoïsme", "péchés capitaux" ? Pourquoi un "cher Satan" final de la part du poète qui implique pourtant clairement un rejet de "la charité" ?
Molino pour soutenir sa lecture prétend que la charité est prise au sens commun, pas au sens religieux. Mais le texte devient alors complètement incompréhensible. Pourquoi tout ce vocabulaire religieux ? Pourquoi cette désolation d'être confronté au christianisme ? Pourquoi l'aveu final d'être un "damné" dans la prose liminaire ?
Pourtant, quand on surplombe le texte, on voit très bien que Satan disant "Gagne la mort" se récrie contre ce qui est dit deux alinéas auparavant. Le lien est ex-pli-ci-te !
En réalité, Molino est paradoxalement un des rares à être insensible à la promptitude d'enchaînement des phrases dans Une saison en enfer.
Les liens logiques seraient faciles à rétablir comme suit, même si le résultat littéraire est bien moins beau :

Or tout dernièrement m'étant trouvé sur le point de faire le dernier couac! (ce qui est, je le précise pour mes lecteurs, la dernière fausse note qui rompt une symphonie de la vie) j'ai songé à rechercher la clef ouvrant la porte du lieu où se tient peut-être encore le festin de mon supposé souvenir ancien, car je pense que j'y reprendrais peut-être appétit. Faut bien manger pour pas se laisser mourir.
Quoi ? on me souffle que la charité est cette clef. - Oh putain ! Peuchère ! ce n'est pas du tout ce que j'avais imaginé, oh ben alors si cette inspiration tranche ainsi, c'est que ce festin dont je n'étais pas bien sûr il est vrai que ce fut un souvenir, et bien donc c'était un rêve que je me suis fait, c'était du flan, j'ai jamais vécu ça, quoi!
Et alors comme j'en étais là de mes réflexions, il y a Satan qui s'est fâché, qui s'est fâché parce qu'il s'est pas occupé que je rejette la charité, il s'est fâché parce qu'euh i' voyait bien que je voulais échapper à la mort. "T'inquiète, tu resteras une pourriture de hyène..." qui me fait en se récriant, ce petit démon qui m'a couronné de si aimables pavots. Ouais ouais, on le voit venir, et il continuait : " Gagne la victoire de la mort avec la richesse de tes appétits, la splendeur de ton égoïsme et la pratique constante des péchés capitaux pour répondre à ces menaces que sont charité, espérance, foi, justice, etc.

Normalement, si on a le don de l'enchaînement logique des phrases, on n'a pas besoin de ma réécriture drolatique où tous les liens sont explicités.
Maintenant, la prochaine étape, ça va être d'expliquer pourquoi la notion de la charité est également chrétienne dans le reste du livre Une saison en enfer. Dans "Vierge folle", il ne faut pas négliger le possessif "sa charité est ensorcelée". Enfin, si la "charité" n'est pas chrétienne, le texte est incompréhensible, puisque l'Epoux infernal veut en aider d'autres, puisque dans "Mauvais sang" ou "Adieu" il y a un intérêt pour les damnés, les victimes de la misère, etc.
Rimbaud oppose à la "charité" chrétienne un "nouvel amour". Si on enlève à la notion de charité, sa dimension chrétienne, on se retrouve à confondre avec la charité les aspirations du poète et on se retrouve surtout à ne pas comprendre clairement contre quoi il se révolte. Rimbaud dénonce dans la charité un faux amour des autres gouverné par un discours chrétien d'amour d'un Dieu, d'amour de conceptions strictes, etc. La charité de l'Epoux infernal est une contre-charité chrétienne. Enfin, dans "Adieu", quand le poète réécrit des vers des "Soeurs de charité", poème composé un mois avant "Les Premières communions", remarque non inutile, s'il dit "la charité serait-elle sœur de la mort, pour moi ?" Il faut bien sûr revenir sur les mentions "sa charité est ensorcelée" ou sur le débat de la prose liminaire : "sur le point de faire le dernier couac!" une "inspiration" m'a conseillé "la charité" ce que j'ai rejeté. Or, la mort et la charité sont toutes deux rejetées dans la prose liminaire ! Dans "Adieu", il les confond en tant que sœurs. Cela est à commenter, mais en ramenant la "charité" à une notion de sens commun, Molino escamote la difficulté de cette phrase qui met en tension la pratique pieuse du chrétien et la chute infernale.

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