mardi 12 septembre 2017

Pour en finir avec les difficultés de lecture de la prose liminaire d'Une saison en enfer

La lecture de la prose liminaire d'Une saison en enfer est une préoccupation majeure pour moi. J'ai commencé par publier une lecture de ce début du livre de 1873 dans la revue Parade sauvage n°20 en 2004 dans un article où je réunissais ce que je considère comme des poèmes de bilan : "Vies", "Guerre" et Une saison en enfer. Cette première démarche est passée relativement inaperçue, mais j'ai persisté avec une étude plus approfondie. Il s'agit de l'article "Trouver son sens au livre Une saison en enfer" (pages 159-181) paru dans le volume collectif dirigé par Yann Frémy : "Je m'évade ! Je m'explique." Résistances d'Une saison en enfer, Classiques Garnier, 2010. J'ai également publié quelques mises au point sur cette prose liminaire sur le présent blog Enluminures (painted plates).
Étonnamment, les tentatives de lecture de l'avertissement d'Une saison en enfer se sont multipliées depuis 2010, en reprenant en particulier mes conclusions en ce qui concerne la charité, mais sans que je ne sois jamais cité, que les auteurs des articles me connaissent très bien ou assez peu. Bruno Claisse a publié dans le même volume collectif dirigé par Yann Frémy une lecture du prologue : "Le ressentiment, cœur du ' prologue' d'Une saison en enfer", où il ne cite pas mon étude de 2004. Il est en fait plus que visible que Bruno Claisse a fait le choix politique de m'ignorer systématiquement dans ses publications, y compris quand je lui ai fourni l'intertexte de Leconte de Lisle pour la lecture de "Soir historique", découverte qui est mienne et non sienne. Parmi les lectures récentes du "Prologue" d'Une saison en enfer, il y a entre autres les pages de Michel Murat dans l'édition augmentée de son livre L'Art de Rimbaud (José Corti, 2013), puis un auteur dont le nom m'échappe qui a publié dans un assez récent numéro de la revue Rimbaud vivant, Christophe Bataillé propose à son tour une étude en bonne partie axée sur l'envoi sans titre qui ouvre Une saison en enfer dans un volume encore une fois de "Textes réunis par Yann Frémy" intitulé Enigmes d'Une saison en enfer (Revue des sciences humaines, n°313, 2014) : "A l'épreuve du temps", pages 133-144). Et j'ai encore sous la main quelques autres retours récents sur ce début de la Saison. Dans tous les cas, toutes ces lectures récentes s'inscrivent dans le dépassement du conflit qui s'est créé entre la lecture de Pierre Brunel dans son édition philologique chez José Corti en 1987 et celle de Jean Molino publiée dans l'ouvrage collectif dirigé par André Guyaux Dix études sur Une saison en enfer (Neuchâtel, La Baconnière, 1994). Toutes ces lectures permettent surtout de considérer qu'il y a au moins un texte dans Une saison en enfer où tout le monde peut enfin à nouveau s'accorder sur le sens littéral. En clair, après un certain temps d'une révolte qui entraînait à la mort, le poète a voulu renouer avec l'esprit du "festin" initial dont il croyait se souvenir. Mais, le constat étant fait que l'accès à ce festin procède d'une pratique de la charité, le rejet du poète est finalement renouvelé. Toutefois, nous n'en revenons pas pour autant à la fuite "amère" en tant que telle, ce que, à l'affût, comprend très bien Satan. Même si le poète refuse la charité, sa révolte contre la justice et la Beauté s'accompagne d'une nouvelle révolte, dans une direction différente, contre la mort. Et Satan de réagir en présentant le trépas sous un jour séduisant : "Gagne la mort..." Nous comprenons donc que le récit d'Une saison en enfer va consister à concilier une double aspiration : il s'agit de se dérober à la concorde des agapes sociales et chrétiennes, tout en évitant de basculer sur une pente infernale qui mène à la mort. Le poète dédie certes sa production écrite à Satan, ce qui confirme le non retour au "festin", mais il le nargue quelque peu "Mais, cher Satan, une prunelle moins irritée", et le titre du livre nous déclare sans ambages qu'il n'y a pas à s'y tromper. En effet, le titre a un tour badin Une saison en enfer qui dédramatise la notion d'enfer et lui enlève son idée de "damnation éternelle", ce qui revient à dire que le poète sait pertinemment qu'en refusant la mort dans les termes qu'il va énoncer dans son livre il va échapper à ce Satan dont, pour le coup, la colère, le dépit et la rage se conçoivent fort aisément.
Voilà la lecture qui pour la finition est ici la mienne, mais lecture sur laquelle il est facile de s'accorder et que les lectures que j'ai citées rejoignent pleinement.
Toutefois, il demeure quelques points de divergence, et je voudrais travailler à y remédier.

La première divergence vient de l'interprétation de l'allégorie de la Beauté. Plusieurs rimbaldiens persistent à rapprocher l'allégorie de la Beauté des écrits de Baudelaire et notamment de poèmes des Fleurs du Mal, tandis que d'autres rimbaldiens, bien qu'ils ne peuvent ignorer que ce rapprochement a déjà été proposé, ne parlent nullement d'un modèle baudelairien à l’œuvre dans notre prose liminaire. J'ai combattu ce rapprochement et cela est pour moi foncièrement cohérent avec l'idée que la Beauté a à voir avec la charité, la justice, des agapes chrétiennes de bonté entre les hommes, etc.
Il est vrai que Rimbaud et Baudelaire se réclament tous deux ironiquement de Satan. On a pu proposer un rapprochement entre le début d'Une saison en enfer et le poème "Épigraphe pour un livre condamné" où Baudelaire explique au lecteur des Fleurs du Mal :

Lecteur paisible et bucolique,
Sobre et naïf homme de bien,
Jette ce livre saturnien,
Orgiaque et mélancolique.

Si tu n'as fait ta rhétorique
Chez Satan, le rusé doyen,
Jette ! tu n'y comprendrais rien,
Ou tu me croirais hystérique.

Mais si, sans se laisser charmer,
Ton œil sait plonger dans les gouffres,
Lis-moi, pour apprendre à m'aimer ;
Âme curieuse qui souffres,
Et vas cherchant ton paradis,
Plains-moi !... sinon, je te maudis !
 Jusque-là, l'idée d'une filiation baudelairienne n'est pas gênante, il convient juste de ne pas l'exagérer. Rappelons que Baudelaire joue avec un poncif romantique déjà exprimé dans le Gaspard de la Nuit d'Aloysius Bertrand. Les correspondances ne sont guère étroites entre le texte de Baudelaire et celui de Rimbaud. Certes, nous pouvons nous dire que nous ne comprenons rien au texte apparemment hystérique d'Une saison en enfer, que le mot "saturnien" permet de faire allusion sur la bande au compagnon Paul Verlaine, mais Baudelaire parle de ne pas se laisser charmer et d'une rhétorique maîtrisée, quand le poète d'Une saison en enfer fait état pour sa part d'une "absence des facultés instructives ou descriptives" et d'un combat à mener contre la mort. Les projets sont nettement distincts, même s'ils se rejoignent sur le cliché de l'obédience satanique.
Mais l'important, c'est le motif de la Beauté que Mario Richter et bien des rimbaldiens affirment être un motif baudelairien dans Une saison en enfer. Bruno Claisse, malgré une lecture du prologue proche de la nôtre, les rejoint sur ce point. 
Pour rappel, l'article de Claisse "Le Ressentiment, coeur du 'prologue' d'Une saison en enfer", occupe les pages 33 à 45 du volume collectif déjà cité "Je m'évade ! Je m'explique !" et je cite ici la note 2 de la page 34: "Nous songeons tout spécialement au poème La Beauté de Baudelaire", puis le passage de l'article concerné par cette note : "[...] si, en effet, son existence n'avait eu jusqu'alors de sens qu'en séjournant dans l'intimité du Bien, du Beau et du Vrai, grâce à la coïncidence de sa vie et du "festin" surnaturel -, il en va par la suite tout autrement. A l'origine de cette révolution, "la Beauté" - assimilée par la majuscule à une idole incarnant l'essence du Beau, dont toutes les belles formes sensibles seraient des reflets ; or, d'un coup, Elle se voit dégradée par le héros en une femme facile ( 'Un soir, j'ai assis la Beauté sur mes genoux. ')"
La première objection à faire au commentaire de Bruno Claisse, c'est que sa citation contredit son affirmation. Si le poète a lui-même assis la Beauté sur ses genoux, il ne peut pas avoir trouvé amer son devenir de femme facile. Mais, ce qui me dérange, c'est que d'une phrase à l'autre la Beauté est admise comme prise dans l'équation Beau=Bien=Vrai, puis considérée comme une figure baudelairienne frustrante. Cette idée d'équation Beau=Bien=Vrai est partagée par Christophe Bataillé qui écrit dans son article "A l'épreuve du temps", page 134 du volume déjà cité Enigmes d'Une saion en enfer : "Cette 'Beauté' incarnée que repousse le locuteur alors même qu'elle semblait s'offrir, lui qui se définit plus loin dans la prose comme un "écrivain", c'est le rapport très étroit entre éthique et esthétique, selon l'idée que la Beauté c'est le bien et la laideur le mal. De fait, ce qu'il advient ce fameux 'soir', c'est la chute dans le mal de l'écrivain par ce rejet de la 'Beauté'." Bataillé a raison, et cette lecture est aussi la mienne, d'autant que j'ai à l'esprit l'incipit de "Matinée d'ivresse" : "Ô mon Bien ! Ô mon Beau !" et aussi le titre du principal ouvrage de Victor Cousin Du Vrai, du Beau et du Bien paru en 1853. L'équation Vrai = Beau = Bien, cela fait partie du b. a.-ba de toute culture philosophique. Nous sommes renvoyés tant à Platon qu'au christianisme, et in fine au problème du spiritualisme qui est bien évidemment au cœur des préoccupations du livre Une saison en enfer. Baudelaire s'est penché également sur cette équation, ce qui peut expliquer en partie que des passerelles soient cernées entre les écrits de Baudelaire et ceux de Rimbaud. Reste toutefois la question de la "beauté". Si nous voulons envisager l'hypothèse d'un renvoi explicite de la part de Rimbaud à l’œuvre de Baudelaire, il y a deux choix possibles qui sont suffisamment prégnants que pour écarter toute autre option, il s'agit de deux poèmes bien connus des Fleurs du Mal : "La Beauté" et "Hymne à la Beauté". Nous n'allons pas envisager une référence à un autre écrit de Baudelaire, quand ces deux textes sont les premiers qui vont s'imposer à l'esprit pour se représenter une définition de la Beauté dans l’œuvre du célèbre dandy traducteur d'Edgar Poe. Or, les deux poèmes sont en partie contradictoires, et, en choisissant de n'évoquer que le seul sonnet intitulé "La Beauté", Claisse a évidemment éludé la difficulté. En effet, alors que le sonnet évoque une figure impassible et immobile, l'hymne nous offre beaucoup plus de mouvement, qu'il suffise de citer ce vers célèbre : "Tu marches sur des morts, Beauté, dont tu te moques[.]" La Beauté est alors présentée à son avantage et ne procure certainement pas l'amertume dont se plaint le poète de la Saison : "Tes baisers sont un philtre et ta bouche une amphore / Qui font le héros lâche et l'enfant courageux" ou "L'éphémère ébloui vole vers toi, chandelle, / Crépite, flambe et dit : Bénissons ce flambeau !" De cette Beauté, le poète se promet l'ouverture d'un infini inconnu. Enfin, le poète se demande si l'abandon à cette promesse ne revient pas à se damner. Et les interrogations ne sont pas à prendre au premier degré. Quand le poète dit qu'il importe peu que cette Beauté vienne du ciel ou de l'enfer, il n'est pas dans l'hésitation sur le statut infernal de celle-ci, puisqu'il l'associe au meurtre, à l'horreur, aux désastres, à l'irresponsabilité ("et ne réponds de rien"), etc.Nous comprenons aisément pourquoi Claisse ne dit pas, comme c'est le cas pour Mario Richter ou d'autres, que la Beauté de Rimbaud est baudelairienne, mais plus restrictivement que cette Beauté de la Saison peut faire penser à un sonnet précis de Baudelaire. Il évite ainsi une contradiction insoutenable, mais on appréciera tout de même le remarquable problème posé par l'existence de deux poèmes importants des Fleurs du Mal consacrés à la Beauté. L'espoir d'une filiation baudelairienne est sérieusement fragilisé par la nécessité d'exclure l'un de ces deux poèmes du rapprochement.
Et, dans la mesure où le recueil s'intitule dans tous les cas Les Fleurs du Mal, il n'est pratiquement pas besoin de se remémorer les vers du sonnet "La Beauté" pour songer que finalement ce rapprochement est nul et non avenu et ne tient que par une problématique transversale commune aux deux poètes qui consiste à contester l'équation Vrai=Beau=Bien. La différence, c'est que Baudelaire satanise de deux manières distinctes la Beauté dans son œuvre, tandis que Rimbaud enferme la Beauté du côté de la justice, de la concorde entre les hommes, du côté d'une bonté chrétienne universelle et d'une sagesse sociale pesante. Comme beaucoup d'autres, Claisse ne veut qu'entretenir le prestige de la filiation baudelairienne, mais, objectivement, sa lecture montre qu'il n'en fait rien et qu'il considère que la beauté chez Rimbaud n'a rien du soufre baudelairien, comme le montre assez clairement la citation suivante (page 35 de son article déjà cité) : "La lutte à mort 'contre la justice' ('Je me suis armé') est l'homologue de l'avilissement infligé à 'la Beauté', puisqu'elle découle de la même cause (la fin du 'festin' évangélique), tout en marquant une gradation dans la révolte. A l'origine, en effet, le 'festin' est aussi indissociable de 'la justice' que 'la Beauté', si l'on en juge par la définition évangélique de 'la justice', confondue avec une relation mutuelle par l'axiome biblique : 'Ne faites pas aux autres ce que vous ne voudriez pas qu'on vous fît. '."
Pour achever d'évacuer tout lien avec le sonnet de Baudelaire, précisons que l'allégorie de ce dernier est présentée comme pourvue d'yeux qui lui assurent, malgré son insensibilité et son immobilité, une fascination insolente sur les poètes voués à se consumer en vain pour elle. En clair, le rapprochement ne justifierait même pas une filiation, mais une opposition.
Ainsi, nous avons vu que les lecteurs d'Une saison en enfer pouvaient comprendre les enjeux de sens des premiers alinéas de la prose liminaire, mais qu'ils les associaient contradictoirement à une piste de lecture censé honorer en Rimbaud l'affiliation baudelairienne. Nous espérons avoir été suffisamment clair pour faire tomber ce masque. Toutefois, un petit complément s'impose ici.
L'autre grande difficulté de lecture du tout début de la Saison vient de la restriction imposée par la subordonnée "si je me souviens bien". J'ai proposé pour le premier alinéa : "Jadis, si je me souviens bien, ma vie était un festin où s'ouvraient tous les cœurs, où tous les vins coulaient[,]" la solution suivante : ce prétendu souvenir vient des livres d'Histoire qui enferment notre poète à l'horizon de la société dans laquelle il vit et bien évidemment dans la sphère du christianisme. Et pour appuyer mon propos, j'ai cité un passage de "Mauvais sang" qui véhicule une reprise du même verbe clef : "Je ne me souviens pas plus loin que cette terre-ci et le christianisme." Avant de revenir sur ma lecture, et ce qu'elle a d'original, il faut pourtant traiter du problème logique que pose le premier alinéa. Si le poète a participé à un festin, c'est qu'il n'était déjà plus un enfant : c'est ce que tout lecteur va se dire spontanément en esprit. Les lecteurs admettent passivement l'idée qu'il y a eu une époque indéterminée de la vie du poète où celui-ci a atteint à la consécration du festin. A cette aune, le mot "Jadis" n'indiquera pas les limites de l'origine du souvenir du poète, ou si vous préférez les limites du plus lointain souvenir du poète pour parler plus clairement. Dans de telles conditions, le rapprochement entre ce premier alinéa et celui de "Mauvais sang" ne va pas faire sens outre-mesure : "festin", "christianisme", "cette terre-ci", voilà trois termes solidaires et rien de plus. Dans son article, Christophe Bataillé doit être l'un des rares à s'être ingénié à présenter une lecture où la mention "Jadis" et le souvenir incertain fussent les premières briques de la mémoire dans l'enfance. Je cite son article, page 133 de l'ouvrage déjà référencé : "La difficulté du narrateur à se souvenir de cette 'époque immémoriale', 'si je me souviens bien', rend peut-être compte d'une faille mémorielle due à ce que ce souvenir le renvoie à sa prime enfance, mémoire logiquement lacunaire pour un locuteur au seuil de l'âge adulte comme nous l'apprend L'Eclair, 'Aller mes vingt ans'. [...] S'il peut toutefois sembler comme un véritable tour de force de faire apparaître ce 'Jadis'' comme une époque intemporelle, rappelons que chez certains romantiques allemands, le paradis perdu de l'enfance - l'enfance édénique - pouvait être assimilé à un âge d'or dans lequel régnait l' 'harmonie universelle'."
Je ne partage pas cette lecture, mais elle me fournit un contraste utile pour mieux rendre compte de ma propre interprétation. Rimbaud n'a évidemment connu aucune époque "festoyante" particulière qui permettrait de faire une projection autobiographique sur le texte. Par ailleurs, nous n'avons aucun portrait social précis du "Je" de la Saison, ce qui justifie automatiquement une approche plus générale de la notion de "festin". Ce "festin" est donc bien celui de la concorde chrétienne, mais il n'est même pas à situer sur un plan biographique. L'hypothèse que ce festin soit l'enfance comme âge d'or est contestable sur plusieurs points. Outre que l'enfance n'est pas automatiquement heureuse, quelqu'un qui vient de naître n'est pas encore chrétien dans sa façon de se comporter et d'être. La preuve, nous ne pouvons être chrétien que par conversion ou éducation dans un milieu. En revanche, ce qui échappe au souvenir de l'enfant et qui en fait un chrétien, et c'est là que la comparaison avec la lecture de Bataillé est précieuse, c'est le baptême du nouveau-né. Et Rimbaud en parle justement dans "Nuit de l'enfer" : "Je suis esclave de mon baptême. Parents, vous avez fait mon malheur et vous avez fait le vôtre. Pauvre innocent ! - L'enfer ne peut attaquer les païens." Cette citation permet de mieux éclairer le sens de l'alinéa de notre espèce de prologue. La révolte du poète contre la Beauté et la justice, c'est le rejet du baptême. Et, sans baptême, le poète ne serait pas soumis à la damnation, ni à Satan, comme cela est dit tout à fait explicitement dans "Nuit de l'enfer". Sachant que certains pensent que l'image du festin peut venir plus volontiers de l'antiquité païenne et de la lecture de Lucrèce que d'un texte des évangiles, voilà encore une preuve accablante que le récit Une saison en enfer parle bien de la religion chrétienne de son début à sa fin. Le poète se dit né chrétien, mais ce souvenir échappe nécessairement à sa mémoire, puisque c'est une conviction qu'on lui a inculquée. Parmi les formes d'imprégnation, les livres d'Histoire ont une part importante et il en est plus que visiblement question dans les souvenirs égrenés par le poète dans "Mauvais sang". Aussi, quand je rapproche le premier alinéa du souvenir incertain des agapes chrétiennes avec cette phrase : "Je ne me souviens pas plus loin que cette terre-ci et le christianisme", je m'appuie sur les implications logiques de ce second énoncé. Pourquoi le poète se plaindrait-il ne pas se souvenir d'une autre terre et d'autre chose que le christianisme, alors même que dans Une saison en enfer les allusions à d'autres religions ne sont pas exclues ? C'est qu'il n'est pas question de souvenirs personnels. D'un côté, le poète a une connaissance culturelle de l'Orient, de la "sagesse bâtarde du Coran, du paganisme et des gaulois, etc. D'un autre côté, il serait impertinent qu'il s'étonne de n'avoir jamais quitté l'Europe avant ses dix-neuf ans. Ce que Rimbaud évoque, c'est l'immersion sociale, culturelle. Ce qu'il évoque, c'est que les livres d'Histoire lui ont dit "tu es chrétien", car le récit historique qui est le tien, c'est celui de la "France fille aînée de l’Église". Bref, ce dont je dois convaincre mon lecteur, c'est qu'il est absurde de prendre le verbe "se souvenir" au premier degré dans nos deux citations. Une fois envisagé que le souvenir est lié à la culture inculquée, nous pouvons mieux comprendre le doute sur la réalité du "festin ancien" et l'impossibilité pour le poète de se voir dans un autre monde que celui dans lequel il est immergé et qui est européen et chrétien. En anticipant quelque peu sur des analyses à venir à propos d'Une saison en enfer, ajoutons que Rimbaud oppose visiblement la réalité corporelle à la vie de l'esprit. Le poète peut ne pas savoir parler avec science de son corps, mais il l'éprouve. En revanche, la réalité de son esprit est soumise à des représentations qui ne s'imposent pas avec la même évidence, ce qui peut arracher certaines exclamations au révolté, comme celles-ci : " - Par l'esprit on va à Dieu ! / Déchirante infortune !" à la toute fin du texte intitulé "L'Impossible". Le poète est né chrétien et si cela peut contraster avec la réalité d'une histoire biologique individuelle, cela s'impose en termes de représentations culturelles initiées par le baptême. Cela s'impose aussi par les livres d'Histoire, et lorsque j'ai proposé mon rapprochement avec "Mauvais sang" pour le souvenir, je me suis bien entendu appuyé également sur le paragraphe qu'introduit la phrase : "Je me rappelle l'histoire de la France fille aînée de l’Église." Les verbes "se rappeler" et "se souvenir" sont d'ailleurs en partie synonymes, mais ce qui peut empêcher de voir le lien c'est que le lecteur pourra se dire que le poète ne fait que se rappeler ses cours d'Histoire. Or, la suite du paragraphe exclut une telle restriction. Le poète assimile les images historiques à des souvenirs dans son récit, des souvenirs à nouveau hypothétiques pour certains cas : "J'aurais fait, manant, le voyage de terre sainte ; j'ai dans la tête des routes dans les plaines souabes, des vues de Byzance, des remparts de Solyme ; le culte de Marie, l'attendrissement sur le crucifié s'éveillent en moi parmi mille féeries profanes. - Je suis assis, lépreux, sur les ports cassés et les orties, au pied d'un mur rongé par le soleil. - Plus tard, reître, j'aurais bivaqué sous les nuits d'Allemagne." La confusion est explicite, le poète se projette bien comme acteur dans l'histoire qu'on lui enseigne. Dois-je gloser ce que je viens de citer, souligner les mots clefs : "J'aurais fait", "j'ai dans la tête", "s'éveillent en moi", "Je suis assis," "j'aurais bivaqué". Et après une pirouette provocatrice qui tient en un alinéa : "Ah ! encore : je danse le sabbat dans une rouge clairière, avec des vieilles et des enfants[,] la phrase que je rapproche du premier alinéa de la prose liminaire vient récapituler cette série d'images où le poète s'implique comme en des souvenirs : "Je ne me souviens pas plus loin que cette terre-ci et le christianisme. Je n'en finirais pas de me revoir dans ce passé." Je ne dévoile pas un secret du texte, un sens crypté ou simplement hermétique, je ne fais que pointer du doigt une dynamique métaphorique explicite que j'exploite pour faire retour sur le début d'Une saison en enfer. Il n'y a aucune difficulté de lecture là-dedans, c'est simplement du repérage à bon escient.
Que le lecteur reprenne la lecture des premiers alinéas d'Une saison en enfer à la suite de notre étude, il pourra apprécier si oui ou non il peut dire maîtriser le sens de cette ouverture du livre.

   Jadis, si je me souviens bien, ma vie était un festin où s'ouvraient tous les cœurs, où tous les vins coulaient.
   Un soir, j'ai assis la Beauté sur mes genoux. - Et je l'ai trouvée amère. - Et je l'ai injuriée.
   Je me suis armé contre la justice.
   Je me suis enfui. Ô sorcières, ô misère, ô haine, c'est à vous que mon trésor a été confié !
   Je parvins à faire s'évanouir dans mon esprit toute l'espérance humaine. Sur toute joie pour l'étrangler j'ai fait le bond sourd de la bête féroce.
   J'"ai appelé les bourreaux pour, en périssant, mordre la crosse de leurs fusils. J'ai appelé les fléaux, pour m'étouffer avec le sable, le sang. Le malheur a été mon dieu. Je me suis allongé dans la boue. Je me suis séché à l'air du crime. Et j'ai joué de bons tours à la folie.
   Et le printemps m'a apporté l'affreux rire de l'idiot.
   [...]

J'ai exclu les guillemets qui ouvrent le texte comme inutiles à la compréhension et je me réserve de revenir sur la question des "bons tours" joués "à la folie". Beaucoup d'allusions culturelles sont à relever dans le déroulement du récit que nous venons de citer, mais le fait de ne pas en rendre compte n'obère pas la compréhension de l'essentiel. Précisons simplement que les "sorcières" sont la "misère" et la "haine" selon nous. Nous relevons la présence d'une apposition distributive : "Ô sorcières, ô misère, ô haine," serait une construction équivalente à "Ô mes sœurs, ô Jeanne, ô Marie," par exemple. Le "trésor" est celui d'un cœur humain, il s'agit d'une image assez conventionnelle. Pour la religion, le bien le plus précieux est le salut de l'âme, ce qui laisse assez entendre le soufre du choix adopté par le poète. L'expression "Le malheur a été mon dieu" peut avoir deux sens : "j'ai choisi le malheur comme dieu" ou "mon dieu a été mon malheur". Au-delà de l'absence de majuscule à Dieu, la première lecture dans le contexte est nettement préférable. Enfin, pour ce qui est de la mention du "printemps", de nombreux commentaires, et c'est encore le cas récemment avec l'article de Christophe Bataillé, considèrent que la "saison en enfer" serait une sorte de long été, dans la mesure où le péritexte qui clôture le livre est une précision de date supposée non anodine : "avril-août, 1873", dans la mesure surtout où la prose liminaire contient le mot "printemps" et la section finale "Adieu" nous inscrit en "automne" et annonce "l'hiver".
Je reviendrai sur la date "avril-août 1873" qui peut induire en erreur. Je vais traiter ici des mentions des saisons. Certes, le mot "printemps" figure dans le texte liminaire, et, en effet, dans la section "Adieu", le récit précise bien que la fin de l'aventure se déroule en automne : "L'automne déjà !" Plus loin, nous avons une répétition  "L'automne." Plus loin encore, nous avons un bref alinéa qui semble vouloir précipiter les menaces d'un changement de climat : "Et je redoute l'hiver parce que c'est la saison du comfort !" Ces indications symboliques impliquent nécessairement que la fin de l'expérience infernale coïncide avec la fin de l'été et que l'été a partie prenante avec le séjour dans un univers de perdition. Ce lien est en même temps paradoxal entre l'été et l'enfer, malgré l'idée cocasse de la chaleur qui serait le point commun entre la saison du soleil et le lieu des flammes de la damnation. Rimbaud aurait-il alors fait exprès de tracer un parcours du printemps à l'automne, au plan symbolique ?
Pour le vérifier, il faut reprendre la lecture de la prose liminaire où la rupture a lieu "un soir", moment de la journée qui au plan symbolique correspond précisément à la saison automnale. Le jour va de l'éveil du matin au soir qui est le couchant annonciateur de la nuit, la vie de la nature va du printemps à l'automne qui annonce un deuil de l'hiver. Le poète ne précise d'ailleurs pas quand a eu lieu ce soir de rupture, il utilise l'article indéfini : "Un soir", ce qui caractérise ce moment comme aléatoire. C'est la révolte qui importe, la symbolique du soir également, mais pas la datation en tant que telle. Quant à la mention du "printemps", elle vient assez tard dans le récit, après une série d'événements clairement infernaux et cette mention est formulée avec un "Et" initial qui suppose bien une succession dans le temps, l'idée d'une dernière phase est même suggérée : "Et [enfin] le printemps m'a apporté l'affreux rire de l'idiot."
Pour soutenir que Rimbaud a voulu établir une symbolique d'un enfer confondu avec un été, il faut alors exclure du séjour en enfer le récit de pas mal d'atrocités : "j'ai fait le bond sourd de la bête féroce", "appelé les bourreaux pour, en périssant, mordre la crosse de leurs fusils", "appelé les fléaux, pour m'étouffer avec le sable, le sang." Il fautg évacuer de l'enfer le fait de s'allonger dans la boue, de se donner "l'air du crime", les "bons tours à la folie", l'invocation aux sorcières, le combat contre la justice, la fuite,... Je ne vois pas très bien au nom de quelle logique on pourrait exclure tout cela de la saison infernale, d'autant que tout cela est redit différemment dans "Mauvais sang", "Nuit de l'enfer", etc. Il faudrait considérer que la saison infernale n'a commencé que du moment où le poète a considéré que sa révolte contre le monde de la charité ne suffisait pas, mais qu'il fallait encore échapper à la mort. Je m'excuse de ne pas me sentir très convaincu par une pareille hypothèse de lecture et je m'arrêterai au fait que Rimbaud ne dit nullement explicitement que la saison en enfer a commencé au printemps, elle a commencé "Un soir" ce qui est bien moins précis.
Pourquoi faire dire à Rimbaud ce qu'il n'a pas dit, d'autant que ce montage symbolique aurait été construit d'une manière bien maladroite.

D'ici le 14 septembre, je traiterai des derniers alinéas de la prose liminaire, ce qui sera l'occasion de revenir sur la lecture que Jean Molino en 1994 a opposée à celle de Pierre Brunel dans son édition philologique de 1987, car les derniers commentaires du "prologue", en-dehors des miens, n'indiquent pas que ce débat contradictoire a eu lieu et qu'il a même eu une certaine influence. J'en profiterai aussi pour travailler sur l'importance des rêves dont le poète a pu se dire la victime.
A suivre !...

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire