lundi 18 septembre 2017

Phrases et vers de onze syllabes

A partir de 1872, Rimbaud a composé des poèmes en vers où la césure devient problématique. Dans le cas particulier de ces poèmes, Benoît de Cornulier a adopté une approche différente. Dans le cas de "Tête de faune", peut-être influencé par le fait que ce poème était mélangé à un ensemble de poèmes en vers réguliers, il a envisagé que la perturbation métrique pouvait être minimisée si on envisageait, par exception, un changement de mesure strophe par strophe. La première strophe aurait le modèle classique d'hémistiches de quatre et six syllabes. La deuxième strophe aurait le modèle remis en avant et de plus en plus courant au dix-neuvième siècle des deux hémistiches de cinq syllabes. La troisième strophe aurait une forme originale, qui a existé au Moyen Âge, puisqu'Alain Chevrier, dans son livre sur le décasyllabe, en donne des attestations, mais qui a complètement disparu de la culture française : une forme où l'hémistiche de six syllabes est placé avant l'hémistiche de quatre syllabes, une forme d'inversion du modèle classique en quelque sorte. D'après les études métriques, l'inversion est pratiquée dans la poésie de langue italienne à tout le moins. En revanche, j'ai ouvertement contesté l'idée de cette inversion dans la poésie française, y compris dans l'oeuvre de Verlaine. Mais, pour "Tête de faune", le problème n'est pas là, le vers changerait de mesure à chaque strophe.
J'ai contesté à différentes occasions dans des articles papier ou sur ce blog cette idée d'un changement de la mesure et j'ai montré que lu entièrement sur le mode hémistiches de quatre puis hémistiches de six syllabes le poème n'était pas plus irrégulier en fait de césures puisque précisément le modèle de remédiation faisait apparaître ses propres difficultés.
J'ai ensuite travaillé à montrer que les autres poèmes en vers de dix syllabes qui posaient problème : "Jeune ménage", "Juillet", "Conclusion" de "Comédie de la soif", pouvaient se lire avec une césure stable à condition de bien repérer les subtiles provocations symétriques dans ces poèmes.
J'ai ensuite montré que nous pouvions lire le poème en vers de douze syllabes "Qu'est-ce pour nous, mon Coeur,..." en alexandrins en envisageant des jeux de mots très significatifs à la césure, ce qu'appuyait assez clairement entre autres les reprises de "vengeance" et "vengeresse". J'ai également montré que Rimbaud n'avait pratiqué l'enjambement de mot pur et simple dans "Mémoire", poème en vers de douze syllabes, et dans "Juillet", poème en vers de dix syllabes, que soit dans une strophe de milieu de poème ("Mémoire"), soit au quatorzième vers d'un poème qui en contient dix-huit ("Juillet"). Tout cela permet d'affirmer que Rimbaud adopte une césure systématique dans tous ses poèmes de dix ou douze syllabes, seule la "Conclusion" de "Comédie de la soif" permettant encore quelque peu le débat.
En revanche, les poèmes en vers de onze syllabes continuent de poser problème.
J'en rendrai compte plus en détail prochainement, mais mon idée que la césure est après la quatrième syllabe. J'ai plusieurs arguments à ce sujet. Un des arguments, mais je ne dis encore rien des autres, c'est que Verlaine a composé un hommage à Rimbaud dans "Crimen amoris" dans un vers de onze syllabes dont les métriciens constataient que la plupart avaient une césure après la quatrième syllabe. J'ai étudié le poème de Verlaine et même l'ensemble de son oeuvre, et j'ai affirmé que tous les vers de "Crimen amoris" avaient cette même césure, et qu'il y avait des effets de sens dans les césures provocatrices.
Il faut savoir aussi qu'un de mes grands arguments est le vers de la "Comédie dédiée à Théodore de Banville" Les Uns et les autres : "Parlez-moi. / De quoi voulez-vous donc que je cause ?" La barre oblique implique un changement de personnage : Rosalinde prononce le début du vers et Myrtil la suite. Mais la subtilité, c'est que cet alexandrin est découpé au beau milieu du verbe "voulez-vous", après le "vou-" de "voulez" en fait.
Cette comédie ne doit pas manquer de vous remettre en mémoire l'esprit des Fêtes galantes. Or, dans le dernier poème de ce recueil, "Colloque sentimental", Verlaine avait osé une césure audacieuse sur le même segment "voulez-vous donc", mais dans "Colloque sentimental", la césure ne traversait pas le verbe, provocatrice elle était au niveau du trait d'union dans le cas d'un vers de dix syllabes : "- Pourquoi voulez-vous donc qu'il m'en souvienne ?" Verlaine a décalé d'une syllabe son effet dans sa pièce et joué sur une autre mesure. Perspicaces, vous aurez noté l'identité phonétique "vou" à l'initiale du verbe découpé dans la comédie avec le pronom détaché après la césure dans "Colloque sentimental". Il s'agit dans la comédie d'une césure toute de mignardise bien évidemment.
Cela donne aussi une loi étonnante et inespérée. Verlaine, et désormais Rimbaud, sont tout à fait capables de décaler d'une syllabe une audace métrique, en se disant que le lecteur qui aura par exemple d'abord lu Fêtes galantes, au lieu de se dire que le découpage dans Les Uns et les autres est fait n'importe comment, va se rappeler la grande audace première de "Colloque sentimental", constater le progrès dans l'audace, mais un progrès dès lors balisé, et enfin médité les effets même les plus ténus au niveau du sens, en repérant en prime ici une identité phonétique.
Voilà comment Rimbaud et Verlaine étaient capables de penser les césures. Nous en avons une preuve avec ce vers d'une comédie précisément rédigée en septembre 1871, rue Nicolet, ce qui coïncide avec l'arrivée de Rimbaud à Paris !
J'ai d'autres preuves, notamment le traitement verlainien des adverbes en "-ment" dans des poèmes qui ne sont pas en alexandrins. Banville avait donné le ton : "Où je filais pensivement la blanche laine" dans son poème "La Reine Omphale". D'autres poètes ont repris le procédé d'une césure de la même sorte sur l'adverbe en "-ment". Mais la redite ne suffit pas à un poète. Dans son théâtre, Mendès a créé un alexandrin faisant se succéder trois adverbes en "-ment", le second étant découpé à la césure. Mallarmé a imposé une variante phonétique. Il a proposé une césure sur "insolemment" où le "e" se lit comme un "a" et sur nonchalamment", où nous avons un "a" pour le son et pour l'orthographe.
Dans tous ces cas, Banville, Mendès, Malalrmé ne s'éloignaient pas d'une forme rythmique secondaire, celle du trimètre, dont le succès romantique a été rel qu'elle est passée dans le domaine public. Il s'agissait de jouer sur le tremblé de facture. Quand Banville écrit : "Où je filais pensivement la blanche laine", il peut narguer son lecteur :mon vers est-il sans harmonie ? Oui j'ai enjambé la césure, mais avec le "e" je ne la brusque pas : "pensi-vement" ? Et puis regardez, j'ai quand même construit un trimètre ? Si c'est un trimètre, est-ce que ça passe ? D'ailleurs, même la forme du trimètre permet d'adoucir l'enjambement puisque nous avons deux syllabes de part et d'autre de la césure "pensi-vement", vous ne trouvez pas ?
A cette aune, les provocations ultérieures doivent consister à brouiller le repérage du trimètre. Mallarmé a considéré qu'il suffisait de ne pas employer un adverbe de quatre syllabes, mais de trois syllabes, et il a donc proposé un enjambement sur "simplement" (et il aurait pu continuer jusqu'à "seulement" avec le "eu" devant la césure pour pousser à son dernier retranchement ce procédé). Rimbaud a fait l'inverse de Mallarmé dans "Ressouvenir" : "tricolorement", l'adverbe compte cinq syllabes. Mais trois ou cinq syllabes, Mallarmé et Rimbaud s'attaquent tous deux aussi à l'idée d'une compensation de l'audace par le trimètre. Notons que l'audace de "Ressouvenir" dans l'Album zutique est datable. Il s'agit d'une composition de peu postérieure au 17 ou 18 novembre 1871, puisque ce dizain réagit à la presse, à des articles du Rappel moquant les bonapartistes par l'idée d'une "Sainte-Eugénie" comme l'a relevé Bernard Teyssèdre.
Verlaine lui a eu l'idée de transposer la césure sur un adverbe en "-ment" dans des vers de dix syllabes où la question du trimètre était exclue d'office, et il l'a fait aussi bien dans un vers classique avec une césure à la quatrième syllabe et dans un vers avec une césure à la cinquième syllabe. Le premier cas est illustré dans le recueil sous le manteau Les Amies. Il s'agit du quatrième vers du sonnet "Per amica silentia" : "Dans l'ombre mollement mystérieuse," avec un choix des mots qui ne néglige pas le renvoi au vers modèle de Banville "Où je filais pensivement la blanche laine".
L'autre cas est illustré dans les Poëmes saturniens. Il s'agit d'un vers du poème "Le Rossignol" où les vers ont chacun deux hémistiches de cinq syllabes. Notre vers était considéré comme problématique et j'ai plaidé pour une lecture à effet de sens que ne peut que pleinement appuyer la référence au vers modèle de Banville : "Qui mélancoliquement coule auprès," sachant que encore une fois la coupe est au même endroit bien précis, devant le "e" et "-ement". Evidemment, l'exemple de la comédie Les Uns et les autres doit nous servir d'avertissement que Verlaine peut aller plus loin et un jour décaler le procédé. Ceci dit, dans tous ces exemples, les imitations sont faciles à reconnaître et les enjambements de mots sont suffisamment peu nombreux à l'époque que pour constater le relief de toute une série sur les adverbes en "-ment".
Mon idée, c'est que "Larme", "Michel et Christine", "Est-elle almée ?..." et "La Rivière de Cassis", les quatre poèmes en vers de onze syllabes de Rimbaud et les quatre seuls à encore poser problème avec la "Conclusion" de "Comédie de la soif" représentent une forme extrême de ces jeux dont Verlaine était le meilleur représentant; et mon idée c'est que tous les vers de Rimbaud de onze syllabes auraient une césure après la quatrième syllabe.
Pourquoi ?
Je remarque que "Larme" a un premier vers en trois membres : "Loin des oiseaux, des troupeaux, des villageoises," ce qui permet une double confusion. Nous pouvons croire lire un trimètre et je trouve plus que significatif que le piège soit sur le membre central "des troupeaux", car c'est précisément là que le lecteur va chercher une césure et constater avec stupeur qu'il n'y a que trois syllabes.
Une autre possibilité, c'est d'envisager le décasyllabe, et il est plein de décasyllabes de Clément Marot qui illustreraient parfaitement cette idée, car ils ont des anaphores du genre "sans l'amitié, sans l'amour, sans la vie," vers de mon invention pour la cause. Or, le vers de Rimbaud compte cette fois une syllabe de trop au dernier membre : "des villageoises". Au-delà de sa beauté, le premier vers de "Larme" a été selon moi entièrement conçu pour dérouter le lecteur.
Autre raison, dans "Michel et Christine", l'idée d'une lecture avec une césure à la quatrième syllabe permet de relever un nouvel exemple d'allusion au "pensivement" de Banville :
"Chevauchant lentement leurs pâles coursiers !"
L'amorce de "Est-elle almée ?...." impose naturellement cette mesure : "Est-elle almée ?... aux premières heures bleues", etc.
Ce ne sont que trois indices et l'analyse doit se faire vers par vers, pour quatre poèmes.
Pour "La Rivière de Cassis", il y a un peu moins de vers à étudier à cause de l'alternance, mais j'observe là encore une coïncidence. Dans les deuxième et troisième strophes, l'alternance se fait avec un vers de sept syllabes. Nous sommes justement en train de nous demander si nos vers de onze syllabes n'ont pas un second hémistiche de sept syllabes.
Face à ces quatre indices, quelques poèmes de Verlaine faisant allusion à Rimbaud et surtout "Crimen amoris" sont en vers de onze syllabes, et "Crimen amoris" a précisément une césure après la quatrième syllabe.
Verlaine a très peu inventé de césures à de nouveaux emplacements dans ses poèmes, ce qui incite à considérer avec beaucoup d'attention l'originalité métrique de "Crimen amoris", ce serait un voile levé sur l'astuce rimbaldienne bien camouflée.
Je parlais de "lentement" dans "Michel et Christine". Nous savons que ce dernier poème réécrit des passages du poème "Malines" de Verlaine. Dans de telles conditions, je trouve remarquable que dans le recueil Invectives nous trouvions un poème intitulé "Hou ! Hou !" qui se moque de la Belgique en faisant référence à Malines, et en pratiquant très précisément un vers de onze syllabes avec une césure après la quatrième syllabe, et cela au service d'enjambements de mots dont on ne saurait nier la malice :

Swells de Brussels et gratin de la Campine,
Malins de Malines, élégants de Gand,
A linos, Orpheus, et leur race divine
Jetez le caleçon, relevez leur gant.
[....]
Je ne lis pas ces vers n'importe comment, je vois une césure après la quatrième syllabe, et j'identifie ainsi un jeu sur Mal au second vers : "Malins de Mal", un détachement de la syllabe aurifère "Or" au troisième vers et un glissement sur "cal-eçon" sur le principe de "pensivement". Le début de la seconde strophe confirme que la mesure est celle que je prétends : "Mais, las ! j'oublie,..." "En même temps..." "Pour la couleur...." avec seule difficulté : "Et votre Ru-bens marche mal votre égal."
Or, dans le recueil Epigrammes, le poème XIII qui repose sur une alternance entre deux vers : un vers de onze syllabes et un vers de huit syllabes, il me semble identifier nettement la mesure de "Crimen amoris" et les thèmes des "Phrases" de Rimbaud dans les Illuminations.

Quand nous irons, si je dois encor la voir,
    Dans l'obscurité du bois noir,

Quand nous serons ivres d'air et de lumière
    Au bord de la claire rivière,

Quand nous serons d'un moment dépaysés,
    De ce Paris aux coeurs brisés,

Et si la bonté lente de la nature
    Nous berce d'un rêve qui dure,

Alors, allons dormir du dernier sommeil !
     Dieu se chargera du réveil.


La césure ne peut être discutée que pour un seul vers, le mot "bonté" est coupé à la césure, mais quand on a relevé ce qu'il en était pour "Malines" dans "Hou ! Hou !", nous sommes déjà moins disposés à nous en offusquer.
Le poème reprend une amorce bien connue des "Phrases" de Rimbaud semble-t-il : "Quand le monde sera réduit....", "Quand nous sommes très forts...." Le futur est important dans cette prose de Rimbaud : "sera réduit", "je vous étoufferai", "je ne pourrai jamais". Il est question d'une réduction à "un seul bois noir" également. Rimbaud en prendrait-il pour son compte dans cette treizième épigramme ? Il est question de choses très rimbaldiennes : "ivres d'air et de lumière", "bonté lente de la nature" "rêve qui dure", "dormir du dernier sommeil", voire "dépaysés / de ce Paris". Et la pointe finale est forcément adressée à un athée : "Dieu se chargera du réveil."

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