samedi 16 septembre 2017

"La charité est cette clef. - Cette inspiration prouve que j'ai rêvé !"

Le livre Une saison en enfer s'ouvre par une prose liminaire simplement précédée de cinq astérisques. L'appellation "prose liminaire" a l'intérêt de la neutralité, nous pourrions éventuellement retenir le terme d'envoi. Il s'agit bien évidemment d'une sorte de prologue ou de préface, à ceci près que nous sommes déjà plongés dans l’œuvre elle-même. C'est d'ailleurs ce caractère fictif du récit d'ouverture qui nous incite à ne pas retenir les appellations d'envoi, d'avant-propos ou d' avertissement.
Malgré la justesse de certaines transpositions biographiques que la section "Alchimie du verbe" légitime clairement, nous n'identifions pas le "dernier couac" au coup de feu bruxellois.
Nous avons vu dans un précédent article "Pour en finir avec les difficultés de lecture de la prose liminaire d'Une saison en enfer" qu'une originalité de notre approche consistait à ne pas considérer le festin comme un moment vécu de la jeunesse du personnage qui va raconter sa "saison en enfer". Nous avons d'emblée défini ce "festin" comme un marqueur culturel de l'élection chrétienne imposée par le baptême et l'endoctrinement dans une Histoire. Nous faisons dès lors voler en éclats bien des supposées difficultés du texte. Et nous avons établi la justesse de notre lecture par un rapprochement avec tout un passage de "Mauvais sang", où nous avons montré que, explicitement, Rimbaud associait le "souvenir" à des projections inculquées par la religion, la culture, les livres d'Histoire, etc. Quand Rimbaud dit : "j'aurais fait, manant, le voyage de terre sainte", nous voyons bien que le souvenir est en réalité une construction d'une identité culturelle, et le conditionnel ("j'aurais fait") correspond exactement à la restriction de la subordonnée : "si je me souviens bien". Une telle mise au point manquait visiblement à toutes les études antérieures.
Nous avons ensuite travaillé à débarrasser la lecture d'Une saison en enfer d'un rapprochement trompeur de la "Beauté" "injuriée" avec les allégories, d'ailleurs contrastées, de la "Beauté" dans Les Fleurs du Mal de Baudelaire. Ce rapprochement apparaît dans des travaux critiques à thèses assez farfelues de Mario Richter (combat moniste contre le dualisme) ou Christian Moncel (filiation baudelairienne stricte), mais aussi dans divers travaux critiques rimbaldiens. Dans Une saison en enfer, la Beauté allégorique n'est pas satanique, elle est clairement liée à la chrétienté, à la bonté et à la justice. La réflexion doit se situer sur le plan d'une équation quelque peu platonicienne reprise à son profit par la chrétienté, c'est l'équation du vrai, du bien et du beau. Rimbaud remet explicitement en cause cette équation dans "Matinée d'ivresse", comme dans cette prose liminaire d'Une saison en enfer. Il s'agit d'une seconde mise au point capitale, même s'il demeure étrange de devoir établir par des preuves et démonstrations ce que Rimbaud a écrit en toutes lettres dans son récit.
Avec ces deux mises au point, la compréhension des sept premiers alinéas de l'envoi de la Saison cesse véritablement de poser problème, à ceci près que nous nous réservons de revenir ultérieurement sur le fait de ruser avec la folie "Et j'ai joué de bons tours à la folie" et sur l'idée d'un "printemps" qui apporte "l'affreux rire de l'idiot".
Sur ces sept premiers alinéas, je voudrais toutefois souligner encore deux points. Un des points à ne pas négliger, c'est que le poète cherchait la mort, ce qu'explicitent certaines mentions : "pour, en périssant," "pour m'étouffer". Je me doute bien que le sens littéral de ces expressions n'a échappé à personne, mais il convient de les maintenir à l'esprit, de leur porter une certaine attention. Dans les sections suivantes d'Une saison en enfer qui correspondent donc aux "quelques hideux feuillets" détachés d'un "carnet de damné", nous allons retrouver ces tentations de la mort, mais aussi le reproche de "manquer du courage d'aimer la mort". L'autre point sur lequel il convient d'insister, c'est l'adresse aux sorcières qui sont donc des allégories de la misère et de la haine. Le poète leur a "confié" son "trésor". Le trésor à faire fructifier est remis dans les mains de la misère et de la haine. Nous ne voulons pas anticiper sur l'étude de la suite du texte, mais cette "haine" et cette recherche de la "misère" sont sans aucun doute quelque peu l'expression de la "sottise" que va cerner le poète au début du texte "L'Impossible". Il est clair, dans notre prose liminaire, que la dynamique de "haine" est liée à une recherche du trépas : "J'ai appelé les bourreaux pour, en périssant, mordre la crosse de leurs fusils." Dans l'ultime section "Adieu", les lignes de la misère et de la haine ne se sont pas inversées, il n'y a pas eu de retour au festin "où s'ouvraient tous les cœurs". Expliquons ce point. Si tous les cœurs s'ouvrent lors de ce festin, il faut nécessairement qu'en réintégrant les agapes le poète ouvre lui-même son cœur. Notons que sous forme de persiflage, l'association "trésor" et ouverture du cœur aux autres est mobilisée dans "Nuit de l'enfer" à l'aide d'une répétition du même verbe, en l'espace de deux paragraphes : "je ne voudrais pas répandre mon trésor", "qu'on répande pour vous son cœur". Or, dans "L'Impossible", nous avons droit à une dérobade étonnante. Le poète vient d'avouer qu'il se rend compte enfin de sa "sottise", mais loin de nous expliquer ce qu'il a compris, il fait un virage à 180 degrés pour nous dire qu'il a eu raison dans sa fuite : "J'ai eu raison dans tous mes dédains : puisque je m'évade." Et, en nous abstenant de trop de développements pour l'instant, remarquons bien que dans le dernier alinéa du livre, à la fin de "Adieu", le poète qui venait de se plaindre de ne pas avoir trouvé "de main amie" se ravise et prétend "rire des vieilles amours mensongères, et frapper de honte ces couples menteurs". En clair, le poète ne va pas remettre en cause son évasion, son refus du festin, de l'amère "Beauté", de la justice, etc. Le livre se clôt par un rire contre des "couples menteurs" qui sont ceux précisément du "festin ancien".
Ainsi, il convient de se méfier des conclusions hâtives. Rimbaud ne vas pas exactement dépasser dans Une saison en enfer son abandon à la haine et à la misère, mais il va du moins renoncer à la dynamique mortifère d'un tel abandon. Si nous n'acceptons pas cette nuance, le sens du livre Une saison en enfer va forcément nous échapper, parce que le poète ne renonce pas à son évasion, à son combat contre la "Beauté" et la "justice". En revanche, il faut bien observer que le terme "sorcières" implique un ensorcellement. Ce que va véritablement se reprocher le poète, c'est de vivre une haine comme une ivresse, ce qui n'impliquera pas pour autant un retour au point initial du "festin où s'ouvraient tous les cœurs". Pour sortir de l'enfer, il ne s'agit pas de revenir aux valeurs supposées du paradis : le poète choisit une troisième voie, repenser son évasion pour qu'elle ne soit plus une impasse et un échec.
Maintenant, il est temps de nous pencher sur les quatre derniers alinéas de la prose liminaire.
Le poète fait état d'un revirement récent. Inquiet à l'idée de mourir ("le dernier couac"); il a voulu s'en garantir et s'est demandé si le "festin ancien" ne pourrait pas lui convenir à nouveau. Mais une soudaine prise de conscience que cet état édénique était solidaire d'une pratique de la charité, vertu théologale, fait que le poète a renouvelé son refus. Et la fin de "Adieu" confirme ce rejet comme définitif : "Un bel avantage, c'est que je puis rire des vieilles amours mensongères, et frapper de honte ces couples menteurs [...]" L'immédiateté de la réaction est rendue par la concision d'un alinéa qui fait se télescoper deux constats successifs : "La charité est cette clef. - Cette inspiration prouve que j'ai rêvé !"
Cette inspiration est supposée divine. C'est bien entendu Dieu, ou pour s'inscrire dans un régime athée justifiant l'absence de l'adjectif "divine" justement dans le texte, l'acculturation chrétienne qui s'est imposée au poète. Il est alors très clair que ce que le poète a rêvé, c'est son souvenir du "festin ancien". Il n'a jamais connu la "charité" et le soupçon est même jeté sur les autres convives, ce que confirme là encore la fin de "Adieu" que nous devons citer à nouveau : "[...] je puis rire des vieilles amours mensongères, et frapper de honte ces couples menteurs [...]" Le rêve est du côté du mensonge et le poète lui veut "posséder la vérité dans une âme et un corps", ce qui veut dire que la phrase finale parodie ou plagie une formulation chrétienne, avec par-dessus un léger rappel  antique de l'esprit sain dans un corps sain, en fixant une exigence de vérité pour laquelle les tenants de la "charité" auraient failli.
Pour ce qui est des huitième et neuvième alinéas, la prose liminaire d'Une saison en enfer ne semble poser aucun problème de lecture. Et pourtant, en 1987, Pierre Brunel a proposé une lecture assez étonnante selon laquelle c'était "Satan" lui-même qui avait suggéré au poète que "la charité" était "la clef" d'un accès au "festin ancien". L'erreur vient de l'enchaînement rapide des alinéas, et il convient donc de les citer pour prendre la mesure du problème :

   [...]
   Or, tout dernièrement m'étant trouvé sur le point de faire le dernier couac ! j'ai songé à rechercher la clef du festin ancien, où je reprendrais peut-être appétit.
   La charité est cette clef. - Cette inspiration prouve que j'ai rêvé !
   "Tu resteras hyène, etc...", se récrie le démon qui me couronna de si aimables pavots. "Gagne la mort avec tous tes appétits, et ton égoïsme et tous les péchés capitaux."
   Ah ! j'en ai trop pris : - Mais, cher Satan, je vous en conjure, une prunelle moins irritée ! et en attendant les quelques petites lâchetés en retard !, vous qui aimez dans l'écrivain l'absence des facultés descriptives ou instructives, je vous détache ces quelques hideux feuillets de mon carnet de damné.
Nous pouvons réécrire comme suit la succession des phrases : Ayant récemment considéré que j'allais commettre la dernière fausse note fatale à mon existence, j'ai réagi en cherchant à renouer avec ce bonheur initial dont je croyais avoir un souvenir. Mais je me suis alors soudainement rendu compte que ce bonheur et cette concorde ne sauraient être que l'expression d'une pratique de la charité. La charité m'étant inconnue, une impression nouvelle s'établit dans mon esprit : je n'ai jamais connu ce festin, cela n'a jamais été qu'un rêve, une chimère dans mon esprit. Satan se récrie.
Ces réécritures sont volontairement fondues en un seul paragraphe et nous les faisons cesser au moment de l'entrée en scène de Satan. Il faut bien mesurer que les raisons pour lesquelles Satan se récrie ne sont pas précisées. Naturellement, en 1987, Pierre Brunel a cherché à expliquer la réaction de Satan par des indices puisés dans ce qui précède; mais il s'est accordé une fenêtre trop étroite. Satan se serait récrié pour ce que venait tout juste de dire le poète. Et ce que venait d'exprimer celui-ci, c'était si pas un rejet direct de la charité, à tout le moins le refus de croire que la charité était la voie d'accès au bonheur dans la communauté humaine. Pour ceux qui n'ont pas pu lire l'édition critique difficile d'accès d'Une saison en enfer par Pierre Brunel chez José Corti en 1987, ils peuvent s'assurer que telle est la lecture du critique en se reportant à ses éditions des œuvres de Rimbaud au Livre de poche en 1999. Il existe dans la collection "Les Classiques de poche" une édition Une saison en enfer, Illuminations et autres textes (1873-1875), mais j'ai sous la main, en principe avec des annotations identiques de la part de Pierre Brunel, le volume de la collection "La Pochothèque" des Œuvres complètes d'Arthur Rimbaud. A la page 412 de ce volume, une note 7 est consacrée aux "aimables pavots" qui précise : "L'illusion de l' 'entreprise de charité'. Haine et charité, espoir et désespoir, ce sont toujours des inventions du démon." Le contresens est bien formulé en toutes lettres. La charité serait une suggestion maligne de Satan, alors qu'il s'agit pourtant d'une vertu théologale. Entre 1987 et 1999, un commentateur occasionnel de l’œuvre rimbaldienne avait pourtant réagi et déclaré absurde la thèse d'un Satan encourageant ses victimes à la charité chrétienne. Et pour surmonter cette contradiction insoutenable, Jean Molino a proposé une nouvelle lecture. Selon Molino, au plan de l'alinéa : "La charité est cette clef. - Cette inspiration prouve que j'ai rêvé !", la deuxième phrase n'est pas une réaction hostile à la première. Au contraire, nous aurions affaire à un discours constructif. Si la charité est la clef d'un retour au festin ancien, ç'a été un mauvais rêve que de d'injurier la Beauté, de m'armer contre la justice, de m'enfuir, de confier mon trésor aux deux sorcières misère et haine, de défier les bourreaux, etc. Et, enfin, comme le poète n'est pas très religieux, s'il recherche la charité, c'est que la charité n'est pas chrétienne dans son idée. L'analyse de Molino a le mérite de s'appuyer sur le rapprochement des "pavots" avec l'idée du rêve : "- Cette inspiration prouve que j'ai rêvé !" Mais, outre que cette lecture rend d'une maigreur insigne les enjeux du récit : "l'enfer, c'est que je me suis abandonné à un mauvais rêve", cette hypothèse de lecture est en contradiction flagrante avec l'emploi exprès de termes religieusement connotés, comme la tension entre deux vertus théologales "espérance" et charité" et la mention de "péchés capitaux", en contradiction encore avec le discours du poète tout au long de son récit qui prétend bien avoir eu raison dans ses dédains et s'être évadé, et elle ne rend même pas compte de l'idée d'une "victoire" "acquise", de l'accès à une vérité qui permet de se moquer des mensonges et fables des "vieilles amours" du "festin ancien", quand nous rencontrons des "bonshommes" "parasites de la propreté et de la santé de nos femmes", etc. Le poète ne dit pas avoir fait un mauvais rêve, mais dans "Matin" il invite les non élus à ne pas maudire la vie : "Esclaves, ne maudissons pas la vie."
L'erreur d'interprétation de Jean Molino est tout aussi prononcée que celle de Pierre Brunel. Dans le cas de l'analyse de Pierre Brunel, nous avons parlé d'une fenêtre trop étroite. Satan ne s'est pas récrié parce que le poète rejetait la charité dans la phrase précédente. Satan s'est récrié parce que le poète a cherché à échapper au trépas. Nous sommes bien d'accord que c'est pour éviter la mort que le poète s'est retrouvé invité à pratiquer la charité. Le poète refuse cette idée, mais quand Satan se récrie, il ne dit pas "recherche la charité"', mais bien, et je fais exprès de ne garder que les extrémités du propos qui lui est attribué : "Gagne la mort avec [....] tous les péchés capitaux."
Il aurait dû être clair et pour Pierre Brunel et pour Jean Molino que Satan répliquait par "Gagne la mort" au refus du "dernier couac" et par la mention des "péchés capitaux" à l'adversité d'une "charité" opposée et forcément employée dans son sens spécifiquement chrétien. Pour le confort de lecture, Rimbaud aurait pu écrire "Mais sans s'arrêter à mon refus de la charité, Satan se récrie [....]", ce qui nous aurait épargné des lectures contradictoires insoutenables.
En cherchant à rétablir une cohérence, Jean Molino a lui aussi été victime de l'enchaînement rapide des phrases. Pierre Brunel avait développé la signification des récriminations de Satan à partir d'un retour sur la phrase immédiatement précédente : "Cette inspiration prouve que j'ai rêvé !" Jean Molino a conservé cette idée, mais il a engagé un sens différent pour l'expression "Cette inspiration prouve que j'ai rêvé !", au lieu de comprendre qu'il fallait pointer une autre phrase pour expliquer la colère de Satan. Mais l'erreur s'est fondée sur l'idée qu'il n'était question que d'un seul rêve dans la prose liminaire. Conscient que les "pavots" sont des plantes aux propriétés somnifères qui peuvent être employées aussi comme drogue, Molino a cru saisir un lien entre le refus d'une nouvelle prise de la substance maléfique des pavots et le sentiment d'avoir rêvé. En réalité, le texte suppose deux rêves distincts. Le "festin" de "Jadis" n'était pas distinctement perçu comme un authentique souvenir. Autrement dit, ce souvenir peut n'être qu'un rêve. Et c'est bien la révélation de la "charité" comme "clef" d'accès à ce "festin ancien" qui amène le poète à récuser l'idée du souvenir initial. Le "si je me souviens bien" est bien évidemment un point d'ironie dans le texte, car le poète n'est même pas dans l'hésitation sur le statut de ce festin au début du premier alinéa. Les "aimables pavots" suggèrent bien à leur tour l'idée d'un rêve suborneur, mais il s'agit cette fois de l'illusion satanique renvoyée dos à dos avec l'illusion chrétienne. Et effectivement, le poète parlera de sa chute et de son sommeil dans la suite d'Une saison en enfer. Mais il n'est pas question que d'une seule illusion satanique pour sortir de l'enfer. Entre "charité" et "péchés capitaux", le poète est en quête d'une troisième voie qui délivrera seule une vérité.
C'est la dualité du rêve qui explique donc l'erreur de lecture de Jean Molino. En-dehors de nos propres travaux, nous ne connaissons pourtant aucune mise au point sur le conflit des lectures contradictoires de Pierre Brunel et Jean Molino. Ces lectures sont plusieurs fois citées, mais jamais pour être dépassées dans les commentaires d'Une saison en enfer. Comment prétendre dominer la compréhension du livre Une saison en enfer sans se préoccuper de contresens présents dans des écrits considérés comme de référence au sujet d'Une saison en enfer ?
Enfin, l'expression "Gagne la mort" mérite que nous nous y penchions de plus près pour conclure avec précision notre mise au point. Gagner s'oppsoe à perdre et la mort s'oppose à la vie. Gagner la mort signifie "perdre la vie" dans le langage trompeur de Satan. Cette injonction n'est pas anodine, puisque le poète réplique "Ah ! j'en ai trop pris". C'est ce danger de la mort qui fait que le poète considère que ses actions sont allées trop loin et qu'il est temps de songer à tempérer sa haine. La vocation satanique se jouera désormais sur un mode mineur dont atteste le titre badin du livre Une saison en enfer qui nie l'éternité de la damnation et a des airs de simple mauvais séjour, dont atteste encore le ton sur lequel répond le poète à son maître : "une prunelle moins irritée". Nous avons bien affaire à une espèce de préface, à une ouverture qui annonce les grandes lignes du récit. Le poète ne va cesser de rappeler l'importance de ce motif. Dans "Mauvais sang", nous avons le poète qui se reproche du manque de courage d'aimer la mort, mais dans les dernières sections l'appel à la vie se fait manifeste avec des considérations placées de préférence à la fin des sections "L'Eclair", "Matin" et "Adieu" : "à présent je me révolte contre la mort", "l'éternité serait-elle pas perdue pour nous !", "Esclaves, ne maudissons pas la vie[,]" "la chairté serait-elle sœur de la mort, pour moi ?" Et cela s'accompagne d'un rejet explicite d'une sorcière au moins : "J'exècre la misère." Certaines subtilités retorses ne sont pas à négliger, tout n'est pas à prendre au premier degré dans les dernières sections, mais les thèmes sont clairement posés. Le poète veut pouvoir refuser la charité sans sacrifier sa vie à la haine et à la misère.
Au sujet de l'injonction "Gagne la mort", les commentateurs semblent se contenter d'une glose qui n'en est pas vraiment une : "Gagne la mort", cela veut dire "approche de la mort" ou "va jusqu'à la mort", discours explicatif par Pierre Brunel et repris, par exemple, par Alain Bardel dans le commentaire et les notes qu'il consacre à la prose liminaire sur son site internet "Arthur Rimbaud, le poète". Alain Bardel connaissait très bien ce que nous disions du texte liminaire en 2004. Nous prétendons que ce qu'il a écrit s'est en partie inspiré des échanges que nous avons eus avec lui sur le forum de l'ancien site rimbaldien "mag4.net". Nous lui avions parlé des lectures contradictoires de Pierre Brunel et Jean Molino sur ce forum, et nous voyons qu'il en rend compte sur la page des "Interprétations" consacrées au "Prologue d'Une saison en enfer" à l'entrée "de si aimables pavots". Sur cette même page, nous sommes nous-même accessoirement cité au sujet des "lâchetés en retard" avec un renvoi à notre article de 2004 sur "Les Poèmes de bilan : Vies, Guerre et Une saison en enfer". En revanche, dans la "Bibliographie" en bas de page, les références de notre article ne sont pas reconduites, preuve que notre lecture n'est pas considérée comme primordiale.


La question est la suivante : Alain Bardel ne balaie-t-il pas bien hâtivement une élucidation capitale au sujet de la prose liminaire d'Une saison en enfer ? Dans un volume de préparation aux concours de l'Agrégation en Lettres modernes et classiques, Rimbaud, Poésies, Une saison en enfer dans la collection Clefs concours Atlande, lorsqu'Arthur Rimbaud était au programme pour l'année 2010, Steve Murphy écrivait ceci : "Une saison en enfer a suscité, depuis 1987, une série de travaux de première importance, en particulier l'édition critique de Pierre Brunel, les thèses de Danielle Bandelier, Yoshikazu Nakaji et Yann Frémy (v. Bibliographie)." Récemment, plusieurs ouvrages collectifs consacrés tout ou partie à Une saison en enfer ont été publiés. J'ai participé à deux de ces ouvrages, et j'ai remis en avant ma lecture du texte liminaire. Aucune réaction à mon analyse n'a été enregistrée à ce jour. Aucune ! De manière fort étrange, beaucoup d'études ont été consacrées à la prose liminaire d'Une saison en enfer qui ont redit à peu près ce que je disais en 2004 et 2009, mais pas avec le même degré de mise au point sur les erreurs de lecture des critiques Pierre Brunel et Jean Molino, ni de mise au point sur le sens très profond de l'injonction "Gagne la mort", ni sur le faux plan du souvenir au sujet du "festin", ni sur la signification non baudelairienne de la "Beauté".
Dans le volume même où nous avons donné une lecture de la prose liminaire, juste avant notre article d'ailleurs, Yoshikazu Nakaji a publié une approche thématique intitulée "La 'charité' dans Une saison en enfer" ("Je m'évade ! Je m'explique." Résistances d'Une saison en enfer, études réunies par Yann Frémy, Classiques Garnier, 2009, p.145-158). Yoshikazu Nakaji avait publié chez l'éditeur José Corti en 1989 le texte de sa thèse soutenue en 1985 Combat spirituel ou immense dérision ? Il avait alors donné des quatre derniers alinéas d'Une saison en enfer une lecture plus proche de la nôtre, et, pour cause, il n'avait encore subi ni l'influence de l'édition critique de Pierre Brunel publiée en 1987, ni celle de l'article encore à venir de Jean Molino d'un volume collectif paru en 1994. En 2009, Nakaji rend compte des lectures de Pierre Brunel et Jean Molino, il faut citer ici tout un passage des pages 146-147 :
   Dans son édition critique d'Une saison en enfer, Pierre Brunel consacre un chapitre de sa notice au "livre de la charité et de la mort". Selon lui, "toutes les occurrences de la charité sont négatives dans Une saison en enfer. Le livre est pris entre ces deux propositions : l'impossibilité de (re)devenir charitable pour celui qui est 'hyène' irrévocablement ; la réduction de la dernière charité au nivellement de la mort". La seconde phrase me paraît tout à fait pertinente, mais la première proposition serait à nuancer. Car, comme en témoignent les exemples cités plus loin, si la charité est traitée comme une morale inopérante, sa négativité n'est pas forcément immanente : c'est son caractère inaccessible qui pousse le locuteur à sa condamnation, impossibilité de plus en plus indubitable pour lui de l'incarner comme bénéficiaire et donateur. Une saison en enfer est le processus même où se révèle cette double impossibilité - c'est ce que dit le titre du sixième récit - qui finit par l'orienter dans une autre direction que celle qu'il envisageait au début de sa tentative de retour.
    A l'opposé, Jean Molino voit dans la charité rimbaldienne une notion non seulement positive et directrice mais quasi générique (elle évolue dans un champ sémantique général réservé à tout un groupe de mots comme amitié, amour, bonté, tendresse, voire haine ou jalousie) et complexe (elle remplace des "termes trop nets, trop usés, incapables d'exprimer la complexité des sentiments"). Il souligne, comme tous les exégètes d'ailleurs, l'acception originelle du mot qui est religieuse : amour de Dieu avant d'être amour du prochain, double sens avec lequel Rimbaud joue en effet comme on le verra plus loin. Seulement, l'attitude du locuteur face à cette vertu ne reste pas identique : c'est parallèlement à sa modification que l’œuvre révèle son sens.
   [....]

Au-delà du fait que je ne partage pas cette lecture, les lecteurs les plus vigilants étant à même de constater des divergences avec ce que j'ai établi plus haut, Nakaji ne rappelle pas deux choses importantes : que Pierre Brunel attribue à Satan l'illusion de la charité, que Jean Molino réplique précisément à ce qu'il considère comme l'absurdité de l'interprétation propre à Pierre Brunel. Il me faudrait rendre compte de l'article dans son ensemble. Nous envisageons de rédiger une telle note critique, mais pour l'instant nous montrons du doigt à ceux qui veulent bien nous lire les problèmes assez importants de la critique rimbaldienne au sujet d'Une saison en enfer. Nous ne pouvons pas imposer à nos lecteurs de considérer que nous avons raison, mais force est d'admettre que nous posons clairement des problèmes d'élucidation du sens dont font fi l'ensemble des commentaires qui nous succèdent. Et nous citons les ouvrages les plus en vue, puisque dans l'ouvrage référencé plus haut, Steve Murphy écrit après avoir cité les livres essentiels sur Une saison en enfer que l'étudiant est invité à se reporter à un autre écrit récent de Nakaji en 2009-2010 pour avoir une "vision globale" d'Une saison en enfer : "Pour une vision globale, on référera en particulier au chapitre de Y. Nakaji dans Rimbaud, l'invisible et l'inouï, et aux articles du volume Lectures des Poésies et d'Une saison en enfer de Rimbaud."
Enfin, en 2013, Michel Murat a livré une "Nouvelle édition revue et augmentée" de son ouvrage de 2003 L'Art de Rimbaud. Une sous-partie est consacrée encore une fois à une approche ligne par ligne des alinéas qui nous préoccupent, avec des conclusions proches de celles que nous avons déjà publiées, mais une petite marge divergente est à signaler. Michel Murat vient de citer la première de nos deux études sur la Saison parues en 2009, mais pour la récuser sur un tout autre sujet, à tort qui plus est, à la page 406. Citons maintenant le commentaire qu'il propose à partir de la page 407 :

   La charité a été introduite dans le récit par une double anaphore : "La charité est cette clef. - Cette inspiration prouve que j'ai rêvé !" La première intègre à une assertion de valeur générale les données du récit, remontant de "la clef du festin ancien" à "ma vie était un festin". La seconde reprend l'ensemble de la proposition précédente : l'assertion est qualifiée  d' "inspiration", c'est-à-dire attribuée à une instance extérieure. Les deux propositions sont à la fois liées entre elles par l'anaphore et le cadrage du paragraphe, et séparées par le tiret qui les place sur deux plans différents. La seconde constitue une sorte de "facule" autonome, un commentaire instantané qui revient sur la proposition précédente, et l'interprète avec une précipitation qui révèle l'intensité des affects. Mais dans quel sens [Ici une note 10 qui renvoie aux références de l'article de Jean Molino] ? On peut y voir un démenti, une manière contournée de dire : "quelle idée stupide !" Le sujet se récrierait devant cette assimilation du festin à l'ordre chrétien de l'amour du prochain. Cette idée est cohérente avec le propos d'ensemble de la Saison, qui s'efforce à un dépassement de la charité ; elle est compatible avec le mot d'inspiration : ce serait, comme dans Nuit de l'enfer, une des "erreurs qu'on me souffle". Mais la lettre du texte résiste à cette interprétation : "rêver" n'équivaut pas à "se tromper". Dans le contexte immédiat, la mention des "pavots" du sommeil donne à l'idée du rêve une consistance qu'on ne peut effacer ; elle consonne avec le mot de "cauchemar", avec la poursuite des "rêves les plus tristes", avec la croyance que "des morts rêvent mal", et bien d'autres détails qui projettent sur l'ensemble de la Saison une atmosphère de mauvais songe dont le sujet voudrait, et croirait ici se réveiller. Les réflexions angoissées sur le sommeil de l'esprit, à la fin de L'Impossible, correspondent exactement à la situation évoquée dans le prologue : "S'il [mon esprit] avait été éveillé jusqu'à ce moment-ci, c'est que je n'aurais pas cécdé aux instincts délétères, à une époque immémoriale !...." Le sommeil de l'esprit prouve l'abandon aux "instincts délétères", source des "péchés capitaux", et l'époque "immémoriale" est évidemment celle du festin. Cette interprétation aussi est plausible, et n'est pas moins pertinente dans le contexte global du livre. Il est impossible de trancher. Sur le mot de charité, le texte laisse peser une équivoque lourde de sens.

La citation de ce paragraphe suffira. Michel Murat qui vient de nous citer pour une autre raison à la page 406 n'oppose pas les lectures de Pierre Brunel à celle de Jean Molino, ni ne rappelle la réaction critique de Molino à l'égard de la thèse de lecture de Pierre Brunel, mais il oppose une lecture identique à la nôtre à une adaptation de celle de Molino. Nos lecteurs commencent, nous osons le croire, à l'importance du débat. Comme nous avons montré les erreurs de lectures de Pierre Brunel et Jean Molino, nous sommes en mesure de pointer du doigt l''erreur de lecture de Michel Murat dont nous ne saurions partager, même si nous étions à défaut de solution, une affirmation telle que celle-ci : "Il est impossible de trancher", ni l'idée d'une alternative posée par une "interprétation [non] moins pertinente". Malgré tout ce qu'on peut dire sur la polysémie, la double lecture n 'existe pas réellement, à l'exception des jeux où elle est un fait exprès. Un auteur ne peut avoir qu'une idée à la fois quand il énonce une phrase. La polysémie est plutôt un principe de superposition ou d'étagement de sens qui supposent une hiérarchie en termes d'importance. De toute façon, il serait question ici de deux lectures contradictoires. Entre l'une ou l'autre, il faut choisir sous peine de devoir avouer ne pas être en mesure de lire un texte, fût-ce sur le simple plan en surface de la compréhension littérale.
L'approche semble bonne d'étudier le contexte dans lequel s'inscrivent les énoncés, mais Murat reconduit l'idée de Molino d'associer les "pavots" somnifères à la subordonnée "que j'ai rêvé". Et son discours prend de la force, puisque, en effet, les pavots symbolisent l'illusion satanique, la chute et le sommeil du poète en enfer. Les citations probantes s'accumulent. Mais, comme nous l'avons montré plus haut, il faut considérer qu'il y a deux rêves dans la prose liminaire : un rêve du festin et un rêve satanique causé par l'absorption de pavots. Ce que la lecture de Murat manque, c'est la conséquence logique de la restriction initiale "si je me souviens" : un souvenir qui n'en est plus un est relégué parmi les rêves. Ensuite, Murat affirme un axiome censé être en mesure de récuser la lecture d'un rejet de la charité et de son festin : " 'rêver' n'équivaut pas à 'se tromper' ". Mais le problème est en réalité mal posé, la voix d'Une saison en enfer ne veut pas dire : "Cette inspiration prouve que j'ai eu tort de croire qu'il existait un festin ou de croire à un festin", ce qui imposerait d'écrire : "Cette inspiration prouve que je me suis trompé!", mais elle veut signifier : "Cette inspiration prouve donc que ce que je croyais un souvenir n'était qu'un rêve !" Et dans de telles conditions, Michel Murat n'a plus aucune raison légitime pour avancer que "la lettre du texte résiste à cette interprétation". Qui plus est, l'objection ne semble pas être prise vivement à cœur, puisqu'elle ne sert qu'à introduire une lecture alternative avant une conclusion normande ou mi-figue mi-raison selon laquelle rien n'autoriserait à trancher entre les deux interprétations contradictoires proposées. En revanche, dès le début de paragraphe suivant, Michel Murat développe à nouveau notre lecture en affirmant que là se trouve le bon sens : "Mais il est logique que dès le mot prononcé, le démon 'se récrie' devant le risque d'une conversion, et qu'il lui oppose l'égoïsme et 'tous les péchés capitaux'. [...]"
Le lecteur appréciera si en ce qui nous concerne nous avons ou non accompli le travail de confrontation jusqu'aux détails des lectures critiques de la prose liminaire et si nous n'avons pas solidement étayé les éclairages nouveaux que nous avons apportés sur ce début de l'unique livre dont Rimbaud a favorisé la mise sous presse de son vivant. Nous allons continuer de montrer en tous les cas dans de prochains articles que nous arrivons à donner l'apparence de lire avec autant de facilité les récits d'Une saison en enfer que les parodies de l'Album zutique.

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