lundi 18 septembre 2017

D'autres lectures du dit "Prologue" d'Une saison en enfer

Pour ceux qui veulent s'en tenir à la lecture de l'essentiel, ils peuvent consulter nos deux principaux articles sur Une saison en enfer, c'est de leur lecture qu'il tirera le plus grand profit. Voici les liens : "La charité est cette clef. - Cette inspiration prouve que j'ai rêvé !" et Mise à jour d'une trame parallèle entre une partie de "Mauvais sang" et "L'Impossible". Notre étude Pour lire noblement Une saison en enfer a également son importance.
Maintenant, nous publions d'autres articles pour bien montrer l'état de la question parmi les rimbaldiens sur Une saison en enfer, en commençant par la prose liminaire.
Dans le volume dirigé par Steve Murphy : Lectures des Poésies et d'Une saison en enfer de Rimbaud, nous rencontrons l'article suivant d'Alain Vaillant : "L'art de l'ellipse. Argumentation et implicite dans Une saison en enfer". L'article commence par une introduction sur l'idée d'un "Rimbaud, poète syntaxier", sans qu'il ne soit précisé que cette idée a déjà été exprimée par Michel Murat. Avec raison, l'auteur se moque quelque peu au départ de ceux qui 1) ne voient d'obscurités rimbaldiennes qu'au plan du mot et 2) trouvent cela le nectar d'une poésie qui libère le mot, "desserr[e] les liens logiques" en favorisant une expansion infinie de la signification. Puis, Alain Vaillant indique que les obscurités viennent aussi de la manière d'écrire de Rimbaud et plus précisément de "cet extraordinaire mélange de précision et de concision qui fait que les énoncés se succèdent en fonction d'impeccables lois de consécution sans que, pour autant, Rimbaud explicite plus qu'il ne juge nécessaire le lien argumentatif." Voilà une très bonne formulation de ce que nous pouvons être quelques-uns à penser. Et il continue de la sorte : "La vraie difficultés n'est pas de savoir ce que signifie l'énoncé A ou l'énoncé B, mais quand bien même on comprendrait séparément ce A ou ce B, quel rapport logique permet de passer de A à B et de quelles preuves on dispose pour convaincre (soi-même ou les autres) que le lien ténu que l'on a deviné est le bon." Jusque-là, on se dit qu'on va applaudir une grande étude rimbaldienne, sauf si, comme moi, vous avez déjà lu des articles de ce critique auparavant. Je reprends donc ma citation, là où je l'ai laissée, et on va voir qu'effectivement il y a de petits couacs : "Dans le discours courant, les phénomènes de redondance dissipent le plus souvent ces moments d'hésitation : ce qu'on n'a pas compris sur l'instant, on est à peu près sûr de le voir revenir, sous une forme plus claire, un peu plus tard. Au contraire, non seulement Rimbaud se répète rarement, mais il ne cesse de changer de cap, de passer d'un argument à l'autre, de s'engouffrer dans un chemin de trraverse [...]". Cela continue d'être intéressant, mais l'analyse pour le discours courant est insuffisante. Autant que les reprises, redondances, il faut souligner que, quand nous échangeons, si nous ne comprenons pas une phrase de notre interlocuteur, nous adoptons une lecture en fonction du contexte, de ce que nous savons de cette personne, en fonction du sujet de la conversation. Il s'agit d'un principe d'inférence qui fait se rencontrer le souci de la pertinence et l'idée du moindre effort de la réflexion puisqu'il faut très vite redonner toute son attention à la suite du discours. Ensuite, il est faux de dire que Rimbaud ne se répète pas. Que du contraire, c'est un point d'appui inespéré du critique pour élucider les énigmes rimbaldiennes. Et, sans surprise, Alain Vaillant va souligner que Rimbaud procède visiblement par ellipses, ce qui a été formulé tout de même depuis longtemps, et que c'est là que réside le principal nœud de la difficulté à interpréter ce qu'il dit. Et voilà que Alain Vaillant cite précisément les quatre alinéas de la prose liminaire d'Une saison en enfer pour illustrer le phénomène. En 2004 et 2009, dans des articles sur papier dans des ouvrages rimbaldiens de référence, j'ai cherché à attirer l'attention sur ces quatre alinéas et sur les problèmes posés par les lectures contradictoires de Pierre Brunel et Jean Molino, je l'ai fait aussi à plusieurs reprises sur le net, et cela depuis des années. Ce problème est pourtant traité par-dessus la jambe par Alain Bardel sur son site, lequel prétend pourtant rendre scrupuleusement compte des études rimbaldiennes, cela est traité en biais par Nakaji, Murat et d'autres, mais, au moins, il est vrai que j'ai de fortes raisons de penser qu'il m'a lu plus d'une fois, Alain Vaillant formule à son tour que c'est important et que ce passage peut avoir une grande valeur illustrative. Mais ne nous réjouissons pas trop vite. Avant de citer le texte, Vaillant parle d'un "exemple relativement simple" qui "permettra de comprendre le fonctionnement concret de l'ellipse rimbaldienne".

   Or, tout dernièrement m'étant trouvé sur le point de faire le dernier couac ! j'ai songé à rechercher la clef du festin ancien, où je reprendrais peut-être appétit.
   La charité est cette clef. - Cette inspiration prouve que j'ai rêvé !
   "Tu resteras hyène, etc.", se récrie le démon qui me couronna de si aimables pavots. "Gagne la mort avec tous tes appétits, et ton égoïsme et tous les péchés capitaux."
   Ah ! j'en ai trop pris : - Mais, cher Satan, je vous en conjure, une prunelle moins irritée ! et en attendant les quelques petites lâchetés en retard, vous qui aimez dans l'écrivain l'absence des facultés descriptives ou instructives, je vous détache ces quelques hideux feuillets de mon carnet de damné.

En réalité, Alain Vaillant déplace l'interrogation d'une difficulté à une autre. Il ne peut ignorer le "débat" Brunel-Molino, un indice c'est que précisément il ne les cite pas dirais-je, mais il bascule sur la prise en considération d'un autre élément réputé obscur : "La difficulté réside évidemment ici dans le "Ah ! j'en ai trop pris" : de quoi a-t-il trop pris ? quelles conséquences entraîne cet excès ?" Il met en-dehors de la difficulté d'interprétation les trois alinéas qui, même si on me laisse sur le côté, concernent forcément les études rimbaldiennes à cause de l'article de Jean Molino ! Et, avant d'en venir au traitement de la difficulté qu'il privilégie, Vaillant nous impose tout de même une lecture supposée aller de soi des trois alinéas : "Or, si l'on suit la logique impeccable de ce récit il est vrai extraordinairement condensé, on vérifie sans peine qu'elle ne laisse subsister aucune obscurité. 'je' y avoue que, au terme de son expérimentation du malheur et de la folie, il a failli sombrer ("le dernier couac") et, un moment, il a eu le désir de revenir en arrière, de rechercher la clé de son bonheur perdu, lorsqu'il croyait encore à la 'charité' et à la religion. Mais il se rend bien vite compte que ce n'est qu'une illusion (ou un "rêv[e]"), et renonce aussitôt. C'est très logiquement un démon qui lui avait fait imaginer de si agréables hallucinations (qualifiées métonymiquement de "si aimables pavots"), puisque c'est la fonction traditionnelle du diable de tenter l'homme par des visions fallacieuses de bonheur : rien n'empêche d'imaginer ici que ce démon épris de religiosité soit Verlaine, mais l'allusion autobiographique ne change rien à l'enchaînement nécessaire des propositions."
Les bras nous en tombent ! Avec une telle analyse, on peut croire que Vaillant n'a jamais lu l'article de Molino, ce qui nous semble un peu gros pour un professeur dans une université parisienne. Néanmoins, nous pouvons tout aussi bien envisager qu'il n'a pas été pleinement convaincu par la réfutation de Molino. Vaillant serait d'accord avec Brunel pour dire que la "charité" était un leurre satanique. Ce qui va lui permettre de sauver cette interprétation, c'est de ramener la figure de "Satan" aux proportions d'un personnage tel que Verlaine, sorte de "démon" mais marqué d'élans vers la "religiosité". Quand on songe au bon début de l'article avec les citations que nous avons faites, il faut avouer que le résultat est assez comique. Plus sérieusement, nous constatons qu'il y a bien un blocage interprétatif pour de nombreux rimbaldiens qui consistent à rabattre d'une part le rêve sur les pavots de manière exclusive, au détriment de la subtile relation entre "si je me souviens" et "prouve que j'ai rêvé", et d'autre part la cause de la réaction de Satan sur le refus de la charité, au lieu de considérer le refus de la mort et l'opposition pourtant explicite des péchés capitaux à la vertu théologale qu'est la charité. Au passage, le poète n'a pas simplement pris conscience qu'il aurait pu y rester comme le dit Vaillant dans le commentaire que nous citons, puisque le poète avait déjà formulé son désir de mourir "pour, en périssant, mordre la crosse de leurs fusils". Rimbaud a refusé de passer à l'acte, il s'agit d'une forme d'insubordination vis-à-vis de Satan quand il se dérobe au "dernier couac". Il ne s'agit pas simplement d'une brusque révélation que sa conduite le met en danger, mais il s'agit d'une révolte contre la mort comme cela est dit en toutes lettres dans la section "L'Eclair" par exemple, comme cela est dit dans "Mauvais sang" quand il se reproche de "manquer du courage d'aimer la mort".
J'évite ici de rendre compte des autres remarques de Vaillant sur ce passage. Nous avons compris que sa lecture n'était pas recevable et qu'elle était de toute façon loin de faire consensus dans le champ des études rimbaldiennes. Remarquons seulement qu'il oppose en revanche la phrase "Ah ! j'en ai trop pris" à la "gorgée de poison" de "Nuit de l'enfer". Je répondrai à cela quand je traiterai du motif du "poison" dans "Nuit de l'enfer". L'article contient encore 14 pages, mais il est question du reste du livre Une saison en enfer.
Je voulais maintenant revenir sur la lecture de Christophe Bataillé qui parle aussi des "pavots" et du "rêve", c'était ma transition, mais je n'ai pas le volume Enigmes d'Une saison en enfer sous la main, il me reste à proposer une sorte de bonus, le compte rendu de l'article de Jean-Pierre Bertrand que je n'ai pas eu le courage de mener à son terme.

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Lectures des Poésies et d’Une saison en enfer de Rimbaud

« La Fabrique du sujet : Une lecture d’Une saison en enfer », Jean-Pierre Bertrand, pages 199-212.

Début étrange. La question pertinente « Quel est le sens de la Saison en enfer », qui est tirée d’une anecdote concernant la mère de Rimbaud qui interrogeait son écrivain de fils, est escamotée d’emblée : le critique n’a pas la clef d’interprétation du livre et il ose penser que si une telle clef existait le livre ne vaudrait pas la peine d’être lu. Et pour ceux qui voudraient soutenir une position nuancée sur une création artistique qui contient toujours de quoi relancer la pensée, qu’ils ne s’y trompent pas : Jean-Pierre Bertrand prétend qu’il n’y a pas nécessairement de « vouloir dire » dans ce récit, ce que je traduis par l’auteur n’a pas eu la volonté de dire quelque chose. Pour plagier les propos tenus, Rimbaud a pris la parole, puis l’a laissée. Si tout cela peut avoir un sens cohérent, nous dit le critique, « [i]l n’est pas sûr toutefois que Rimbaud lui-même ait eu connaissance du chiffre de son texte. » Toutefois, celui-ci répondrait à un ordonnancement scrupuleux de voix multiples qui fragmenteraient l’identité du sujet. L’ouvrage est perçu comme un recueil dont il va s’agir dans cette étude d’identifier le sujet, et en même temps les voix qui interfèrent. Le récit est considéré comme quelque peu autobiographique avec un développement qui va d’un début à une fin. Nous voilà superbement engagés dans une étude à mon sens absurde d’un « brouillage linguistique » d’une création considérée comme proprement informe. Vous ne comprenez rien : c’est normal, c’est absurde. Et même si cette étude n’est pas à se rouler par terre de rire, je peux vous assurer que je rends bien compte de son contenu. Tenez, une citation : « […] ce qui est certain c’est que la poésie, pour lui [id est Rimbaud], comme en témoignent les lettres dites du voyant, relève de l’invention d’un langage nouveau, rendu « informe » lorsqu’il s’agit de dire l’informe et qui cesse de reposer – le motif est d’époque – sur un consensus communicationnel. » L’expression « consensus communicationnel » est bien vague, il y a bien des consensus communicationnels qui peuvent être refusés par l’une ou l’autre personne. L’auteur a ainsi l’air de parler d’un document écrit qui spécifie toutes les règles qui font consensus quand les gens communiquent entre eux. La menace est mise dans l’espèce de parenthèse : « le motif est d’époque ». Si nous ne sommes pas au courant, c’est que nous devons être ignares. Plus clairement, la nouveauté de la poésie de Rimbaud ne serait pas tant dans le fait que le discours soit opaque que du fait qu’il soit lesté d’un « dispositif référentiel » permettant aux lecteurs de s’y retrouver. Puis, plus obscurément, le critique affirme que, Rimbaud déconstruisant sa matière, il ne faut pas s’attendre à retrouver quelque chose de construit. Ceci dit, le désordre va être analysé malgré tout comme une « machinerie poétique », ce qui sent quelque peu le relent de discours structuraliste. Toutes ces idées sont développées dans un même paragraphe par Jean-Pierre Bertrand, il y a donc le présupposé que toutes ces idées sont homogènes et se situent sur un même plan, ce qui n’est pas du tout ma conviction personnelle. Pire encore, Bertrand nous impose le précepte suivant : « Moins ça fait sens et plus c’est poétique. » C’est absurde, la poésie est un jeu avec le langage, donc la poésie a partie liée avec la production de sens. Là, le texte, se réclamant de Tzvetan Todorov, devient carrément absurde et il se fonde explicitement sur une contradiction dans les termes. Considérant qu’il ne comprend pas plus qu’un autre lecteur le sens de ce qu’il lit quand il est question d’une œuvre hermétique telle que la Saison, Bertrand va considérer que le poète ne veut pas se faire comprendre et que le travail de commentaire va consister à diagnostiquer les moments où nous pouvons nous accorder sur les significations et a contrario ceux où nous ne le pourrions plus. Ce serait un acte de dévaluation de l’emploi noble du langage, lequel est supposé « bourgeois » sans qu’on ne sache clairement pourquoi par Bertrand. Celui-ci va appliquer sa très étrange méthode de lecture à tout le début du livre, « du prologue à Nuit de l’enfer », puis il se penchera pour conclure sur « Alchimie du verbe ».
Cette étude est précédée par un commentaire du titre en regard de la mention finale : « Avril-août, 1873 ». J’essaie de ne garder de tout cela que ce qui est pertinent. Le mot « saison » n’a pas son sens strict, il peut connaître une extension au-delà des trois mois comme l’implique la mention « avril-août », il s’agirait plutôt d’une « métonymie de la vie, du moins [de] celle du locuteur », lequel fait un « bilan de toute son existence [qui se résume à] un enfer ». Le titre Une saison en enfer inscrit en la minorant « sur le mode badin » l’idée d’une expérience décevante liée à la « recherche d’un absolu », voire à une « quête spirituelle » selon certains indices (« découverte de la clarté divine »). Le récit étant de l’ordre de la fiction, le critique se méfie toutefois d’une projection bijective où à la vie maudite du héros de la saison correspondrait la vie de poète maudit de Rimbaud. En revanche, Bertrand reste accueillant au sujet des mentions de saisons dans le liminaire et dans la section finale « Adieu » du livre Une saison en enfer. Dans le liminaire, le « printemps a apporté l’affreux rire de l’idiot » au locuteur, et dans « Adieu », il est question de l’arrivée de l’automne et de la menace de l’hiver redouté par le poète. Cela peut laisser penser que symboliquement la « saison en enfer » se déroulerait plutôt l’été. Cependant, et là je reprends la parole au critique dont je rends compte, rappelons que la mention « printemps » vient à la suite d’une série d’événements dans la prose liminaire. On ne peut pas dire que Rimbaud ait parfait son texte pour imposer à sa saison une symbolique d’été.
Le texte d’ouverture, sans titre, est considéré comme un « envoi », sinon comme un « avertissement », par le critique. La dédicace à Satan impose un rapprochement avec l’Epigraphe pour un livre condamné de Baudelaire. L’image des « feuillets » détachés « d’un carnet » est à nouveau l’occasion de parler d’une « fragmentation volontaire ». Le problème, c’est que cette fragmentation ne suppose pas forcément l’absence de construction d’un discours ayant un sens bien articulé, d’autant que cette esthétique a des antécédents, et dans la littérature romantique, et dans la littérature épistolaire, pour ne citer que ce qui me vient spontanément à l’esprit. Bertrand fait une réflexion indue. Si Lamarck ou Poincaré avaient détaché des feuillets de leurs carnets pour les envoyer à l’imprimeur, faudrait-il comprendre que leur livre devait être un tissu mal ficelé d’idées scientifiques ? Bertrand fait une inférence qui ne s’impose pas quand il prétend que le contenu des feuillets va refléter l’éparpillement de feuillets désolidarisés d’un livre. Il peut à la limite insister sur « l’absence des facultés descriptives ou instructives », mais là encore ce ne serait qu’une qualité paradoxale d’écrivain, que cet écrivain compose sur des feuillets ou au fil de la plume dans un cahier bien ficelé. On se sert d’une image pour nous forcer à croire à la fragmentation du livre Une saison en enfer. Mais si on veut aller sur ce terrain-là, Les Contemplations sont tout autant fragmentaires. Or, on comprend que Bertrand veut faire de son principe une idée originale et novatrice de la part de Rimbaud. Je n’ai qu’une chose à dire : s’il veut réellement cela, il doit reprendre sa démonstration à zéro, car en l’état rien ne résiste à l’analyse et aux objections. Citons le commentaire : « L’acte même de ‘détach[er]’ des feuillets d’un ‘carnet de damné’ met face à face le locuteur et le lecteur, dans une confrontation qui déroge aux lois du genre : au lieu de l’exposé des raisons d’un dire, c’est une parole détachée qui se voit offerte, à qui saura la lire dans sa fragmentation volontaire. Sous les apparences du topos du manuscrit trouvé, cet envoi rend compte du dispositif livresque tout entier, en effet ensemble de ‘feuillets’ épars, détachés d’un ‘carnet’ ». S’il est indiscutable que le geste du poète est assez désinvolte, les affirmations de Bertrand sont contestables sur deux points. Premièrement, l’apparence du décousu, l’idée de donner l’impression d’avoir écrit spontanément au fil de la plume, est un topos romantique, une ruse même, puisque pour de nombreux auteurs les brouillons par exemple attesteront du travail de réécriture et d’organisation des idées. Deuxièmement, le locuteur ne dit même pas que les feuillets sont sans ordre. Nous pouvons très bien comprendre que ces feuillets ont un ordre logique, c’est d’ailleurs bien l’impression de tout lecteur qui lit dans l’ordre « Mauvais sang », « Nuit de l’enfer », les deux « Délires », « L’Impossible », « L’Eclair », « Matin » et « Adieu », sans parler des sections dans certains récits, sans oublier que les « Délires » sont clairement mis en ordre jusqu’à la présence des chiffres romains I et II.  Entre les disons « épisodes », nous constatons bien des progressions, dont celle-ci est une des plus parlantes : « Pourtant, aujourd’hui, je crois avoir fini la relation de mon enfer. » Bertrand lui-même a indiqué que le développement du récit allait bien d’un début à une fin. Alors pourquoi se contredire et parler de feuillets pêle-mêle ? Précisons que le poète ne dit pas que son récit n’est ni descriptif, ni instructif, il dit seulement que c’est un bon témoignage d’un écrivain peu doué pour la description et l’instruction. Ce genre de faculté semblerait lui manquer. Bref, nous ne pouvons pas souscrire au jugement de Bertrand qui dit, non seulement que cet ouvrage ne livrera pas son sens, ni son secret, mais que ces pages « n’ont rien d’instructif ». Par de petits décalages avec la lettre du discours du poète, nous passons à de véritables contresens. Le critique va dès lors malheureusement chercher à nous convaincre de ce qu’il croit une évidence, en martelant cela par diverses formules : relation « sur un mode inédit non instructif et non descriptif d’une expérience qui résulte aussi d’un trop-plein ». Je n’aurai qu’une question à formuler : qu’est-ce que c’est concrètement en poésie ou en littérature un « mode non instructif et non descriptif » ? Personnellement, je donne ma langue au chat.
Apprécions toutefois que Bertrand a su s’inscrire dans la continuité d’une bonne interprétation de l’alinéa : « La charité est cette clef ! – Cette inspiration prouve que j’ai rêvé ! » Le poète rejette bien l’idée que la « charité » soit la clef du festin ancien, et en partant d’une telle affirmation, le poète peut dire qu’il n’a jamais que rêvé le prétendu souvenir des agapes de jadis. Bertrand est ici en phase avec ma lecture, lecture qui était courante avec les interventions de Pierre Brunel et Jean Molino sur le sujet, à tel point que Yoshikazu Nakaji la soutenait dans son livre Combat spirituel ou immense dérision ? avant que ses articles plus récents ne se mettent sous l’influence des écrits de Brunel et Molino. Mais la lecture de Jean-Pierre Bertrand pose à nouveau problème quand il est affirmé hâtivement que dans la vie seul l’enfer existe finalement ou que « [l]’offrande à Satan » « s’apparente, sur le mode d’une défaite, à une rémission » paradoxale. Le critique traite sans recul de la posture du poète face à Satan, ce qui l’amène à un discours contradictoire avec l’idée d’une fin, d’une sortie de la saison infernale qui est posée explicitement dans le récit.
Si nous avons pu rendre compte des points qui ne nous satisfont pas jusqu’à présent dans l’approche de Bertrand, cela devient bien délicat dans la seconde moitié du dernier paragraphe consacré au commentaire de l’envoi d’Une saison en enfer. Tout d’un coup, le critique affirme brutalement la thèse de son article : « ce qui importe, c’est que le sujet-locuteur-narrateur trouve les moyens de libérer une parole dont il attend qu’elle recompose un semblant d’identité, fût-ce dans la dissémination. » Passons très vite sur le bloc « sujet-locuteur-narrateur ». La notion de sujet est impliquée tant par la notion de locuteur que par la notion de narrateur. Ensuite, le terme « narrateur » est réservé aux récits : narrer = raconter. Pour la poésie, on ne fait pas la différence entre auteur et narrateur, on peut dire « le poète » même s’il est perçu comme fictif. Dans le cas d’Une saison en enfer, une distinction considérée comme subtile veut que le « Je » ne raconte pas, mais parle. Du coup, certains commentaires préfèrent le mot « locuteur » au mot « narrateur », opposition qui, pour moi, n’a rien d’évident. C’est juste par discipline que j’évite le mot « narrateur », et en tout cas cela fait une brochette de synonymes à employer sur différentes phrases. Je ne comprends pas qu’on puisse coincer trois termes ensemble à l’aide de traits d’union en faisant mine qu’il y a une grosse problématique à traiter à ce niveau. Mais, passons. Pourquoi parler à ce moment-là d’une identité recomposée, mais soumise à une dissémination du propos ? Je ne comprends pas le lien logique, je comprends juste que cette phrase est un effet de manche pour donner l’impression qu’une argumentation sur « la fabrique du sujet » est bien en train de se développer devant nous, mais foncièrement je ne vois pas ce que ça fait là d’un coup au milieu d’un paragraphe. La citation que je donne est fortement péremptoire : « ce qui importe, c’est que… » Mais, le lien avec ce qu’a pu dire Bertrand de la prose liminaire, je ne le vois pas clairement. Les lignes qui suivent dressent alors une perspective de considérations sur l’ensemble du texte annoncé par l’avertissement et saluent de manière allusive la notion d’anomie développée il y a longtemps par le critique Marc Eigeldinger. Le poète ne se dirait « Paysan » que par « pied de nez » dans « Adieu », l’action consisterait « à faire de bric et de broc exister un sujet parlant méconnaissable, atypique, métamorphique, qui nie[rait] en la claironnant haut et fort toute identité ». Et je cite aussi cette phrase : « Le poème passe dès lors par une série non linéaire de processus de déconstruction, de ‘vacuation’ du sujet autant que de ‘saturation’ de son dispositif signalétique – ce qui rejoint la thèse de l’anomie proposée naguère avec justesse par Marc Eigeldinger ». Nous nous sentons à peine forcée la main. Nous nous contenterons de préciser que ces affirmations appellent soit des preuves, sinon de bonnes réserves. Remarquons toutefois que la saturation semble étrangement un élément constitutif de l’identité instable du poète, sachant que cette saturation est relevée par le commentateur à propos de la phrase « Ah ! j’en ai trop pris ». Même si l’expression « construire son identité » existe, j’ai un peu de mal à envisager qu’il est question d’un travail sur l’identité quand le poète se révolte contre la mort. J’ai l’impression qu’il y a un certain flottement dans l’emploi des notions.

[Fin]

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