lundi 10 juillet 2017

Rimbaud lecteur des Châtiments : "Le Châtiment de Tartufe"

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Sommaire des études à venir dans cette série

Introduction (cliquer sur le lien)
Le Châtiment de Tartufe
Rages de Césars
L'Eclatante victoire de Sarrebruck
"Morts de Quatre-vingt-douze..."
Le Mal
Le Dormeur du Val
L'influence des Châtiments sur les poèmes en vers de 1871
L'influence des Châtiments sur l'écriture de Solde
 
Compléments prévus: études sur Le Forgeron et Le Rêve de Bismarck, comptes rendus d'ouvrages sur la guerre de 1870 (François Roth, La Guerre de 1870, Fayard, 1990 ; Antoine Reverchon, La France pouvait-elle gagner en 1870 ?, Economica, 2014, La Chute du Second Empire, Reichshoffen - Sedan - Metz, Economica, 2015).
A plus long terme, une étude des articles de la presse d'époque (Le Monde illustré, etc.) sur la guerre qui était alors en cours est prévue.

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Du livre La Ménagerie impériale de Steve Murphy, le chapitre le plus important est sans doute celui sur « Le Châtiment de Tartufe ». En 1985, Yves Reboul avait publié dans le numéro 2 de la nouvelle revue d’études rimbaldiennes Parade sauvage un article qui fit grand bruit dans la mesure où on avait paresseusement sous-estimé l’importance du poème « L’Homme juste » en considérant, malgré d’évidentes contradictions à la lecture, qu’il était question d’une prise à partie de Jésus-Christ. Il s’agissait en réalité d’une charge contre Victor Hugo. L’étude de Murphy sur « Le Châtiment de Tartufe » est similaire : le poème a été considéré jusqu’alors comme secondaire et il n’attirait pas les commentaires, arrive Murphy qui révèle que la cible n’est pas un religieux hypocrite servant de prétexte à un discours anticlérical, mais Napoléon III, et cela peut s’établir par la lecture des Châtiments de Victor Hugo. Conscient de ce parallélisme, Steve Murphy a voulu pousser plus loin et considérer que le sonnet « Le Châtiment de Tartufe » faisait d’une pierre deux coups, il épinglerait à la fois Napoléon III et Hugo, lequel serait déjà flagellé dans son illusion prétentieuse d’homme juste.
La révélation de Murphy a été précédée d’éléments annonciateurs. Le rapprochement avec la nouvelle Un cœur sous une soutane aidant, plusieurs commentaires (Plessen, Ascione et Chambon) avaient repéré l’allusion à la masturbation (« tisonnant son cœur amoureux »). Le début du sonnet et le titre de la nouvelle se font nettement écho : Un cœur sous une soutane et « son cœur amoureux sous / Sa chaste robe noire ».  Nous partageons naturellement l’idée selon laquelle la nouvelle est antérieure au sonnet, mais Murphy livre une explication peu probante en soi : la périphrase « chaste robe noire » est une réécriture du mot « soutane ». L’emploi de la périphrase a très bien pu préexister à l’emploi du mot simple. La loi d’une création allant du mot simple à la périphrase ne s’impose pas. En revanche, comme nous l’avions déjà fait remarquer dans notre « Chronologie des poèmes de Rimbaud de 1868 à 1870 » publiée sur le blog Rimbaud ivre, si la préposition « sous » est à la rime du vers 1, nous avons une configuration similaire sur la première page manuscrite du texte de la nouvelle. La préposition « sous » est en fin de ligne et le retour à la ligne permet de lire un équivalent périphrastique équivoque au nom « soutane » : « ma capote de séminariste ». Sans exclure un fait exprès de la part de Rimbaud, la préposition « sous » n’a aucune fonction stylistique à la fin d’une ligne d’un manuscrit en prose, contrairement à sa position à la rime : « fit battre mon cœur de jeune homme sous / ma capote de séminariste ». Dans la mesure où aucun manuscrit de la nouvelle ne nous est parvenu du côté de Demeny, et en tenant compte des nombreuses activités de Rimbaud en septembre-octobre (fugues, séjour en prison, activités politiques douaisiennes, échanges avec des adultes, composition de plusieurs poèmes), tout invite à penser que la nouvelle est une suite à l’année scolaire 1869-1870, encore insensible à la grande réorientation thématique qu’allait imposer la guerre franco-prussienne.
Mais ceci ne conduisait pas encore à identifier la cible réelle du sonnet « Le Châtiment de Tartufe ». Or, s’il est sensible que le dernier vers reprend approximativement un vers d’un célèbre passage du Tartuffe de Molière (« Et je vous verrais nu du haut jusques en bas » devenant « – Peuh ! Tartufe était nu du haut jusques en bas ! »), Suzanne Bernard avait observé que le portrait physique du « Tartufe » de Rimbaud s’opposait à celui du Tartuffe de Molière. Rimbaud n’est pas le seul à avoir écrit « Tartufe » avec un seul « f », il s’oppose en cela à l’exemple de Molière, et même à l’exemple des Châtiments de Victor Hugo, à s’en fier aux éditions que j’ai consultées. Il pourrait s’agir d’un fait exprès pour exiger de nous une plus grande attention. C’est ensuite le critique C. A. Hackett qui, sans se rendre compte que la cible du poème était peut-être Napoléon III, a indiqué un lien intertextuel décisif : « nombreux Tartufes (ou Tartuffes) qui sont fustigés dans Châtiments », et Hackett de citer A des journalistes de robe courte et surtout Fable ou histoire. C’est le point de départ de la lumineuse étude de Murphy qui ajoute encore que Jacques Gengoux avait été sensible à la ressemblance du Tartufe avec le portrait de l’empereur dans le sonnet contemporain « Rages de Césars ».
Steve Murphy a très vite écarté le poème « A des journalistes de robe courte », l’intertexte capital étant « Fable ou histoire ». Toutefois, outre que le nom de Tartuffe est mentionné (« Tartuffe ne meurt pas. »), nous rencontrons des expressions qui ont visiblement inspiré le sonnet de Rimbaud : « effroyablement doux » équivaut à l’antithèse « effroyables sornettes » du poème « A des journalistes de robe courte », la forme répétée « Tisonnant, tisonnant » n’est pas sans ressemblance avec la forme « jargonnant », elle aussi au premier vers du poème correspondant d’Hugo : « Parce que jargonnant vêpres, jeûne et vigile, / […] » et même « bavant la foi de sa bouche édentée » a une ressemblance d’allure avec « Ouvert boutique effrontément », les deux expressions étant chacune en fin de la première strophe de leurs poèmes respectifs. Et surtout cette fameuse suite de mots « son cœur amoureux sous / Sa chaste robe noire » dont nous avons vu que Rimbaud la faisait varier dans sa nouvelle Un cœur sous une soutane (« mon cœur sous ma capote de séminariste ») a dans la suite du poème hugolien une correspondance dont le sens varie un peu, mais qui a une construction similaire plus qu’évidente : « Parce que la soutane est sous vos redingotes, » vers qui a dû inspirer la saillie propre à Rimbaud du cœur ou sexe sous la soutane. Si dans la suite des autres strophes, l’influence de ce texte semble diminuer, nous relevons encore la mention verbale « Bave » à la neuvième strophe et une volonté d’aller « chercher [les] oreilles » de ces journalistes à la onzième strophe ou bien l'expression « entre deux oremus ». Nous ne parlerons pas plus d’un lexique qui fait écho à d’autres des sonnets de Rimbaud sur la guerre franco-prussienne : « Dix sous », « un sou », « la trique », « crache », « Mes drôles », « ces crapules ». Steve Murphy n’a cité aucun vers de ce poème dans son étude sur « Le Châtiment de Tartufe » en 1991.
Celui-ci s'est contenté de citer six vers de « Fable ou Histoire », l’intertexte qu’il présente à juste titre comme capital, et quatre autres du poème « Oh ! je sais qu’ils feront des mensonges sans nombre… » (I, XI). Je cite les quatre vers en question de ce dernier poème :

Je les tiens dans mon vers comme dans un étau.
On verra choir surplis, épaulettes, bréviaires,
Et César, sous mes étrivières,
Se sauver, troussant son manteau !

Intéressons-nous maintenant à l’intertexte essentiel : « Fable ou histoire ». Murphy n’en cite que six vers et cette restriction ne l’a pas empêché de fournir une très riche étude, mais il était tout de même nécessaire de s’attarder plus longuement sur Les Châtiments. J’ignore quelle était la mise en page de l’édition consultée par Rimbaud lui-même, mais dans une édition en Livre de poche de 1985 avec préface, commentaires et notes de Guy Rosa et Jean-Marie Gleize, nous avons droit à un vis-à-vis entre les poèmes « L’Homme a ri » et « Fable ou histoire », le deuxième et le troisième poème du troisième livre des Châtiments : « La Famille est restaurée ». Songeons que nous avons déjà mentionné que le premier et le sixième poème de ce troisième livre des Châtiments sont d’apparents intertextes du sonnet « L’Eclatante victoire de Sarrebruck ». Ces quatre poèmes sont décidément fort rapprochés les uns des autres.
Murphy n’a rien dit du poème « L’Homme a ri ». Il est pourtant flanqué d’une épigraphe qui renvoie au pamphlet Napoléon le Petit, pamphlet où Murphy a repéré un intertexte hugolien qui, par exception pour nos six sonnets, ne vient pas des Châtiments : « Dans cette autre version du scénario, l’historien – Tacite ou Hugo – arrache à Napoléon III la redingote grise et le bicorne du petit caporal, et l’amène à la postérité… ‘ par l’oreille ‘, comme le Méchant, qui ‘ prit rudement [Tartufe] par son oreille benoîte ‘ au vers 6 du Châtiment de Tartufe » (Rimbaud et la Ménagerie impériale, page 170). Il contient encore l’expression « Je t’ai saisi », cette autre « de ta veste arrachant le bouton, / L’histoire à mes côtés met à nu  ton épaule », où relever les mentions « arrachant », « bouton » et « met à nu ». Je pourrais citer encore la mention de Saint-Cloud dans l’épigraphe qui est à rapprocher de « Rages de Césars ».
Il convient donc de citer cet ensemble de deux poèmes successifs comme intertexte capital au sonnet « Le Châtiment de Tartufe ».

II
L’Homme a ri

   « M. Victor Hugo vient de publier à Bruxelles un livre qui a pour titre : Napoléon le Petit, et qui renferme les calomnies les plus odieuses contre le prince-président.
    « On raconte qu’un des jours de la semaine dernière un fonctionnaire apporta ce libelle à Saint-Cloud. Lorsque Louis-Napoléon le vit, il le prit, l’examina un instant avec le sourire du mépris sur les lèvres puis, s’adressant aux personnes qui l’entouraient, il dit, en leur montrant le pamphlet : « Voyez, « messieurs, voici Napoléon le Petit par Victor Hugo le Grand. »
(Journaux élyséens, août 1852.)

Ah ! tu finiras bien par hurler, misérable !
Encor tout haletant de ton crime exécrable,
Dans ton triomphe abject, si lugubre et si prompt,
Je t’ai saisi. J’ai mis l’écriteau sur ton front ;
Et maintenant la foule accourt, et te bafoue.
Toi, tandis qu’au poteau le châtiment te cloue,
Que le carcan te force à lever le menton,
Tandis que, de ta veste arrachant le bouton,
L’histoire à mes côtés met à nu ton épaule,
Tu dis : je ne sens rien ! et tu nous railles, drôle !
Ton rire sur mon nom gaîment vient écumer ;
Mais je tiens le fer rouge et vois ta chair fumer.

Jersey, Août 1852.

III
Fable ou histoire

Un jour, maigre et sentant un royal appétit,
Un singe d’une peau de tigre se vêtit.
Le tigre avait été méchant ; lui, fut atroce.
Il avait endossé le droit d’être féroce.
Il se mit à grincer des dents, criant : Je suis
Le vainqueur des halliers, le roi sombre des nuits !
Il s’embusqua, brigand des bois, dans les épines ;
Il entassa l’horreur, le meurtre, les rapines,
Egorgea les passants, dévasta la forêt,
Fit tout ce qu’avait fait la peau qui le couvrait.
Il vivait dans un antre, entouré de carnage.
Chacun, voyant la peau, croyait au personnage.
Il s’écriait, poussant d’affreux rugissements :
Regardez, ma caverne est pleine d’ossements ;
Devant moi tout recule et frémit, tout émigre,
Tout tremble ; admirez-moi, voyez, je suis un tigre !
Les bêtes l’admiraient, et fuyaient à grands pas.
Un belluaire vint, le saisit dans ses bras,
Déchira cette peau comme on déchire un linge,
Mit à nu ce vainqueur, et dit : Tu n’es qu’un singe !

Jersey. Septembre 1852.

Ce dernier poème semble un intertexte, y compris pour le choix du titre, au poème « Conte » des Illuminations. Murphy n’en a cité dans son étude que les trois premiers et les trois derniers vers. Notons tout de même que Rimbaud reprend certains mots en modifiant la perspective : « Un jour » en attaque de poème contre la répétition « Un jour qu’il s’en allait », « Le tigre avait été méchant » contre l’ironique « un Méchant / Le prit rudement par son oreille benoîte », « la peau qui le couvrait » contre « Sa chaste robe noire autour de sa peau moite », « affreux rugissements » contre « mots affreux » (deux dernières comparaisons qui supposent une citation plus conséquente que celle retenue par Murphy).
Nous verrons bientôt que ce couple de poèmes « L’Homme a ri » et « Fable ou histoire » concerne également le sonnet « Rages de Césars », mais en attendant ajoutons d’ores et déjà un autre poème des Châtiments à ce couple. Le recueil des Châtiments s’ouvre par un chef-d’œuvre de la littérature mondiale, Nox, montage de plusieurs poèmes en une seule suite poétique saisissante, un de ces nombreux cas où Hugo montre par l’exemple que la nécessité du poème court chère à Baudelaire et à Poe n’est qu’une sottise. La troisième partie de Nox a été identifiée par Louis Forestier comme un intertexte du sonnet « Rages de Césars », ce que Murphy cite sans s’y rallier expressément (Rimbaud et la ménagerie impériale, pages 108-109) :

[…] Rimbaud fait-il allusion, comme l’a suggéré Louis Forestier /1984/, à Nox, poème liminaire des Châtiments ?
Alors, il vint, cassé de débauches, l’œil terne,
Furtif, les traits pâlis,
Et ce voleur de nuit alluma sa lanterne
Au soleil d’Austerlitz !
En fait, cet œil terne apparaît dans de très nombreuses descriptions contemporaines et il en devient inutile de postuler des « sources » précises.

Le dédain de Murphy pour l’œuvre de Victor Hugo le fait décidément passer à côté d’une perspective essentielle qui valoriserait son propos. Le Rimbaud satirique contre l’Empire sort tout entier de la lecture des Châtiments et cela aurait dû entraîner un florilège d’études pour montrer que l’intertextualité de Rimbaud va de pair avec une certaine admiration, avec aussi une envie d’apprendre en s’appuyant sur ce qu’il considère comme les meilleurs modèles, etc. Le vers de Rimbaud est né pour partie du vers des Châtiments. Et dans un cadre plus restreint, Murphy manque ici les articulations essentielles à son propos. Car, si Napoléon III est un Tartuffe, Hugo a précisément créé une suite de titres ironiques aux sept livres composant son recueil : « La Société est sauvée », « L’ordre est rétabli », « La Famille est restaurée », « La Religion est glorifiée », « L’autorité est sacrée », « La stabilité est assurée », « Les sauveurs se sauveront ». Tartuffe, Tartuffe l’était d’une maison, ici, avec ces sept titres, Napoléon III l’est de la France entière. Pour ceux qui doutent que « Apothéose » et « Orientale » soient des intertextes de « L’Eclatante victoire de Sarrebruck », ils manqueront une allusion fine au titre « La famille est restaurée » (lire cette fois la famille impériale). Le titre « La Famille est restaurée » peut être pris en considération si nous comparons « Le Châtiment de Tartufe » et l’appel de Cassagnac en tête de « Morts de Quatre-vingt-douze… ». Quand on tient une piste intertextuelle, on la creuse jusqu’au bout, d’autant que Victor Hugo n’est pas une source comme une autre.
Ayons à cœur de citer cette partie III du poème liminaire Nox :

Donc cet homme s’est dit : « Le maître des armées,
   L’empereur surhumain
Devant qui, gorge au vent, pieds nus, les renommées
   Volaient, clairons en main,

« Napoléon, quinze ans, régna dans les tempêtes
   Du sud à l’aquilon.
Tous les rois l’adoraient, lui, marchant sur leurs têtes,
   Eux, baisant son talon ;

« Il prit, embrassant tout dans sa vaste espérance,
   Madrid, Berlin, Moscou ;
Je ferai mieux : je vais enfoncer à la France
   Mes ongles dans le cou !

« La France libre et fière et chantant la concorde
   Marche à son but sacré ;
Moi, je vais lui jeter par derrière une corde
   Et je l’étranglerai.

« Nous nous partagerons, mon oncle et moi, l’histoire ;
   Le plus intelligent,
C’est moi, certe ! il aura la fanfare de gloire,
   J’aurai le sac d’argent.

« Je me sers de son nom, splendide et vain tapage,
   Tombé dans mon berceau.
Le nain grimpe au géant. Je lui laisse sa page,
   Mais j’en prends le verso.

« Je me cramponne à lui. C’est moi qui suis son maître.
   J’ai pour sort et pour loi
De surnager sur lui dans l’histoire, ou peut-être
   De l’engloutir sous moi.

« Moi, chat-huant, je prends cet aigle dans ma serre.
   Moi si bas, lui si haut,
Je le tiens ! je choisis son grand anniversaire,
   C’est le jour qu’il me faut.

« Ce jour-là, je serai comme un homme qui monte
   Le manteau sur ses yeux ;
Nul ne se doutera que j’apporte la honte
   A ce jour glorieux ;

« J’irai plus aisément saisir mon ennemie
   Dans mes poings meurtriers ;
La France ce jour-là sera mieux endormie
    Sur son lit de lauriers. »

Alors il vint, cassé de débauches, l’œil terne,
    Furtif, les traits pâlis,
Et ce voleur de nuit alluma sa lanterne
    Au soleil d’Austerlitz !


Il est clair qu’en s’intéressant de près au couple « L’Homme a ri » / « Fable ou histoire », Rimbaud a pleinement pris la mesure de la composition d’ensemble d’un recueil très étudié. « Le Châtiment de Tartufe » et « Rages de Césars » se ressemblent tant, car ce sont deux variantes d’une même réponse à ce passage Nox III que nous venons de citer. Les deux poèmes puisent à la même source.
Cette saturation de reprises au même recueil des Châtiments permet aussi d’éviter la prolifération des sources supposées dans la recherche critique. Notons que Murphy cite un article intéressant du Diable à quatre du 23 janvier 1869 assimilant l’Empereur à un nouveau Tartuffe supérieur à l’ancien, mais ce renvoi nous laisse sur notre faim question intertextualité potentielle, si ce n’est éventuellement l’adverbe pris dans la relative suivante : « dont les désirs et les appétits se seraient effroyablement développés ». Murphy cite d’autres sources, comme Pierre Vésinier, mais, même s’il est certain que Rimbaud a lu des images équivalentes à celles d’Hugo dans la presse satirique, laquelle s'inspirait par ailleurs d'Hugo, il est clair, net et précis que le recueil des Châtiments suffit à tous les rapprochements, parce que ce fut la planche de travail quasi exclusive de Rimbaud quand il composa les deux portraits-charges que sont « Le Châtiment de Tartufe » et « Rages de Césars ». Je pourrais compléter mon étude de quelques autres citations, mais il suffira ici d’avoir indiqué la démarche à suivre et d’avoir indiqué que Murphy avait insuffisamment exploité l’intertexte hugolien en dépit des apparences.
Pour confirmer que Tartufe désigne bien Napoléon III, Murphy a brillamment révélé la présence d’un acrostiche « Jules Cés…ar ». A ma connaissance, c’est l’acrostiche le plus subtil de toute l’histoire de la Littérature, je n’ai jamais rien rencontré de semblable. Toutes les lettres ne contribuent pas à la construction de l’acrostiche, ce qui n’a rien de rare, comme l’atteste un exemple de Villon cité par Murphy dans son étude. Ce qui est remarquable, c’est que non seulement l’acrostiche est centré à l’exclusion donc des trois premiers et des trois derniers vers, non seulement la séparation des deux noms se fait dans le blanc entre les quatrains et les tercets, comme l’a montré Murphy, mais encore que le J est isolé à la fin du premier quatrain. Surtout, Murphy a su voir que l’acrostiche impliquait les initiales de la signature « Arthur Rimbaud », ce qui doit obliger l’éditeur à en tenir compte quand il publie le poème. Murphy fait valoir que la citation du Tartuffe de Molière « du haut jusques en bas » permet de se reporter à la verticalité de l’acrostiche. Ce nouveau nom « Jules César » annonce des appétits contradictoires avec la « Chaste robe noire » et le surnom « Saint Tartufe ». De ce point de vue-là, l’allusion à la masturbation du poème rejoint le désir inavoué des « splendeurs » et de la grande vie que suppose l’identification à César, premier effet de dénuement. Mais il faut aussi considérer que dans Les Châtiments comme nous l’ont montré les citations précédentes l’habit de Napoléon est celui du tigre Napoléon Premier, celui d’un Jules César, tandis que l’habit noir est un vêtement originel. A un texte d'intervalle du couple « L’Homme a ri » et « Fable ou histoire », le premier poème du troisième livre, « Apothéose », exprime très bien ce fait : « Pauvre diable de prince, usant son habit noir ». Dans « Le Châtiment de Tartufe », c’est l’habit noir initial qui devient le déguisement à enlever et ceci nous révèle une autre perfidie importante du sonnet : la valeur d’empereur n’est même pas reconnue à ce Tartufe. Il n’y a pas affrontement entre empereurs, il y a un « pauvre homme » pour citer Molière sous la main d’un « Méchant » anonyme. Cette perfidie peut très bien s’expliquer dans le contexte honteux et lamentable de la défaite de Sedan, d’autant que Napoléon III s’est rendu et a abdiqué. Dans « Le Châtiment de Tartufe », il y a une ironie sensible au sujet de la valeur guerrière et héroïque, quand le « Tartufe » prie pour sa vie et « râle », comme à l’agonie.
Rimbaud a évidemment imité la rapidité de la chute hugolienne, mais en développant une pirouette ironique qui pour moi est loin d’être sans charme. Ce n’est pas le dernier vers qu’il faut considérer avec toute son attention, mais le treizième qui donne l’exemple d’un très bel effet de retournement en termes de registres ou tonalités :

Donc, il se confessait, priait, avec un râle !
L’homme se contenta d’emporter ses rabats…

Le contraste est réussi du treizième vers par rapport aux douze précédents, sans que l’enchaînement fluide ne soit pour autant rompu. Ma conviction spontanée, c’est que ce poème a été conduit de main de maître du premier au dernier vers, tout en sacrifiant au goût de l’amorce du refrain par les répétitions de certains hémistiches dans les quatrains ("Un jour qu'il s'en allait", "Sa chaste robe noire").
Rimbaud avait pris soin d’avertir son lecteur de son modèle de référence par la mention du mot « Châtiment » dans le titre puis par l'exclamation en tête du vers 9. On voit que cela n’a pas suffi. Murphy a trop peu insisté sur l’importance d’ensemble du recueil hugolien, tandis que son approche a assez peu convaincu. Les annotations aux œuvres de Rimbaud ne citent pas volontiers cette étude, voire mettent en doute cet acrostiche qui ne peut s’expliquer pourtant autrement que par le fait exprès, tant la possibilité qu’il surgisse ainsi est hautement improbable. Le nom « César » ne se retrouve-t-il pas dans « Césarin Labinette » et « Rages de Césars », pour citer les deux textes desquels on rapproche le plus spontanément « Le Châtiment de Tartufe ? J’ajouterais au commentaire de Murphy sur l’acrostiche que l’implication du nom de l'auteur du sonnet a une fonction : arracher, comme l'a fait le Méchant pour les « rabats », ce déguisement. Comme les boutons de l’habit noir sont arrachés, la morsure du poète met en pièces le nom de « Jules Cés…ar ». Ceci me semble enrichir superbement l’analyse de Murphy de 1991.
Cependant, et dans la mesure où il devait avoir conscience du parallèle à faire entre son étude et la lecture de « L’Homme juste » par Yves Reboul, Steve Murphy a prétendu que Rimbaud identifiait Hugo dans la figure du « Méchant » de manière à lui reprocher sa prétention à juger en homme juste et à soustraire Napoléon III à un châtiment plus sévère que l’humiliation. Cette lecture n’est fondée sur rien, et nous pouvons lire et relire cent fois les quatorze vers de Rimbaud nous n’y trouverons aucune amorce rhétorique, aucun jeu de l’écriture permettant d’envisager une critique de Victor Hugo. En septembre 1870, Hugo n’a d’ailleurs aucune influence politique sur la guerre, l’abdication de Napoléon III, et il n’a sans doute tenu aucun discours ayant heurté la sensibilité de Rimbaud.
Qu’il nous suffise de citer quelques passages de l’étude de Murphy. Le lecteur pourra apprécier par lui-même que l’idée d’une critique de l’auteur des Châtiments est affirmée sans aucun élément textuel apporté à l’appui : « Le lecteur aura deviné, à la lumière de Fable ou Histoire et du passage cité de Napoléon-le-Petit, l’identité du « Méchant » chez Rimbaud. Il s’agit de celui qui se considérait comme le véritable juge, aux yeux de l’histoire, de l’Empereur. Ce Méchant représente en effet, par la figure notoirement hugolienne de l’antiphrase, le Bon Hugo. […] Tartufe fait sa confession […m]ais il égrène la litanie de ses crimes, « le long chapelet » de ses péchés, devant Hugo et non devant Marianne. »  Au mépris de l’évidence, Murphy en rajoute encore : « La figure du Méchant ne témoigne pas dans ce poème de l’admiration de Rimbaud pour Hugo, bien au contraire. Rimbaud se demande de quel droit Hugo accorde ce pardon à l’Empereur et l’accuse implicitement de vouloir se substituer à la justice républicaine, de se prendre même pour l’incarnation des valeurs et des principes de la République. » Le critique va jusqu’à envisager qu’Hugo pourrait bien songer lui-même à se servir des « rabats » d’imposteur. Evidemment, nous pensons nettement l’inverse : Rimbaud admirait Hugo en 1870 et cela fut durable, malgré le poids des divergences d’opinions qui lui faisaient écrire qu’Hugo était « trop cabochard » ou qu’il était un sale « Homme juste ». Nous aurons l’occasion de revenir sur cette question, mais la lecture proposée par Murphy doit être confrontée au texte lui-même. Cela ne concerne en principe que le second quatrain et le vers 13. Nous y lisons qu’un Méchant a châtié un Tartufe par le ridicule, en lui emportant ses rabats et en le laissant tout nu. Ce Méchant, dont il resterait à démontrer qu’il désigne nécessairement Victor Hugo, a été rude avec sa victime, il est allé jusqu’à lui déchirer les vêtements qu’elle portait, il a saisi par l’oreille ce qui n’était qu’un petit garnement à son jugement, et il est reparti sans lui en imposer plus. A vous de m’expliquer par quels tours de force dans l’analyse stylistique nous pouvons soutenir la lecture hostile à Hugo dans la formulation restrictive du vers 13 : « L’homme se contenta d’emporter ses rabats… » Cette restriction a un sens qui est déjà dans les poèmes sources de Victor Hugo : ce Tartufe n’en vaut pas la peine, il ne mérite que le mépris une fois mis à nu. Où lire entre les lignes que Rimbaud reprocherait à Hugo de s’être contenté d’un tel châtiment ? Et pourquoi alors finir sur ce vers : « - Peuh ! Tartufe était nu du haut jusques en bas ! » qui a tout l’air de considérer que ce châtiment vaut toutes les conclusions ? Que trouver contre Hugo dans le second quatrain : « un Méchant / Le prit rudement par son oreille benoîte / Et lui jeta des mots affreux, en arrachant / Sa chaste robe noire autour de sa peau moite ! » à supposer que ce « Méchant » soit bien identifiable à l’auteur des Châtiments ?
Le seul argument vient d’un contre-sens sur « le long chapelet des péchés pardonnés » au vers 10, où Murphy envisage un pardon accordé par le « Méchant » aux péchés du Tartufe : « Cependant, on apprend que ces péchés sont ‘pardonnés’ par le Méchant » (page 172). Ce n’est pas du tout ce que dit le vers de Rimbaud. Le Tartufe se remémore tous les péchés dont il avait déjà obtenu le pardon par son attitude hypocrite. Le Méchant lui prend ses rabats et le met à nu, c’est tout. Il serait d’ailleurs comique qu’en volant il apporte l’absolution des péchés.
On le voit : l’étude de Murphy mélange l’excellent à des conceptions beaucoup plus discutables. Une mise au point importe au consensus de la recherche rimbaldienne, car il faut admettre que Murphy a raison quant à la cible satirique du poème qu’est Napoléon III, une cible révélée en partie par l’acrostiche, mais pas seulement, et par la même occasion il s'agit d'éviter de verser le sonnet de Rimbaud dans un dossier qui conforterait l’idée d’un Rimbaud dédaigneux du poète Hugo au profit notamment de l’auteur des Fleurs du Mal. Car ce sont de tels enjeux que soulève le débat sur ce « Tartufe ». Il y a d’un côté une mise en perspective complètement modifiée des poèmes de 1870, à cause du poids de l’intertextualité, ce qui a aussi des conséquences sur notre compréhension des mécanismes créateurs chez Rimbaud, mais il y a aussi une réévaluation importante de la question des modèles poétiques tout au long de la carrière poétique de notre poète ardennais, puisqu’à l’évidence un discours s’est installé qui prête à Rimbaud un mépris systématique ou peu s’en faut à l’égard de Victor Hugo, alors même que nous avons les indices tangibles d’une fascination réelle et féconde.

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