dimanche 28 mai 2017

Les poèmes de Rimbaud et la guerre franco-prussienne

Tout commence par une coïncidence plutôt à l'honneur de Rimbaud. Le jeudi 2 juin 1870, les habitants de Charleville ont été conviés à un concert du sixième de ligne, place de la Gare. Au programme, il y avait une "Polka-Mazurka des fifres" de Pascal. La prestation semble devoir s'annoncer comme hebdomadaire. C'est l'occasion pour Rimbaud de croquer satiriquement la foule carolopolitaine qui s'est rendue à ce concert. Le sujet le justifie, mais Rimbaud offre alors le tableau saisissant d'une population tournée vers les prestiges de l'armée, des batailles.
Il semble dès lors tentant de croire que le poème fait allusion aux tensions entre la Prusse et la France pour la succession au trône d'Espagne. Et certains rimbaldiens ont envisagé que les traités dont il était question étaient ceux mis au centre du conflit. Mais il n'en est rien, il ne sera pas du tout question de traités avant le mois d'août, et encore à la marge. Les traités du poème sont uniquement l'affaire des "clubs d'épiciers retraités" qui "Fort sérieusement discutent les traités", car "ils prisent en argent, mieux que monsieur Prduhomme" "et reprennent : 'En somme!...' " Le cadre militaire est uniquement conditionné par l'orchestre militaire et la proximité de la ville de garnison Mézières qui aujourd'hui ne forme plus qu'une seule ville avec Charleville. D'ailleurs, destinataire de la première version connue du poème, Izambard n'a pas identifié de relation à l'actualité politique de juillet 1870 et il a même affirmé que le poème avait été composé très tôt en juin de cette année-là. Izambard avait alors fréquenté Rimbaud régulièrement et lorsqu'il témoigne le professeur peut se reporter à des poèmes remis à Demeny qui traitent explicitement de la guerre franco-prussienne : "Morts de Quatre-vingt-douze...", "Le Mal".

Pour se donner une idée de la "Valse des fifres", quelques liens pris comme ils viennent sur Youtube.

Polka de Nice, fifre en ré

Polka fifre violon Rodez 2010

Polka du fifre (Languedoc)

Plus militaires

Marche des fifres montois

Fifres et grognards des armées de Napoléon

Le Joueur de fifre

Et au passage, un rapprochement sans doute inattendu avec le "Chant de guerre circassien" coppéen réécrit en "Chant de guerre Parisien" rimbaldien.

Danse traditionnelle française : le cercle circassien

Discussion sur le sens à donner au mot "circassien"

Lorsque Rimbaud a remis une nouvelle version du poème "A la Musique" à Dermeny, la situation a changé. Non seulement l'Empire a déclaré la guerre à la Prusse, mais suite à la chute de Napoléon III à Sedan, c'est la République qui se défend désormais dans une guerre contre Bismarck et les prussiens. Rimbaud a retouché son texte pour ne pas le confondre avec l'actualité. Le patriotisme cocardier qu'il dénonçait en juin 1870 ne devait pas être confondu avec la défense patriotique de l'idéal républicain. "L'orchestre guerrier" devient plus raisonnablement "L'orchestre militaire", et ainsi de suite.
En revanche, Rimbaud s'est rendu compte de la coïncidence entre le discours du poème "A la Musique" et la situation qui s'est rapidement dégradée en juillet 1870, puisque dans une lettre à Izambard du 25 août, il réécrit le propos de son poème en l'adaptant à la situation nouvelle, explicitation qui n'aurait guère de sens si Rimbaud avait déjà envisagé une telle dénonciation de la menace de guerre dans son poème "A la Musique", explicitation que reconnaissait forcément son destinataire Izambard, ce qui confirme aussi qu'il était clair dans l'esprit de celui-ci que la lettre du 25 août n'offrait pas un commentaire du poème, mais était une reprise et une adaptation du propos à la situation d'actualité : "Ma ville natale est supérieurement idiote entre les petites villes de province. Sur cela, voyez-vous, je n'ai plus d'illusions. Parce qu'elle est à côté de Mézières, - une ville qu'on ne trouve pas, - parce qu'elle voit pérégriner dans ses rues deux ou trois cents de pioupious, cette benoîte population gesticule, prudhommesquement spadassine, bien autrement que les assiégés de Metz et de Strasbourg ! C'est effrayant, les épiciers retraités qui revêtent l'uniforme ! C'est épatant, comme ça a du chien, les notaires, les vitriers, les percepteurs, les menuisiers, et tous les Ventres, qui, chassepot au coeur, font du patrouillotisme aux portes de Mézières ; ma patrie se lève !... moi, j'aime mieux la voir assise ; ne remuez pas les bottes ! c'est mon principe."
Il faut avouer qu'à une telle lecture il est énormément tentant de penser que le poème "A la Musique" accompagnait cette lettre et non "Ce qui retient Nina" : "Je vous envoie des vers ; lisez cela un matin, au soleil, comme je les ai faits [...]".
Nous avons les "pioupious", les "épiciers retraités", les "notaires", le mot "épatant", l'idée des "Ventres", l'adverbe "prudhommesquement" qui reprend le "comme Monsieur Prudhomme" du manuscrit remis à Izambard, l'opposition du "moi" qui agit autrement et s'isole par rapport à la fièvre de la "ville" "idiote". La proximité de Mézières joue bien dans "A la Musique", puisqu'elle justifie la présence d'un orchestre militaire et de pioupious.
On pourrait très bien imaginer que Rimbaud dit en prose ce qu'il ne sait contenir, et ce qu'il aurait pourtant déjà mis en vers dans l'envoi qui accompagne cette lettre. Il semble étrange de l'imaginer réécrire son poème, sans même dire à Izambard: vous vous rappelez le poème que je vous avais remis, et bien voyez comme j'avais raison, les événements confirment ce que je pensais en juin.
Pourtant, il n'est pas aberrant de considérer que Rimbaud part du principe qu'Izambard ayant si peu de manuscrits de lui en sa possession il fera le lien entre cette lettre et le poème, il verra l'opportunité d'une réécriture de ce poème par la situation présente.
Le malheur, c'est qu'Izambard qui a débattu de la chronologie du poème et qui a affirmé qu'il était de juin et non de juillet ou d'août n'a même pas pensé à commenter le lien évident entre ce poème et cette lettre. Il n'a pas fait part de son souvenir de la confrontation de la lettre au poème.
Il n'en reste pas moins qu'il est catégorique. Le poème est de juin au plus tard. Or, c'est un fait qu'en juin, le jeudi était consacré à une telle manifestation d'un orchestre militaire. L'annonce du 10 juillet déplace le concert le mardi, et au passage notons que le 10 juillet la population est déjà consciente que la guerre couve.
Certains considéreront que c'est autant d'articles de foi que de considérer que les certitudes d'Izambard sont fiables, que la coïncidence du "jeudi soir" avec les concerts de juin est essentielle, que nous passons d'un poème qui ne traite pas clairement de l'actualité à une lettre qui parle explicitement de la levée d'hommes prêts à la guerre. C'est normal, je ressens moi-même le vertige du rapprochement entre les documents, entre le poème et l'actualité.
Ceci dit, il faut offrir aux lecteurs la connaissance de certains faits historiques. Depuis 1815, la frontière entre la France et les états allemands n'a plus été menacée lors d'une guerre. Il y a bien eu des périodes de tension (en 1840, en 1848, en 1860 et en 1866), mais jamais de guerre entre la Prusse et la France. Avec Sadowa en 1866, les choses ont pourtant changé. La Prusse a vaincu l'Autriche et les Etats allemands du sud (Bavière, Bade, Hesse, Wurtemberg) sont prêts à former une nation allemande avec la Prusse. Or, la France a des frontières communes avec la Prusse et la Bavière et une frontière badoise même. La France qui n'a pas clairement conscience que Waterloo fut une victoire plus allemande qu'anglaise a encore bien du mal à évaluer que la Prusse pourrait devenir une rivale militaire sérieuse pour le pays de Napoléon Bonaparte. Mais, après 1866, les tensions s'apaisent et il n'était nulle question de conflit avec la Prusse en juin 1870, époque des concerts épinglés par le poème de Rimbaud.
Ce qu'il faut bien mesurer, c'est que la crise a été fort courte qui a mené au conflit. Tout démarre le 2 juillet, mais l'idée de guerre ne commence à se profiler sérieusement qu'à partir du 6 juillet avec les propos du duc de Gramont. La déclaration de guerre est faite le 19 juillet. Du 2 au 6 juillet, cela se joue au niveau politique, mais la population n'est absolument pas mise sur le qui-vive et alertée des tensions au plan diplomatique. Cette brièveté de la crise m'amène à considérer que Rimbaud n'aurait pas pu écrire un poème sur la société carolopolitaine va-t'en-guerre sans s'intéresser à exprimer la surprise soudaine de l'événement. Le poème "A la Musique" est une tranche de vie, ce n'est pas un poème de fébrilité, de réveil de la nation que Rimbaud prendrait à contre-pied, sachant qu'il fut l'un des rares en ce cas, car même des opposants à l'Empire, même des Républicains soutenaient un effort de guerre contre les Prussiens, d'autant qu'on leur présentait ces derniers comme les agresseurs et offenseurs.
Je n'ai aucun moyen de prouver que le poème "A la Musique" a été composé en juin plutôt qu'en août, mais je fais ici profiter le lecteur de mes réflexions pour soutenir une vraisemblance plus favorable au témoignage catégorique d'Izambard, d'autant que, d'après l'analyse des pliures manuscrites par Steve Murphy, le poème qui accompagnait la lettre du 25 août à Izambard était "Ce qui retient Nina" et surtout ne pouvait pas être "A la Musique".

Sur le déclenchement du conflit, il convient maintenant de faire la part entre la légende et la réalité. Beaucoup d'historiens continuent d'écrire que cette guerre a été voulue par Bismarck, personnage auquel on attribue un niveau de ruse exceptionnel que n'égalerait que son contemporain Adolphe Thiers. Personnellement, je ne me sens absolument pas obligé d'admirer ni Bismarck, ni Thiers. Ce sont des pétitions de principe qui imposent une drôle de lecture des événements historiques. D'ailleurs, Bismarck agissait au plan politique. La victoire dans la guerre franco-prussienne fut bien plus l'affaire de Moltke et de von Roon qui ont mis au point les opérations, encore furent-ils eux-mêmes dépassés par les événements, par des initiatives imprévues de leurs officiers. Ils n'ont même pas pu suivre la stratégie prévue et, s'ils ont triomphé dans le siège de Metz, il n'en reste pas moins qu'ils avaient voulu éviter une telle situation de siège. Mais surtout, on attribue à Bismarck un pouvoir extraordinaire dans la dépêche d'Ems, un texte officiel remanié pour dire la même chose en moins courtois (rien de plus!). Mais la dépêche d'Ems vient après une série importante de provocations françaises où les Prussiens ont systématiquement reculé. Les Français avaient obtenu le retrait ou plutôt le refus de la candidature du Prince de Hohenzollern au trône d'Espagne, et ils sont revenus agressivement à la charge pour obtenir des garanties. Ce ne serait pas Napoléon III lui-même qui aurait voulu la guerre, mais son entourage et notamment l'impératrice Eugénie qui connaissait et allait connaître encore plus un sort zutique dans l'opposition. Même une fois découverte la véritable teneur de l'authentique dépêche d'Ems, les dernières tentatives en France pour éviter la guerre ont été balayées d'un revers de main. La dépêche d'Ems n'a d'ailleurs de sens que parce que Bismarck est conscient que les dirigeants français sont nombreux à vouloir un conflit. On attribue ainsi un pouvoir déclencheur à la dépêche d'Ems que la chronologie des faits dément. La responsabilité française est d'autant plus grande que, là encore, les historiens se trompent qui disent que la France était isolée diplomatiquement. Pas du tout, la France était en situation de force diplomatiquement. Si elle s'est retrouvée seule en guerre contre la Prusse, avec certes les états allemands du sud favorables à la Prusse, c'est que ses alliés soient ne désiraient pas d'emblée entrer en guerre (Danemark, Autriche, Italie), mais surtout que les autres pays (Angleterre, etc.) étaient conscients que c'était la France qui avec son arrogance avait précipité une guerre évitable.
Moltke, en Prusse, appréhendait la rapidité de mobilisation de la France, alors que c'est justement l'incohérence de la mobilisation française qui est l'une des deux principales raisons de la défaite avec le corps de mauvais choix systématiques du alors populaire et bientôt tant honni Bazaine.
Jusqu'au 4 août, la population française fut d'une remarquable insouciance et elle se montra extrêmement sûre de la victoire. Le désordre de la mobilisation n'a alerté que peu de monde. Après de premières escarmouches, les Français ont remporté une victoire dérisoire à Sarrebruck, en territoire prussien. Non seulement les français, mais Moltke lui-même était convaincu que la guerre commencerait sur le sol allemand. Toutefois, au début d'une guerre, une victoire doit apporter un gain substantiel. Il s'agit en réalité d'une bataille assez dérisoire qui ouvre symboliquement les grandes hostilités après les "premières escarmouches" du premier août comme l'a écrit Jules Claretie
Le 2 août, voici le discours des dépêches officielles, celui qui sera relayé dans la presse les jours suivants : "Notre armée a pris l'offensive, franchi la frontière, envahi le territoire de la Prusse." En réalité, la ville de Sarrebruck n'était pas occupée par l'armée ennemie, il ne s'agissait que d'une incursion à des fins de reconnaissance. Il ne se passa pas grand-chose d'épique ce jour-là. Moltke, chef d'état-major général des armées allemandes, assimilera la prise de Sarrebruck à un "grand coup d'épée dans l'eau".
Or, Rimbaud a écrit un sonnet sur cette première supposée "grande bataille" : "L'Eclatante victoire de Sarrebruck". Il a mis un tréma sur le "ü", faute d'orthographe courante dans la presse d'époque. Je ne partage pas du tout l'avis des rimbaldiens qui y voient une malice, une subtilité échevelée pour signifier que la guerre est portée sur le territoire allemand. Pas du tout, c'est une faute d'orthographe. Le sonnet ressemble quelque peu au poème "A la Musique" dans sa façon de cadrer successivement des groupes de personnages ou des personnages types. Cela est en particulier sensible dans la succession des "bons Pioupious" et des "tambours dorés" d'un vers à l'autre. Rimbaud poursuit sur cette constante : la population jouait les gens épatants lors d'un concert au bruit guerrier, mais pour animer l'ambiance, les carolopolitains font les soldats, mais tant qu'ils ne sont pas assiégés comme à Metz, et la bataille de Sarrebruck à 25 contre 1 ne fut qu'une fanfaronnade ^par des gens qui allaient montrer n'être pas fait pour le métier des armes dans les jours qui ont suivi directement.
Le sonnet "L'Eclatante victoire de Sarrebruck" a une pointe clairement obscène, il s'agit d'une charge fortement agressive qui infantilise la famille impériale, mais aussi l'insulte : "Vive l'Empereur !!" "présentant ses derrières - : 'De quoi ? ' " Rimbaud épingle bien évidemment la propagande impériale qui avait exploité ce succès, dans la mesure où non seulement il lançait la guerre mais en plus il offrait la présence de l'empereur et de son héritier le Prince Impérial sur le champ de bataille. Cela a été déjà bien commenté, notamment par Steve Murphy dans son livre Rimbaud et la ménagerie impériale où un chapitre est consacré à ce sonnet. Ce qu'il importe encore de citer quant à ce poème, c'est le télégramme à l'Impératrice qui sera divulgué dans la presse : "Louis vient de recevoir le baptême du feu : il a été admirable de sang-froid et n'a nullement été impressionné. On aurait dit qu'il se promenait au bois de Boulogne. Il a ramassé une balle tombée près de lui. Des soldats pleuraient en le voyant si calme."
Nous reconnaissons dans le texte de ce télégramme une source au dizain de Verlaine longtemps attribué à Rimbaud : "L'Enfant qui ramassa les balles..." Mais, pour ce qui est de "L'Eclatante victoire de Sarrebruck", il suffit d'observer comment dans son sonnet Rimbaud crée une scène de guerre pour bébé où le baptême (du feu) n'a rien pour impressionner. La menace se limite à l'apparition soudaine d'un "schako" qui fait songer à un "soleil noir", ce que Steve Murphy envisage comme une apparition du Prince Impérial lui-même. Selon moi, celui-ci n'est pas mis en scène, mais il est évoqué par le tour grand-guignolesque infantilisant donné à cette description et par la fin significative du premier quatrain "Féroce comme Zeus et doux comme un papa", qui établit son père Napoléon III dans un pur jeu de représentation pour satisfaire la fonction impériale auprès du successeur prévu. La scène est vue à travers le regard d'un bébé, et paradoxalement ce jugement de bébé est le bon. Ajoutons que le général Frossard qui menait l'attaque sur Sarrebruck avait été gouverneur du Prince Impérial.
Cependant, il reste un aspect à commenter. Le titre du poème est quelque peu allongé "L'Eclatante victoire de Sarrebruck, remportée aux cris de vive l'Empereur ! Gravure belge brillamment coloriée, se vend à Charleroi, 35 centimes." Steve Murphy a eu pleinement raison de discréditer la gravure d'Epinal qui avait été longtemps rapprochée de ce poème. Cette gravure belge n'existe ou n'existait probablement pas. La mention de "Charleroi" invite à penser que la composition du poème est tardive, postérieure au passage de Rimbaud par Charleroi lors de sa fugue de la fin du mois d'août qui l'a mené en prison à Mazas, ou du moins cette version serait postérieure à la première fugue de Rimbaud. Mais, les mentions "belge" et "Charleroi" sont assez malicieuses. En effet, après le 2 août, la population française a subi de nombreuses désinformations où des défaites étaient présentées comme des victoires. Les affrontements réels n'ont commencé que le 4 août à Wissembourg, une ville française qui connaît le lancement de l'offensive allemande. Dès lors, les armées françaises enchaînent rapidement les défaites et déconvenues dans une suite de rencontres très courtes, qui n'excèdent pas une journée à chaque fois. Outre leur incapacité à déplacer les troupes de façon cohérente, les officiers français négligeaient de détruire les ponts pour ralentir la progression ennemie et ils étaient incapables d'évaluer les positions approximatives des troupes adverses. Les généraux Ducrot et Douay n'envisagèrent pas la possibilité d'une offensive imminente sur Wissembourg et ils se retrouvèrent entièrement dépassés par le nombre. Ce fut la défaite du 4 août à la bataille de Wissembourg, où le général Douay laissa la vie. Ironie du sort, si le Prince Impérial avait été le témoin dérisoire du petit affrontement de Sarrebruck, le prince royal de Prusse, adulte, commandait une armée remportant un premier triomphe décisif et il allait connaître d'autres succès.
La victoire prussienne fut implacable, ils étaient dix fois plus nombreux. La nouvelle de cette défaite n'arrivera à Paris que dans la soirée du 5 août. Mais cette triste nouvelle qui venait après l'euphorie suscitée artificiellement au sujet de Sarrebruck fut contrebalancée par une fausse nouvelle, non voulue par le gouvernement pourtant, selon laquelle Mac-Mahon avait remporté une victoire et fait prisonnier le prince royal avec son armée. Avec une telle rumeur, les illusions françaises n'allaient pas encore se dissiper. En réalité, informé de la perte de Wissembourg, Mac-Mahon pensait ne pas pouvoir engager le combat avant le 7 août. L'état-major prussien faisait le même raisonnement, mais la particularité de ce début de guerre franco-prussienne vient de ce que des officiers prussiens ont plus d'une fois pris l'initiative personnelle d'attaquer les armées françaises qu'ils rencontraient, qu'ils y fussent autorisés ou non par leurs supérieurs. C'est ainsi que la bataille reprit vivement le 6 août autour de Woerth, Froeschwiller et.... Reichshoffen. Les morts et prisonniers français furent nombreux ce jour-là. Le prince prussien est encore une fois victorieux. Les combats eurent lieu essentiellement du côté de Morsbronn, Woerth et Froeschwiller, mais la bataille est restée célèbre pour le "massacre héroïque" des cuirassiers. Ils furent envoyés inutilement en charges successives. Les tirailleurs prussiens n'eurent aucun mal à tous les abattre. Mac-Mahon est battu le six août, journée pendant laquelle les parisiens en sont encore à apprendre que la rumeur de la capture du prince royal de Prusse et de son armée par Mac-Mahon était fausse. Mais ce 6 août, l'armée française connaît une autre défaite importante à Forbach. Comme à Woerth, la bataille de Forbach fut coûteuse en vies humaines des deux côtés, mais dans chaque cas la victoire était prussienne. Les ennemis pouvaient déjà songer à traverser et l'Alsace et la Lorraine. Cette défaite de Forbach-Spicheren s'explique aussi en partie par l'absence de réaction du général Bazaine qui a tardé à envoyer du soutien au général Frossard. Ce manque de réaction de Bazaine va se poursuivre tout au long du mois d'août : très apprécié à l'époque, il semble être purement et simplement incompétent, ce qui semble avoir déjà été son cas lors de la guerre du Mexique.
Emile Ollivier a réussi à retenir pendant quelques heures les sinistres nouvelles. Aussi, il faut se représenter le déniaisement parisien le 7 août. Malgré Wissembourg, l'euphorie capitalisait la propagande de Sarrebruck et le canular selon lequel Mac-Mahon avait fait prisonnier le prince royal de Prusse et son armée, et voilà que le 7 août on apprenait que la rumeur était fausse, mais qu'en plus il y avait deux nouvelles défaites, une en Alsace et une en Lorraine, sur le sol français lui-même quand on avait toujours cru que la guerre se ferait chez l'ennemi. Cette douche froide s'est accompagnée de quelques émeutes que l'Empire a dû vite réprimer. Dès lors, informer la population parisienne des défaites militaires est devenu quelque peu diplomatique. C'est à cette aune qu'il est précieux de pouvoir consulter la presse étrangère. Car, surpris par les défaites françaises, les journalistes anglais, belges ou suisses n'ont pas le même souci de cacher la gravité de la situation à leurs lecteurs. C'est vers cette presse-là qu'il convenait de se tourner pour obtenir une information plus objective. On comprend dès lors un aspect humoristique latent du sonnet de Rimbaud. L'idée d'une gravure belge vendue à Charleroi n'offre pas tant l'exercice d'une caricature libre outrancière que l'image objective de la réalité du mythe dynastique impérial.
Dans sa lettre du 25 août 1870 à Izambard, Rimbaud se plaint de ne plus obtenir d'informations par les journaux. Depuis quelque temps, il ne semble plus avoir accès qu'au seul Courrier des Ardennes. Un dépouillement systématique de ce journal serait intéressant à mener. Mais, on comprend que Rimbaud en est encore à l'image de sa patrie qui se lève enthousiaste, on sent que Rimbaud n'a pas encore pris la pleine mesure de la situation de détresse de l'armée française. Il devait en tout cas déjà considérer que le rapport de forces n'était pas aussi déséquilibré qu'il y avait paru dans l'opinion française en juillet. A son professeur, il précise tout de même que la population de Charleville est bien légère quand on songe aux "assiégés de Metz et de Strasbourg". Il ne tient pas un discours défaitiste, mais il appréhende la guerre dans toutes ses conséquences cruelles.
Les batailles du mois d'août furent particulièrement sanglantes et nous ne devons pas oublier que l'intensité de cette guerre a beaucoup diminué pour nous qui l'oublions presque à cause des deux guerres mondiales, à cause aussi d'une Histoire qui privilégie naturellement la Révolution et les guerres du Premier Empire. Mais la rapide guerre de 1870 a marqué plusieurs générations avant de céder la place à la Première Guerre Mondiale. Les prussiens vont avoir leur équivalent des charges de cuirassiers à Reischoffen. Leurs victoires ne doivent pas cacher leurs propres erreurs et leurs propres massacres inutiles. Le sonnet "Le Mal" illustre la prise de conscience par Rimbaud de cet écroulement en masses d'hommes envoyés à la mort sur un ordre stupide parfaitement inutile. Les informations sur Reischoffen ne sont certainement pas pour rien dans la composition du sonnet "Le Mal". Rappelons enfin que "Les Cuirassiers de Reischoffen" ce sera le titre d'un poème en sizains d'octosyllabes d'Emile Bergerat, et il s'agit sans aucun doute d'un des divers modèles du "Chant de guerre Parisien". Des poèmes en quatrains d'octosyllabes du même auteur et certaines des Idylle prussiennes de Banville expliquent le choix de cette forme pour le "Chant de guerre Parisien" de Rimbaud au moment du siège de Paris par l'armée versaillaise cette fois.
Je n'ai pas parlé de tous les poèmes qui ont pour thème la guerre franco-prussienne et je vais pourtant m'arrêter ici. Je pense avoir réussi à articuler la chronologie historique et les valeurs de témoignage de quelques poèmes d'époque de Rimbaud. Je ne crois pas qu'on ait jamais serré ainsi d'aussi près les informations au jour le jour à peu près sur la grande histoire pour éclairer certains détails des poèmes qui, sans cela, passeraient inaperçus ou ne seraient pas envisagés dans toute leur portée.

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