lundi 24 avril 2017

Charles Loyson et les vieux catholiques

Les poèmes "Je préfère sans doute..." et Vu à Rome figurent sur la même page de l'Album zutique, le recto du feuillet 3.
Le fait remarquable qui rapproche ces deux poèmes, c'est que d'un côté le morceau "Vu à Rome" contient la mention "schismatique" et de l'autre côté le dizain "Je préfère sans doute..." contient la rime "jacinthes"::"hyacinthe" (notons au passage une irrégularité de pluriel à singulier).
"Je préfère sans doute..." reprend la forme du dizain de rimes plates AABBCCDDEE à la manière de Coppée, le dizain historique étant en principe un quatrain de rimes croisées ABAB suivi d'un sizain CCDEED, ce qui donne une forme ABABCCDEED. Le dizain "Je préfère sans doute..." reprend également très nettement des expressions de dizains de Coppée, et il en démarque une rime bien précise.
L'amorce du poème "Je préfère sans doute..." est une reprise d'un enjambement aux deux premiers vers du treizième dizain de la première série de Promenades et intérieurs, celle qui a été publiée dans le second Parnasse contemporain, dès 1869-1870 sous forme de fascicule, mais le volume complet du second Parnasse contemporain venait de paraître au cours de l'été 1871, en même temps qu'en juin et juillet une seconde série était publiée d'abord dans Le Moniteur universel, ensuite dans Le Monde illustré. Mais c'est le dizain entier qu'il convient de citer, car Rimbaud a pris bien plus à ce dizain que les quatre mots : "je", "préfère", "sans doute". En effet, le troisième vers du dizain de Coppée : "S'emplit de l'odeur forte et tiède des jardins[,]" permet d'établir une série de liens avec le second vers (de Verlaine) du "Sonnet du Trou du Cul" : "Il respire, humblement tapi parmi la mousse", vers où l'adverbe "humblement" me paraît volontairement anticiper le titre du recueil à venir de Coppée, avec le troisième vers de la parodie d'Armand Silvestre qu'est le quatrain "Lys" : "L'Aurore vous emplit d'un amour détergent !" et aussi avec le thème de "Vu à Rome" où des "nez fort anciens" respirent de "l'immondice schismatique". Or, dans le dizain printanier "Je préfère sans doute..." des chiens viennent triturer au milieu des Buveurs d'odorantes jacinthes. L'idée d'un nez offert aux mauvaises odeurs apparaît également dans le dizain "J'occupais un wagon..." : "Vers les brises", "l'ennui d'un tunnel, sombre veine", "près Soissons, ville d'Aisne". D'ailleurs, "vers les brises" fait quelque peu écho au "en plein vent" de ce dizain de Coppée que nous allons citer, et remarquons que ce "Vers les brises" et "tunnel" ont l'air d'avoir une correspondance dans "Vers la prairie étroite et communale". Enfin, la fin du dizain "Je préfère sans doute..." reprend d'autres éléments du dizain de Coppée : "Sur la table d'ardoise" est une démarcation de "sur les tables de bois" avec un passage de second à premier hémistiche, tandis que la superbe clausule "La toux des flacons noirs qui jamais ne les grise" démarque "hoquet des cruchons qu'on débouche" et "gros verres trinquant", voire pour le son et l'allure de la formule finale "Le grincement rhythmé des lourdes balançoires". L'adjectif de "flacons noirs" est lui-même repris à "ramures noires".

      Champêtres et lointains quartiers, je vous préfère
      Sans doute par les nuits d'été, quand l'atmosphère
      S'emplit de l'odeur forte et tiède des jardins.
      Mais j'aime aussi vos bals en plein vent d'où, soudains,
      S'échappent les éclats de rire à pleine bouche,
      Les polkas, le hoquet des cruchons qu'on débouche,
      Les gros verres trinquant sur les tables de bois,
      Et, parmi le chaos des rires et des voix
      Et du vent fugitif dans les ramures noires,
      Le grincement rhythmé des lourdes balançoires. 

Rimbaud s'est inspiré également du dizain VII de la première série de Promenades et intérieurs. Il a en particulier démarqué une rime : "baguettes"::"guinguettes" en inversant l'ordre des termes et en optant pour le singulier : "guinguette"::"baguette". Il convient de citer ce dizain in extenso.

       Vous en rirez. Mais j'ai toujours trouvé touchants
       Ces couples de pioupious qui s'en vont par les champs,
       Côte à côte, épluchant l'écorce de baguettes
       Qu'ils prirent aux bosquets des prochaines guinguettes.
       Je vois le sous-préfet présidant le bureau,
       Le paysan qui tire un mauvais numéro,
       Les rubans au chapeau, le sac sur les épaules,
       Et les adieux naïfs, le soir, auprès des saules,
       A celle qui promet de ne pas oublier
       En s'essuyant les yeux avec son tablier.

"Vous en rirez" : Coppée ne croyait pas si bien dire. Ce dizain a eu un réel succès zutique. Le verbe "Epluche" du dizain "Oaristys" de Charles Cros s'inspire sans doute de l'expression "épluchant l'écorce de baguettes", mais encore le vers "Je vois le sous-préfet présidant le bureau" semble repris au début du dizain de Verlaine "Le sous-chef est absent du bureau : [...]".
 Si nous consultons l'unique tome de la correspondance de Verlaine édité par Michael Pakenham, nous savons que le 14 juillet 1871, celui-ci a envoyé à Léon Valade une forme d'enchaînement de deux dizains à la manière de Coppée. Nous nous efforçons de le reproduire ci-dessous :

                                            Promenades et intérieurs
.........................................................................................................
                                         LXII

Bien souvent, dédaigneux des plaisirs de mon âge
J'évoque le bonheur des femmes de ménage.
Ayant changé de sexe en esprit, bien souvent
Un cabs à mon bras et mon nez digne au vent,
J'ai débattu les prix avec les revendeuses.
Bien souvent j'ai, sous l'oeil des bourgeoises grondeuses
Et non sans quelque aplomb qu'on ne saurait nier,
Dirigé cette danse exquise du panier
Dont Paul de Kock nous parle en mainte parabole.
La nuit vient : je m'endors et j'aime Rocambole.
                                          LXIII
Le sous-chef est absent du bureau : j'en profite
Pour aller au café le plus proche au plus vite,
J'y bois à petits coups en clignotant les yeux
Un mazagran avec un doigt de cognac vieux
Puis je lis - (et quel sage à ces excès résiste ?)-
Le Journal des Débats, étant orléaniste.
Quand j'ai lu mon journal et bu mon mazagran,
Je rentre à pas de loup au bureau. Mon tyran
N'est pas là, par bonheur, sans quoi mon escapade
M'eût valu les brocards de plus d'un camarade.
                                         LXIV
......................................................................................

Ces deux dizains ont été reportés par Verlaine dans l'Album zutique, mais à deux endroits distincts, et seule cette lettre témoigne d'un projet originel d'enchaînement des dizains. C'est ce projet originel que Rimbaud imite sur le recto du feuillet 3 de l'Album zutique.

                                         ~~~~~~
J'occupais un wagon de troisième : un vieux prêtre
Sortit un brûle-gueule et mit à la fenêtre,
Vers les brises, son front très calme aux poils pâlis.
Puis ce chrétien, bravant les brocarts impolis,
S'étant tourné, me fit la demande énergique
Et triste en même temps d'une petite chique
De caporal, - ayant été l'aumônier chef
D'un rejeton royal condamné derechef, -
Pour malaxer l'ennui d'un tunnel, sombre veine
Qui s'offre aux voyageurs près Soissons, ville d'Aisne.
                                          ~~~~~~~~
Je préfère sans doute, au printemps, la guinguette
Où des marronniers nains bourgeonne la baguette,
Vers la prairie étroite et communale, au mois
De mai. De jeunes chiens rabroués bien des fois
Viennent près des Buveurs tritures des jacinthes
De plate-bande. Et c'est, jusqu'aux soirs d'hyacinthe,
Sur la table d'ardoise où, l'an dix-sept cent vingt
Un diacre grava son sobriquet latin
Maigre comme une prose à des vitraux d'église
La toux des flacons noirs qui jamais ne les grise.

                                                                  François Coppée.
                                                                                 A. R.

Il faut bien mesurer que les deux dizains de Rimbaud s'inspirent des deux dizains enchaînés de Verlaine, en même temps que de dizains authentiques de Coppée. Mieux encore, Rimbaud a repéré les dizains parodiés par Verlaine pour les parodier à son tour. Verlaine s'est inspiré d'autres dizains, par exemple le second : "Prisonnier d'un bureau, je connais le plaisir / De goûter, tous les soirs,..." Charles Cros semble également s'inspirer du modèle initial de Verlaine, puisque "la bonne" dans "Oaristys" fait écho au "bonheur des femmes de ménage" de la parodie verlainienne. Rimbaud a démarqué parfois de très près les dizains de Verlaine. L'incipit : "J'occupais un wagon de troisième : un vieux prêtre", reprend l'incipit "Le sous-chef est absent du bureau : j'en profite", dans la mesure où nous avons dans les deux cas un rejet d'un groupe prépositionnel de trois syllabes à la césure ("du bureau :", "de troisième :") et un même recours au double point à la suite du rejet. Rimbaud a repris le mot "brocards" au même dizain de Verlaine, à la faute d'orthographe près "brocarts" par confusion avec un homophone. Nous sommes même tentés par une comparaison entre l'avant-dernier vers de "Je préfère sans doute..." et l'avant-dernier vers de "Bien souvent, dédaigneux..." : "Dont Paul de Kock nous parle en mainte parabole[,]" et "Maigre comme une prose à des vitraux d'église", tandis que l'expression "bien souvent" à la rime d'un vers 3 est altérée par Rimbaud en "bien des fois" à la rime d'un vers 4.
Je reviendrai une autre fois sur les réécritures de dizains de Coppée et de Verlaine. Je voulais seulement souligner l'intensité parodique de ces contributions zutiques. Il me reste à ajouter que, Coppée étant l'auteur d'une plaquette Plus de sang dénonçant la Commune, le persiflage ne peut pas échapper dans les premiers vers du dizain de Rimbaud, quand il fait jouer la lourde redondance de "au printemps" à "au mois / De mai", avec le rejet d'un vers à l'autre, d'autant qu'entre les deux indications temporelles Rimbaud fait passer l'adjectif "communale" qui rappelle l'événement majeur du printemps de 1871, cette Commune qui, commencée le 18 mars, sinon le 28 mars pour sa date officielle, finira dans la répression sanglante en mai. La prairie est "étroite" parce que Coppée méprise ce qu'il estime un acte de folie, c'est ainsi qu'il en parle dans Plus de sang. Enfin, précisons que si nous parlons aujourd'hui de "communards", sinon de "communeux", la "Commune" est un mouvement "communaliste", l'adjectif "communale" a donc toute raison d'évoquer l'événement conspué par Coppée dans une plaquette et tout prochainement à l'Odéon avec la pièce Fais ce que dois.
Mais, la fin de "Je préfère sans doute..." nous entraîne sur une série d'allusions qui ont l'air d'excéder le seul cadre des réécritures de passages coppéens. La rime "jacinthes"::"hyacinthe" avec son irrégularité (le "s") est un jeu de mots étymologique : la jacinthe vient de Hyacinthus. Ensuite, nous avons une évocation d'un diacre de 1720 au sobriquet latin. Ce diacre a été identifié par Jean-Luc Steinmetz en 1989, il s'agit du diacre Pâris qui s'était dressé contre la bulle Unigenitus du pape Clément XI elle-même tournée contre le jansénisme. A partir de 1720, le diacre Pâris dut se cacher et il le fit sous son nom de baptême "Monsieur François". Dans le prolongement de cette identification, certains rimbaldiens, comme Marc Ascione en 1991, considèrent alors que la "table d'ardoise" correspond à une pierre tombale et cette "toux des flacons noirs" aurait à voir avec les convulsionnaires qui se rendaient sur la tombe du diacre au cimetière de Saint-Médard dans l'espoir d'un miracle. Ces inférences sont peut-être un peu rapides, elles ne sont pas pleinement étayées, mais ce qui est certain c'est qu'au-delà de l'écho avec le prénom de Coppée le diacre de 1720 coïncide avec la situation du Père Hyacinthe au moment même où Rimbaud compose son poème. De son vrai nom Charles Loyson, le Père Hyacinthe est un prêtre qui a été excommunié en 1869. Le père Hyacinthe avait des opinions libérales et gallicanes. S'intéressant à la question de l'amour conjugal dans ses prêches, il allait se marier en 1872. Mais Rimbaud a écrit son poème en octobre 1871. Qu'a pu retenir ou savoir Rimbaud ? A-t-il su que le père Hyacinthe fut non seulement proche de monseigneur Dupanloup, mais aussi du Monseigneur Darboy dont l'assassinat fut un des principaux reproches faits aux communards ? En tout cas, c'est en septembre 1871 même que le père Hyacinthe participe à Munich aux réunions des vieux catholiques et il y fait des conférences. A la date où Rimbaud écrit son poème, il en a au moins déjà prononcé une en septembre. Le père Hyacinthe ne parle pas allemand, mais il est l'un des rares français à participer à ce mouvement des vieux catholiques. Il ne s'agit de rien moins que d'un schisme. En effet, avec la bulle sur l'infaillibilité pontificale, beaucoup de gallicans en France ont été tentés par le schisme, mais celui-ci a bien eu lieu dans des pays germaniques (Pays-Bas, Allemagne, Suisse). Dans l'édition du centenaire dirigée par Alain Borer, qu'hélas je ne possède plus, Marc Ascione a repéré l'allusion au père Hyacinthe dans la rime particulière de ce dizain "jacinthes"::"hyacinthe" à proximité d'une allusion au diacre Pâris.
Etrangement, il n'est fait aucune mention de cette piste de lecture dans le livre Arthur Rimbaud et le foutoir zutique alors même que son auteur Bernard Teyssèdre a souvent tendance à superposer sans fin les pistes de lectures au sujet des premières contributions rimbaldiennes à l'Album zutique.
Il me semble que des recherches sont à mener dans la presse des mois de septembre-octobre 1871. Il conviendrait également de déterminer qui était présent au dîner des Vilains Bonshommes de la fin septembre, Léon Dierx, Armand Silvestre,... Coppée, Dierx, Silvestre, ou certains de leurs proches se sont-ils exprimés au sujet des vieux catholiques ou bien du père Hyacinthe ? Telles sont les questions qui se posent pour apprécier au plus près les contributions du recto du feuillet 3 de l'Album zutique. Mais, ce qu'il convient encore de remarquer, c'est qu'après avoir transcrit deux dizains à la manière de Coppée et un monostiche faussement attribué à Ricard, Rimbaud a transcrit sur la marge laissée à gauche la parodie "Vu à Rome" de Léon Dierx et une parodie de Verlaine intitulée au singulier "Fête galante". Or, cela fait que sur la même page manuscrite, nous avons la rime "jacinthes"::"hyacinthe" et l'expression "immondice schismatique" : "hyacinthe" et "schismatique", deux mots qui imposent à l'esprit les conférences du père Hyacinthe à Muncih au milieu des schismatiques vieux catholiques.
Le poème "Vu à Rome" commence par un jeu d'emboîtement : Rome ville de la chrétienté, en son centre la chapelle Sixtine liée à l'élection du pape, ensuite des "emblèmes chrétiens" qui recouvrent une cassette écarlatine, et donc ensuite cette cassette même et enfin des "nez fort anciens", mais le quatrième vers a des allures de pied-de-nez : "Où sèchent des nez fort anciens". Autant l'expression "fort anciens" les désignent comme vénérables, antiques, autant le verbe "sèchent" accable la décrépitude de ces nez reliques. En même temps, trésor au sein de la cassette, ces nez sont plutôt des organes de la perception. Le second quatrain précise le prestige de ces nez de premiers chrétiens, de chrétiens modèles. Mais l'ironie est dans le parallélisme des relatives : "Où sèchent des nez fort anciens", "Où se figea la nuit livide, / Et l'ancien plain-chant sépulcral." Enfin, le troisième quatrain apporte l'information utile au temps présent. Quotidiennement, tout est fait pour provoquer le schisme entre le pouvoir papal et ces odorats délicats de premiers chrétiens, ce qui semble faire écho au nom de "vieux catholiques" refusant la nouveauté de l'infaillibilité pontificale. Rimbaud renvoie certainement dos à dos le pape et les vieux catholiques, puisque les "nez fort anciens" qui ne sont pas des vieux catholiques mais qui y sont assimilés à cause de "l'immondice schismatique" n'ont qu'une "sécheresse mystique".
Evidemment, le poème pose le problème des limites référentielles. Je ne connais pas de "cassette écarlatine" conservée dans la chapelle Sixtine. Il se trouve juste que la basilique Saint-Pierre de Rome est le lieu qui réunit le plus grand nombre de reliques chrétiennes au monde, devant paraît-il l'église Saint-Sernin à Toulouse. Mais quelles reliques peuvent être conservées dans la chapelle Sixtine, je l'ignore. Dans le même ordre d'idées, j'ai cherché à mieux connaître les rituels du Vatican, je suis tombé sur un ouvrage de 1842 qui décrit les processions dans la chapelle Sixtine au moment de Pâques, etc., mais je n'ai pas trouvé trace d'un rituel quotidien. Cette "poudre fine" serait l'encens papal, c'est raisonnablement la lecture référentielle la moins risquée qui soit. Et on peut penser que cette "poudre fine" participe de l'ironie funèbre de ce poème, en allusion au Quia pulvis es et in pulverem reverteris. Le dernier mot du poème est "réduit".
 La signature "Léon Dierx" a pu faire songer par équivoque au pape Léon Dix. Sans que cela ne soit exclu, je remarque que les travaux sur la chapelle Sixtine sont plus volontiers associées à des papes antérieurs et postérieurs à Léon Dix, même si celui-ci est quelque peu au centre de cette chronologie. Léon Dierx n'a pas composé non plus tant de poèmes en vers de huit syllabes et l'exception qu'est la plaquette immédiatement contemporaine du 7 octobre 1871 Paroles du vaincu a l'inconvénient de traiter d'un sujet qui n'a rien à voir. Pourtant, Rimbaud joue sur la métaphysique des sens de la vue, de l'ouïe et de l'odorat dans les poèmes de Léon Dierx. Quelque peu disciple de Léconte de Lisle avec lequel il partage des origines réunionnaises, Léon Dierx n'est pas un pieux chrétien. Mais sa poésie ne va pas sans une angoisse spirituelle face à l'absence de réponse du vaste univers, et la construction parodique de "Vu à Rome" consiste à mettre à contribution le sentiment tantôt vaniteux, tantôt effrayant de la quête métaphysique propre à Léon Dierx pour offrir un discours ironique grinçant contre l'Eglise et la foi. Le titre Lèvres closes est ainsi fortement significatif au-dessus du titre de poème "Vu à Rome", puisque par ce geste Rimbaud détermine un ajout dans un recueil qui a une réflexion métaphysique orientée. Enfin,, je maintiens assez fermement que, si nous ne nous arrêtons pas à l'octosyllabe, Rimbaud s'est inspiré des premiers poèmes en alexandrins du recueil Lèvres closes. C'est ce qui explique le choix de quatrains à rimes croisées ABAB, type de quatrain tout à fait banal, mais qui est précisément celui du prologue dédié à Leconte de Lisle, prologue dont le premier vers "J'ai détourné mes yeux de l'homme et de la vie" a quelque chose d'un ascète de Thébaïde.
Nous pouvons même aller plus loin.
Prenons le premier quatrain de "Vu à Rome" et le premier du "Prologue" des Lèvres closes.

        Il est à Rome, à la Sixtine,
        Couverte d'emblèmes chrétiens,
        Une cassette écarlatine
        Où sèchent des nez fort anciens :

        J'ai détourné mes yeux de l'homme et de la vie,
        Et mon âme a rôdé sous l'herbe des tombeaux,
        J'ai détrompé mon coeur de toute humaine envie,
        Et je l'ai dispersé dans les bois par lambeaux.

Nous avons deux mouvements qui s'opposent, d'un côté une concentration, de l'autre un détournement suivi d'une dispersion, et j'y ajouterais l'opposition du titre "Vu à Rome" face "J'ai détourné les yeux", mais dans les deux cas c'est la première rime qui féminine et à chaque fois elle appuyée sur une voyelle "'i" (-ine face à -ie). Ensuite, les "tombeaux" sont à rapprocher du réceptacle qu'est la "cassette écarlatine" et les "nef fort anciens" sont quelque part des "lambeaux" de chair humaine.
Le second quatrain du poème de Léon Dierx s'ouvre à nouveau par une profession de foi d'ascète de Thébaïde, décidément : "J'ai voulu vivre sourd aux voix des multitudes" et il se prolonge par une comparaison dont le moule a visiblement inspiré le second octosyllabe de "Vu à Rome" : "Comme un aïeul couvert de silence et de nuit". Les "nez fort anciens" sous une "cassette écarlatine" "Couverte d'emblèmes chrétiens" sont l'équivalent d'un "aïeul couvert", et vu que "Vu à Rome" est admis comme un ajout au recueil dûment intitulé Lèvres closes, ces nez au fond d'une "cassette écarlatine" doivent moins se sentir couverts des emblèmes qui ornent l'extérieur de leur espèce de caveau que de silence et de nuit. Rimbaud parle lui-même de "nuit livide". La fin du second quatrain de Léon Dierx parle de "songes frais" quand le premier quatrain de Rimbaud se ponctue par des "nez fort anciens" qui "sèchent". Le premier vers du troisième quatrain enchaîne avec le mot  "sépulcre" précisément : "Mais le sépulcre en moi laissa filtrer ses rêves", en lui conférant une vie mystique à laquelle s'oppose la sécheresse du poème rimbaldien. L'expression "lèvres closes" est à la rime du premier vers du quatrième quatrain du prologue du recueil de Léon Dierx, et la fin de ce poème liminaire évoque l'idée de recéler quelque chose d'effroyable qui fait dire au poète qu'il sent les morts comme des "âmes inquiètes" qui veulent parler parmi les frissons des vents. A cela s'oppose la réduction tout poudre et sécheresse du poème de Rimbaud.

Le recueil de Léon Dierx enchaîne ensuite sur le poème "Lazare" où l'adjectif "Livide" repris par Rimbaud figure au début du deuxième vers. Le poème "Lazare" évoque la figure célèbre d'un ressuscité, un premier ressuscité avant Jésus et par Jésus. Il est assez évident que l'absence de vie des nez qui sèchent dans la pièce zutique fait violemment contraste à un tel thème biblique. Cette figure revenue de la mort provoque la peur et Léon Dierx exprime cela avec un vers dont il n'est décidément pas douteux que Rimbaud s'en soit inspiré : "Et le sang se figeait aux veines du plus brave," offre une note d'épouvante clairement reprise par le vers "Où se figea la nuit livide[.]" Le mot "sépulcre" apparaît deux vers plus loin, c'est déjà sa deuxième occurrence au sein du recueil de Dierx. En revanche, le quatrain de "Lazare" est aux rimes embrassées, le type ABBA. Le début du recueil est fortement marqué par un refus de l'absence de vie métaphysique, c'est ce qu'exprime le poème "L'Invisible lien" où nous retrouvons les quatrains à rimes croisées ABAB, poème dont le discours doit s'opposer à l'ironie cinglante de l'alliance de mots "sécheresse mystique" de la réplique zutique.
Enfin, le contenu du recueil Lèvres closes semble avoir évolué, puisque je trouve des éditions avec cet autre poème L'Odeur sacrée dédié à Armand Silvestre. Nous retrouvons le lien de l'odorat qui permet de rapprocher les parodies zutiques "Lys" et "Vu à Rome", sans revenir sur les liens plus étendus que nous avons évoqués plus haut. Il faut nettement insister sur le fait que les mots et tournures de "Vu à Rome" ont essentiellement des résonances avec les trois premiers poèmes des Lèvres closes plutôt qu'avec tout le reste de l'oeuvre de Léon Dierx, et le poème "L'Odeur sacrée" malgré la dédicace à Silvestre n'offre pas prise à une analyse en termes de réécriture au plus près d'un autre poème de Dierx, mais une comparaison soulignant le contraste, l'opposition des discours entre le poète Dierx et le zutiste Rimbaud demeure tout de même pertinente. Il est question de "frais souvenirs" où "tout revit, revient et se revoit", mais aussi des "espoirs embaumés que de loin il aspire" le rêveur et d'une croyance finale en une résurgence de "voix de son enfance" qui mélange de "clairs matins" à la "douceur du soir".
Rimbaud refuse cette douceur aux églises.

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