mercredi 27 avril 2016

Mémoire à la lumière de Rimbaud

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Lien Not my memory

J'ai envie d'écrire un article sur "Mémoire" et plutôt que de lire attentivement un ensemble d'articles sur ce poème avant d'offrir ma propre étude fouillée je préfère céder à l'impulsion du moment qui me donne envie de confier ce que je pense. Je reviendrai sans aucun doute sur ce que je vais écrire présentement, mais j'ai besoin d'un galop d'essai et j'ose croire que le lecteur fera tout son profit de la plus grande clarté de discours d'une approche spontanée.
Les principaux articles sur "Mémoire" sont à mon sens réunis dans le volume Parade sauvage numéro 24 paru en 2013, il s'agit de l'article de Benoît de Cornulier "Aspects du symbolisme de Rimbaud dans Mémoire" (pp.77-146) et de celui de Philippe Rocher "Formes et mouvements de la lumière et du silence" (pp. 201-242). L'article de Cornulier doit être complété par un autre qu'il a donné dans ses Cahiers du Centre d'Etudes Métriques n° 6 "De l'analyse métrique à l'interprétation de Mémoire comme élément d'un diptyque de Rimbaud" (pp. 57-98) et qui peut être consulté sous un format PDF sur la toile : Lien vers cet article
Dans son livre Stratégies de Rimbaud, Steve Murphy s'est longuement penché sur le poème "Mémoire", plus de 160 pages, il a alors réuni une étude fleuve sur le poème "La poétique dans la mélancolie dans Mémoire" à une approche philologique du manuscrit nouvellement apparu "Famille maudite" qui offre une nouvelle version du poème "Mémoire" coiffé d'un nouveau titre et d'un surtitre cette fois, l'énigmatique "D'Edgar Poe". Mais la synthèse me semble encore trop conjecturale et abstraite.
Plusieurs articles ont été publiés par ailleurs sur ce poème. J'ai possédé des articles en français et en anglais de Ross Chambers, Nathaniel Wing, Peter Collier, Marie-Paule Berranger, Henri Meschonnic, Alexandre Amprimoz, Michel Collot, Paule Lapeyre, Jean-Pierre Giusto, James Lawler, Michael Riffaterre, mais leur perte n'est sans doute pas essentielle. Beaucoup de choses inutiles ont été dites sur "Mémoire", mais après bien d'autres il faut revenir sur le faux départ de l'exégèse selon Paterne Berrichon. Celui-ci a proposé une lecture biographique qui consistait à identifier "Madame" à la mère du poète et "l'homme" à Arthur Rimbaud lui-même, au mépris des connotations conjugales "Elle, toute / Froide et noire, court ! après le départ de l'homme!" L'entité féminine du poème a perdu en réalité celui qui rassemblait les qualités d'un bon parti. Cette lecture biographique a été retouchée ensuite et "l'homme" a été identifié au père de Rimbaud. Selon certains commentateurs, une lecture à composante biographique serait tout à fait défendable. Je n'en crois rien. Cette lecture est complètement aléatoire et elle ne se fonde que sur un court extrait du poème, la troisième section qui réunit le portrait d'une dame en présence d'enfants qu'un homme abandonne. Toutefois, rien ne dit que ces "enfants" soient ceux de cette "Madame" qui certes se préparait à en avoir puisqu'il est question de "couches prêtes" et rien ne dit que le Moi de l'ultime section du poème soit un de ces enfants en train de lire dans la prairie.
Sans même rappeler que Rimbaud, s'il avait publié cette composition en 1872 ou plus tard, l'aurait livrée à un public ignorant de son histoire personnelle, il faut considérer que le poème raconte une petite histoire métaphorique cohérente tout au long des cinq sections qui le composent et que cette histoire n'invite nullement le lecteur à envisager une transposition de type biographique.
Par une sorte de mouvement de balancier, une approche opposée a consisté à lire ce poème comme une suite de libre associations d'images, selon une dynamique capricieuse de l'auteur qui s'apparenterait à l'incohérence du rêve. Cette croyance en une lecture poétique intéressante d'une suite de libres associations d'idées vient de ce que les premiers lecteurs de Rimbaud ne comprenaient rien à l'œuvre de Rimbaud, mais certains en percevaient le génie intuitivement, tandis que d'autres sentaient l'argument d'autorité d'un Verlaine, puis d'un Claudel, puis d'un Breton ou Valéry, etc., qui imposait de considérer comme génial ce qui était ressenti comme une suite assez aléatoire d'images et impressions. Cette croyance persiste encore à l'heure actuelle. Ainsi, lors d'une conférence du 06 avril 2016 dont une capture vidéo a été mise en ligne  ICI , Yoshikazu Nakaji, commentant le sonnet "Voyelles", affirme sans preuve que le sonnet est en partie raté et moins réussi que le sonnet "Les Correspondances" de Baudelaire, que les images associées aux voyelles ne relèvent d'aucun système explicatif (et l'idée d'un tableau dressé lettre par lettre ?) et qu'il aurait été loisible au poète de poursuivre indéfiniement ses séries de rapprochements fondés sur des rapports analogiques divers et gratuits. Dans le même ordre d'idées, Fabrice Luchini qui a créé un spectacle où il essaie (à mon avis bien timidement et fort paresseusement) de cerner le sens des poèmes de Rimbaud rappelle sans arrêt que personne ne comprend rien aux poèmes en prose des Illuminations et que finalement quand on lit Le Bateau ivre nous nous demandons ce que cela veut dire (lien vers une de ses interviews radiophoniques récentes). Pourtant, à la lecture du Bateau ivre, s'il est légitime de se poser la question de la référence quant aux images, nous sommes pris par un récit tout à fait cohérent où l'erreur de lecture courante consistait seulement à croire qu'à la fin du poème le bateau regrette les visions parce qu'il est revenu au port, alors que, pas du tout, il est toujours en mer, sauf qu'elle est devenue désespérément calme, comme morte.
Dans le cas de Mémoire, c'est par le récit qu'il convient de commencer et non pas par un déchiffrement laborieux image par image. Le déchiffrement commence même parfois par le premier mot du titre dans certains commentaires. Le titre "Mémoire" qui ne pose pas problème en soi est parfois envisagé comme un jeu de mots avec "mes moires", ce qui est aléatoire et ce qui est même anachronique. En effet, il faut distinguer le travail du poète et l'effort du lecteur face à un texte hermétique. Si le poète veut créer un jeu de mots entre "mémoire" et "mes moires", il doit le mettre en œuvre dans sa création, il ne peut pas envisager que d'évidence le mot "papier" va suggérer "pas pied" par exemple. Cela n'a aucun sens, sauf que depuis quelques décennies une véritable littérature du commentaire de poèmes s'est développée et qu'aucune distinction n'est faite entre l'ingéniosité de l'effort du lecteur et l'ingéniosité de l'effort du poète. Certains poèmes contemporains explorent sans doute cette idée d'équivoques phonétiques implicites, mais il s'agit d'une perversion liée à la prolifération des analyses universitaires sur la poésie. Du point de vue poétique, le principe n'est pas naturel. Les équivoques de ce genre existent, mais elles sont amenées par la composition.
Le déchiffrement s'accompagne aussi de rapprochements intertextuels fort nombreux et dans le cas de "Mémoire", quantité de poèmes sont considérés comme des modèles de départ de la pièce rimbaldienne, comme si Rimbaud avait travaillé quinze ans sur ses quarante vers, comme s'il était une encyclopédie vivante, comme si par une heureuse coïncidence il avait lu précisément un ensemble de poèmes ou d'extraits littéraires dispersés dans une masse importante de livres, volumes et recueils. Il n'est pas question de négliger l'importance de l'intertextualité, mais il faut la soumettre à un fil directeur et parfois aussi relativiser le rapport à une source. Le critique universitaire effectue un travail d'expertise qui consolide des rapprochements vécus sur un mode plus diffus par le poète.
Ici, je vais me contenter de préciser le récit du poème dont nous connaissons deux versions "Famille maudite" et "Mémoire", et je vais effectuer surtout des rapprochements avec d'autres poèmes de Rimbaud pour travailler à cerner la finesse d'évolution du poète et le sens que cela confère à sa création.

Les deux premiers quatrains forment la première section, celle qui est numérotée I dans la version intitulée "Mémoire". Le poète y présente une "eau claire" ou "pure" (variante de "Famille maudite) qu'il compare en poète à des émotions fortes, notamment érotiques. Il est question de la volupté des larmes chez les enfants, puis de la blancheur de lait du corps des femmes, puis d'une scène étonnante d'un habit provocateur d'une faible pucelle, puis d'un quasi blasphème avec un "ébat des anges". La blancheur de la peau est célébrée comme nudité libre et la métaphore militaire "assaut" prépare l'image guerrière d'une pucelle défendant comme Jeanne d'Arc les murs d'une cité. La relation initiale est de la blancheur de lys au soleil et les motifs du "lys" et de la "pucelle" imposent l'idée d'une destinée française de cette eau pure. Dans "Famille maudite", la pertinence des rapprochements est fragilisée par le recours à la conjonction "ou" qui semble disjoindre les éléments, qui semble les mettre en concurrence et ruiner ainsi l'émotion de la vision. La version du poème "Mémoire" est autrement plus efficace et limpide. Les visions sont juxtaposées, puis balayées par un "non" au milieu du vers 5.
Au plan du second quatrain, le poète va opposer le "courant d'or en marche" à une "Eau sombre". La dissociation est déconcertante dans le cas du poème "Famille maudite", nous avons d''un côté "L'Eau" dont on sait qu'elle est un "courant d'or en marche" et de l'autre "L'Eau sombre". Le lecteur doit comprendre de lui-même que le syntagme ramassé "L'Eau" répété aux vers 1 et 6 ne désigne que l'eau pure ou claire par opposition à l'eau sombre qui entre en scène au vers 7. Autrement dt, Rimbaud avait initialement composé une opposition entre six vers sur l'eau claire et deux vers sur l'eau sombre en articulant le basculement de l'une à l'autre sur la suspension du pronom "Elle" en emploi contrastif à la rime du vers 6. Le texte était alors quelque peu ambigu et la version de "Mémoire" est nettement préférable qui élimine les ambiguïtés en évitant les reprises intempestives du mot "eau", en ménageant une remise en cause plus subtiles au moyen d'une négation qui permet aux lecteurs de s'interroger sur le premier quatrain comme suite de leurres. Dans "Mémoire", ce n'est plus l'eau qui "meut ses bras", mais "le courant d'or en marche", le lecteur distingue alors plus aisément un couple "eau claire", "courant d'or en marche" qu'il va opposer à l'eau sombre, à condition d'identifier "sombre" comme adjectif et non comme verbe, ou bien il considère que "l'eau claire" superposait un "courant d'or en marche", et donc un spectacle de lumière liquide, à la réalité d'une "eau sombre".
Dans le cas de "Mémoire", la difficulté de lecture venait essentiellement de l'interprétation de "Elle sombre", expression à cheval entre deux vers qui, dans l'absolu, peut être lue soit comme une suite sujet verbe, soit comme une suite pronom détaché du genre "Elle, regarde-la" et adjectif sombre apposé. La version de "Famille maudite" confirme la deuxième lecture. L'eau est alors passée de "claire" à "sombre" en se dissociant du "courant d'or en marche". La fin du second quatrain confirme en tout cas un refus de la lumière de la part du cours d'eau, puisque l'élément liquide préfère au ciel bleu les voiles  d'un lit à baldaquin que formerait le décor d'une colline et d'une arche. Nous sommes alors dans le mouvement de retrait.
La scène du premier quatrain a bien sûr un caractère royal. Il est question d'un lit à baldaquin ("ciel-de-lit" et "rideaux"), de "lys pur" et du symbole de Jeanne d'Arc avec la "pucelle" ce qui engage la religion. Il est question aussi d'un combat à caractère féodal pour figurer les amours mâle et femelle de l'eau désormais sombre et du courant d'or.
Sachant Rimbaud communard, nous pouvons considérer que le "lys" ou plus loin le "louis" (sous-entendu d'or) sont deux éléments négatifs, mais c'est ici qu'il est intéressant d'observer combien les articulations du récit doivent primer sur le déchiffrement des images. La lumière de l'eau claire assaillant le soleil, l'idée n'était pas négative en soi, malgré l'image du "lys pur". En revanche, le "lys" et la "pucelle" nous annoncent la vraie personnalité de cette eau vouée à trahir son élan premier. En même temps, la lecture que je propose ici reste politique mais renonce à un déchiffrement d'un assaut de la ville communarde de Paris par les versaillais royalistes, comme une approche trop près de certains détails "murs", "défense", "lys", pourraient sembler y convier. Ce que veut peindre le poète, c'est une nature défectueuse de principe femelle. L'eau est gagnée à des valeurs royalistes, à des valeurs de pudeur qui mettent rapidement un terme à l'élan érotique spontané du premier quatrain et à un embourgeoisement que la deuxième section va rendre manifeste.
La grande leçon des deux premiers quatrains, c'est le caractère choquant du retrait qui peut s'illustrer par une citation d'Une saison en enfer, quand la Vierge folle précise la critique faite aux femmes par l'Epoux infernal : "L'amour est à réinventer, on le sait. Elles ne peuvent plus vouloir qu'une position assurée. La position gagnée, cœur et  beauté sont mis de côté [...]". C'est exactement de cela qu'il est question au début de "Mémoire", Rimbaud ayant alors, si nous nous permettons un éclairage psychologique par la situation biographique, une représentation négative et de sa mère, et de la femme de Verlaine.

La deuxième section de deux quatrains nous offre alors l'image de l'intérieur bourgeois de cette "eau sombre" qui s'est retirée sous la protection de la colline et de l'arche. Le verbe "meuble" joue sur la signification étymologique "mobile" et sur l'idée d'aménagement de l'espace. L'eau a un désir de maternité et elle est qualifiée d'Epouse. La scène se déroule après le mariage, après ce qu'elle estime son mariage en tout cas. Mais, confinée dans des occupations d'intérieur, la femme bourgeoise est vouée à la jalousie pour le monde libre. Sa lumière jalouse celle du soleil. L'opposition est rendue dérisoire par l'idée d'un regard et d'une foi qui se confondent avec un "louis" d'or. L'idée de mesquinerie est fort accentuée dans cette seconde partie du poème, et pour le vers "Eh ! l'humide carreau tend ses bouillons limpides !" nous adhérons à la lecture proposée par Benoît de Cornulier. Sur cette carrière liquide comparée à un carrelage de fourneau, la soupe servie est un bouillon bien fade. Je trouve cette lecture plus naturelle que de considérer que l'eau bouillonne ou qu'il y aurait à la surface de l'eau des défauts du genre de "bouillons" dans une vitre". L'approximative rime interne "humide" - "limpides" de deux adjectifs qui plus est appuie bien l'idée de moquerie à l'égard de l'activité bourgeoise de cette "Madame", tout en créant un retour circulaire du lit forcément humide de la rivière à la boisson tout aussi liquide qu'elle sert. En mai 1872, Rimbaud a achevé une composition intitulée "Larme" (et on songe au premier vers de "Mémoire" avec le "sel des larmes d'enfance") où le poète se demandant ce qu'il pouvait bien boire dans une "jeune Oise", dans une jeune rivière, avant de considérer que cela n'était qu'une "liqueur d'or fade et qui fait suer". Au vers 9 de "Mémoire", il n'est plus question d'or, il est parti avec le courant du second quatrain, mais seulement de bouillons insipides, clairets. Leur limpidité fait leur défaut, ils ne sauraient nourrir. Et au vers 10, la qualification "d'or" est flanquée d'une restriction conséquente avec l'adjectif "pâle" dont les connotations prolongent celles de "limpides" au vers précédent. L'enfant royal naïtra dans l'or pâle. Les vers 11 et 12, en revanche, posent une petite difficulté. Normalement, nous avons compris que le texte relevait d'une construction métaphorique où l'eau d'un courant est assimilée à une femme, plus précisément à une dame bourgeoise et assez fière pour se croire une reine. Son pucelage a été pris par un principe mâle, un principe de lumière, le "courant d'or" qui sera nommé "homme" plus loin dans le poème. Pourtant, cette fois, il est question de "fillettes" dont les "robes" pourraient jouer le rôle de "saules" riverains. Nous pourrions nous dire que le poème est alambiqué à plaisir, mais en considérant que malgré tout ce sont les saules au bord de la rivière qui sont assimilés à des fillettes. Cependant, ce serait perdre la valeur de l'énoncé qui veut nous faire comprendre que cette eau-femme échoue à produire un décor chatoyant de saules sur ses bords. Le sens est plutôt le suivant, la Madame se ment en assimilant les robes des fillettes à des saules, elle refuse de voir la vérité, et s'opère alors un travestissement sexuel au plan des "oiseaux sans brides". La femme bourgeoise n'identifierait pas les pulsions et la vie délurée des fillettes. Si l'idée d'une sexualité libérée des fillettes n'a guère de sens, il me semble qu'il faille au moins considérer l'absence de honte des enfants. Ces fillettes présentent l'image de ce qu'a été l'eau claire précédemment quand elle était pucelle, une eau pleine des "larmes d'enfance" dont le corps défiait le soleil. Ici, il est question non pas de l'assaut des corps de femmes, mais de robes usées et défraîchies, proches ainsi de l'or pâle, qui n'en supposent pas moins une relation flûtée à des oiseaux sans brides. Cette dernière image est fortement connotée au plan sexuel, puisque le quatrain suivant enchaîne avec le rappel de la foi conjugale et le motif assez explicite de la frustration jalouse. Cette deuxième section du poème peut être comparée à la description de l'intérieur de la chambre d'un "Jeune Ménage" dans le poème de ce titre daté de la fin du mois de juin 1872, même si domineront les contrastes et les oppositions.

La troisième section de deux quatrains forme le centre du poème. Cette "Madame" affiche un orgueil, une fierté déplacée, et comme nous venions d'évoquer "Jeune Ménage", songeons que les fils du travail (fil au pluriel bien sûr) sont à rapprocher des "mûres" et "résilles dans les coins" de l'appartement et des "marraines mécontentes", qui "entrent", "en pans de lumière, dans les buffets". Insensible, la femme bourgeoise écrase les petites fleurs, la délicate ombelle, et sa propre séduction est liée à une ombrelle, ustensile qui sert à s'abriter du soleil, le principe mâle. Il est alors question d'enfants instruits, capables de lire, dont rien ne dit qu'ils sont ceux de cette Madame, métaphore d'une eau sombre. Il est surtout question du jeu social où la femme veut montrer sa réussite avec des enfants qui savent lire. On se rappellera "la Mère" "très satisfaite" quand l'enfant a été confronté au "livre du devoir" dans Les Poètes de sept ans, d'autant que le prodige révolté se déclare alors amoureux d'une tout autre forme de Nature que celle de la sage "prairie / Prochaine", puisqu'il rêve alors d'une "prairie amoureuse", de "pubescences d'or" et d'un "essor". Certes, le poète affectionnait alors les "choses sombres", mais pas une eau sombre aux "bouillons limpides", plutôt une atmosphère "âcrement prise d'humidité". Face aux lectures richement présentées dans du "maroquin rouge", mais sans aucun doute sélectionnées préalablement par les avis tempérés d'une morale bourgeoise, le poète créait son roman dans les replis de son âme, d'où l'image originale d'une relecture d'un "roman sans cesse médité". Tout cela nous amènerait à considérer que la lecture biographique est tout de même assez pertinente pour le milieu du poème, à ceci près que la "Madame" est en principe une rivière et que le "départ de l'homme" un principe mâle appliqué à la lumière qui se retire. Surtout, sans connaître la vie de Rimbaud, ni même la pièce Les Poètes de sept ans, nous pourrions considérer malgré tout le caractère lisible du passage en considérant que nous avons une figure générale du couple qui se sépare par incompatibilité d'humeur, avec d'un côté une femme qui affiche ses aspirations mesquinement bourgeoises sur le ménage, le mariage, la foi conjugale, la procréation, l'éducation, et en face un principe libre qui ne s'est pas exprimé, mais qui tacitement par sa fuite nous fait comprendre qu'il ne partage les mêmes valeurs, et ici nous nous garderons bien de penser un quelconque instant que cet "homme" principe de lumière soit une figuration du père de Rimbaud, puisque visiblement Arthur avait de la rancune contre lui et n'a pas cherché à le revoir, n'en a jamais fait cas. Le poème a une finalité qui tourne le dos au biographique. Ici, Rimbaud montre un couple qui contraste avec le mariage de la mer et du soleil dans une œuvre contemporaine intitulée "L'Eternité".
Ce départ fait suite aux jugements de valeur sur les excès de "Madame" : "trop debout", "trop fière pour elle". Mais, c'est ici encore une fois qu'il convient de ne pas perdre de vue la nature métaphorique du récit, puisque l'idée de séparation est l'occasion d'un trait d'esprit. L'homme est représenté en phénomène de lumière qui atteint l'horizon et disparaît même derrière la montagne. Nous songeons irrésistiblement à une image solaire qui renvoie à l'idée initiale du "courant d'or en marche" et c'est ici dans cette séparation que le titre final du poème "Mémoire" prend tout son sens, puisque cet homme donne l'image de rayons qui partent dans tous les sens avec la comparaison à des anges prenant des directions opposées à partir d'une route. Non seulement il disparaît, mais il se dissout, ce qui livre la femme à l'amertume des regrets et de la remémoration. Le titre initial "Famille maudite" préférait jouer sur l'idée d'un couple mal assorti avec l'issue tragique pour la mère et les enfants s'il y en a. Et la mémoire, ce sera le reste de lumière que l'élément eau pourra entretenir en soi.

L'enchaînement causal pour ce qui est de la quatrième partie du poème ne pose pas de difficulté particulière : "Regret", "Qu'elle pleure à présent sous les remparts !" La note d'humour vient de ce que les remparts l'ont protégée elle l'ancienne pucelle derrière "les murs", elle l'eau sombre qui se faisait un lit derrière des voiles avec l'arche et la colline.
Le souvenir de la sainteté perdue s'oppose à l'activité ravageuse des pourritures estivales. C'est le printemps qui est marial. La mélancolie romantique s'installe, mais ironiquement à la façon d'un Musset ou d'un romancier réaliste ironique : "l'haleine / Des peupliers d'en haut est pour la seule brise".
Et, confirmant clairement notre refus de la lecture biographique, ce n'est qu'à la toute fin de la quatrième section que le poète s'introduit dans son récit, mais sous la forme non biographique d'un "vieux". Le "dragueur" suggère quelque peu l'idée d'un chercheur d'or sur un cours d'eau qu'il croit aurifère, motif lancinant de la "liqueur d'or" du poème "Larme" que nous retrouvons partout dans "Mémoire". La nappe, sans source et donc sans mouvement, rappelle aussi la fin du "Bateau ivre", quand la mer cesse de s'agiter provoquant des pleurs comparables à ceux de Madame ("Mais vrai j'ai trop pleuré!"), fin de "Bateau ivre" où, à défaut de mieux, le bateau poète se souhaite le sort d'un jouet agité dans une stupide flaque, mais agité au moins par la main d'un enfant. Ici, tout s'inverse, le poète s'identifie à un vieux dans une barque immobile sur une eau morte "couleur de cendre". Et cette immobilité qui crée la peine s'impose en image contraire à la vie.

Les deux derniers quatrains forment une sorte de conclusion au poème, une conclusion non pas en marge du récit, mais une conclusion détachée de l'histoire de l'eau elle-même pour s'intéresser cette fois à un autre personnage, le vieux qui figure la détresse du Moi du poète.
Cette composition qui distingue nettement le récit d'un mariage entre l'eau et la lumiète d'un retour sur soi du poète confirme que la lecture doit être de type allégorique et non pas biographique. La lecture littérale à quelques détails près n'est pas résolument compliquée. Par ailleurs, outre que de nombreux éléments du poème sont à rapprocher d'images similaires dans d'autres poèmes de Rimbaud, contemporains ou parfois non, la toute fin du poème est nettement parallèle au "Bateau ivre" avec une reprise contrastée très nette de motifs, celui de l'embarcation luttant contre l'immobilité, autre forme de l'impassible.
Les fleurs admirées dans "Le Bateau ivre" cède la place à des fleurs inaccessibles plus humbles pourtant.
Et le motif de l'essor revient en boucle des "oiseaux sans brides" à la "poudre des saules qu'une aile secoue", avec la même mention d'arbre qui l'accompagne
La quête de l'or se finit dans la boue, désastreux échec d'alchimiste.
La syntaxe d'un vers pose problème : "Les roses des roseaux dès longtemps dévorées !" Une lecture spontanée peut considérer que les roseaux portaient des roses qui ont été depuis longtemps dévorées, mais il semble s'y rencontrer une inversion classique, le paysage des roses a été dévoré par l'invasion des roseaux. C'est le moment de connaître un peu sa botanique pour trancher quant à la lecture de ce vers.
Voilà pour une lecture du poème qui demeure en grande partie littérale, mais qui dégage les enjeux, délimite les métaphores et l'horizon de l'interprétation symbolique, allégorique devrais-je dire pour éviter le rapprochement déplorable habituel avec un ensemble désespérant de poètes symbolistes auxquels on a voulu annexer Rimbaud.

Mais, je voudrais encore compléter ma lecture par des considérations sur la chronologie des compositions et pour cela je vais revenir sur la forme métrique de "Mémoire".

Dans son article "Aspects du symbolisme de Rimbaud dans Mémoire", Benoît de Cornulier me cite dans une note de bas de page (note 2, page 85) : "Sur la persistance du mètre classique, spécialement 6-6, dans les derniers 12v de Rimbaud, voir les remarques éclairantes de David Ducoffre (2008 et 2010 : 165-169)." Il renvoie à un article sur "Les Assis" où une note de bas de page précise ma lecture du poème "Qu'est-ce pour nous, mon Cœur,...." et à un article sur Une saison en enfer où, en relation avec "Alchimie du verbe", j'expose mes idées sur la versification de Rimbaud dans les poèmes de 1872. L'article "Assiégeons Les Assis!" est paru en 2008 dans le numéro d'hommage à Steve Murphy de la revue Parade sauvage et l'article "Trouver son sens au livre Une saison en enfer" a été publié dans un volume collectif de 2010 dirigé par Yann Frémy "Je m'évade ! Je m'explique". Résistances d'Une saison en enfer (Classiques Garnier, Paris).

Dans son article "Formes et mouvements de la lumière et du silence. Mémoire", Philippe Rocher développe un chapitre sur la métrique intitulé "Les vers et les rimes / 'Para-métrique' et statut de l'alexandrin" qui fait état d'un débat sur la versification rimbaldienne qui oppose trois approches : une approche indifférente à la césure, une approche qui tendrait à considérer que le poème admet en général et un certain nombre de procédés de substitution, les fameux ternaires et prétendus semi-ternaires, et enfin une approche qui considère qu'il faut forcer une lecture métrique exclusive supposant une même césure pour l'ensemble des alexandrins d'un poème. Or, cette position, c'est la nouveauté que j'apporte dans les études sur la versification et c'est précisément les "remarques éclairantes" auxquelles renvoie Cornulier dans sa note.
Et cette nouveauté reçoit donc l'aval de deux métriciens, Cornulier ("remarques éclairantes") et Rocher (qui écrit "car il se pourrait bien que l'intégration radicale des discordances de l'hypothèse "régulariste forte" soit plus "révolutionnaire" que la thèse "anti-régulariste", qui se débarrasse par ailleurs peut-être trop hâtivement du problème de l'alexandrin...") En clair, jusque-là, les métriciens renonçaient à l'idée d'une lecture forcée des hémistiches et ils hésitaient entre une lecture avec des régularités approximatives et une lecture où la césure ne compte plus. Le retour en force de l'idée d'une lecture forcée des hémistiches correspondrait désormais à l'idée que les métriciens privilégient plutôt une lecture privilégiant l'observation de régularités approximatives qui ne forcent pas la lecture, mais ils seraient désormais plus frappés par le potentiel de la lecture forcée des hémistiches (et donc la richesse d'effets de sens des rejets) que par une lecture indifférente à la césure qui n'a aucun intérêt esthétique, puisqu'elle ne fait que rapprocher le vers de la prose.

Sur ce blog même, j'ai exposé qu'il fallait lire tous les vers de dix syllabes de Rimbaud avec une césure. J'ai justifié cela dans le cas de Juillet, Jeune Ménage et Tête de faune. Par exemple, je ne considère pas que tantôt un vers de Tête de faune a une césure après la quatrième syllabe, tantôt après la cinquième syllabe, tantôt après la sixième, mais que tous les vers ont une césure après la quatrième syllabe et que même dans ce cas la lecture est moins forcée et flottante que celle qui consiste à changer de mètre quatrain par quatrain (quatrième syllabe au premier, cinquième syllabe au second, sixième au dernier quatrain).
J'ai défendu l'idée d'une lecture forcée de "Qu'est-ce pour nous, mon Cœur,..." sur ce blog et dans l'article cité par Cornulier qui semble l'appuyer puisqu'il renvoie également à mon interprétation métaphorique d'un océan déluge recouvrant la terre dans le poème sans titre "Qu'est-ce pour nous, mon Cœur,...."
Les textes difficiles sont actuellement les poèmes en vers de onze syllabes, même si je prétends soupçonner les indices d'une césure après la quatrième syllabe et dans une certaine mesure la "Conclusion" de "Comédie de la Soif".
Mais, revenons à "Mémoire". Ma preuve procède d'un raisonnement qui me paraît imparable.
Tout au long du dix-neuvième siècle, les poètes ont chahuté la césure à l'aide de configurations grammaticales précises qui n'empêchaient pas de considérer que nous avions affaire à des alexandrins. Dans le cas des poèmes de 1872, c'est leur surabondance qui pose problème. En revanche, il existe deux configurations qui étaient demeurées relativement inédites ou rares.
Dans le cas de "Mémoire", au lieu d'embrasser tous les critères à la fois, j'ai considéré qu'un seul critère me permettrait de prouver si oui ou non Rimbaud a renoncé à la césure : celui de l'enjambement de mot pur et simple. Seuls cinq vers offrent l'exemple d'un enjambement de mot dans le cas d'une lecture forcée des hémistiches, ce qui est déjà faible et favorise donc la lecture classique en deux hémistiches.
Mais trois de ces enjambements se fondent sur l'articulation d'un "e" de fin de mot, ce qui nous rapproche d'un fait complètement normal dans la poésie de langue étrangère en général, italien, anglais, etc., et nous observons que sur ces trois vers nous avons la répétition d'un même mot "saules" et la présence d'un troisième qui d'une part reconduit le "l" de "saules" et d'autre part est l'occasion d'un jeu de ressemblance avec un autre mot : "ombelle", "ombrelle", tout comme c'est le cas entre "saules" et "sautent".

Font les saules, d'où sautent les oiseaux sans brides.

                                                                        [...] l'ombrelle
Aux doigts, foulant l'ombelle, trop fière pour elle,

Ah ! la poudre des saules qu'une aile secoue !

Les jeux entre "saules" et "sautent" ou entre "ombrelle", "ombelle" et "elle" sont plus qu'évidents, et à cette aune nous pouvons penser qu'il existe un autre parallèle, puisque "une aile secoue" reprend l'image à allusion sexuelle "oiseaux sans brides", ce qui suggère la présence d'un "lui" à mettre en relation avec le pronom "elle" inscrit dans la série "ombrelle", "ombelle", "elle".
Mis à part cette dernière remarque, la comparaison de ces trois vers est bien connue, sauf que la série "sautent", "ombelle", "saules" sert à considérer qu'il y a effacement voulu de la césure. Je ne partage pas cet avis, puisque constater cette série c'est considérer qu'il y a un fait exprès de la part du poète et avoir la preuve d'un réglage en fonction de la césure traditionnelle. Ceci dit, comme les métriciens l'ont fait, on peut considérer que ce réglage va dans le sens d'un brouillage et d'une perte des repères, même si je ne suis pas d'accord.
En revanche, mon idée originale, c'est qu'une fois qu'on a écarté ces trois enjambements de mots qui n'ont rien de violents, que reste-t-il comme enjambement de mot pur et simple dans ce poème de quarante vers ? Il n'en reste que deux, l'un sur "maroquin", l'autre sur la préposition "après". La proportion demeure faible, mais ce qui m'est apparu de résolument exceptionnel, c'est que les deux enjambements de mots se rencontrent dans le même quatrain, et pas n'importe lequel, puisqu'il s'agit du second quatrain de la troisième partie du poème, autrement dit le quatrain qui suit le milieu du poème, le quatrain des vers 21 à 24 dans un poème de 40 vers. Le premier enjambement de mot pur et simple se trouve au vers 21, ce qui confirme l'idée d'un réglage en fonction du milieu du poème.

[...]
Leur livre de maroquin rouge ! Hélas, Lui, comme
Mille anges blancs qui se séparent sur la route,
S'éloigne par-delà la montagne ! Elle, toute
Froide, et noire, court ! après le départ de l'homme !

Nous pouvons remarquer que les audaces concernent aussi les passages de vers à vers avec le mot "comme", avec à nouveau un jeu sur le pronom "Elle" contrastif, sans oublier que le début du quatrain est lié par un rejet au quatrain précédent. Les deux vers à l'intérieur du quatrain offrent l'exemple d'un calembour métrique dans le cas d'une lecture forcée : "se + séparent", "par-delà + la montagne". L'enjambement de mot sur "maro+quin" (ou "maroqu-in") souligne ironiquement l'idée d'un pays du soleil, dans un poème où Madame meurt d'avoir trop voulu s'en protéger. Mieux, la césure sur "maroquin" précède le "Hélas" de la séparation solaire. Quant à la prépostion "après", telle qu'elle est brisée, rappelons qu'en 1870, les premiers essais d'audace métrique de Rimbaud s'attaquèrent à l'idée de suspension avec la préposition "à" : "Le notaire pend à + ses breloques à chiffres". La césure sur "après" se rencontrerait dans un poème en alexandrins parfaitement réguliers pour le reste, son interprétation ne poserait pas plus de difficulté, ne passerait pas pour plus abstraite que pour ce qui concerne ce vers du poème A la Musique. C'est surtout sont caractère brutal qui marquerait les esprits. Le jeu métrique accentue l'ironie de la formule "après le départ de l'homme", elle court en vain ou elle court après lui, mais il n'est déjà plus là. Telle est l'impression produite par la lecture métrique forcée.
Pour ceux qui ne seraient pas convaincus, rappelons encore que dans ma lecture du poème en vers de dix syllabes Juillet, poème de 28 vers, j'ai indiqué que le seul enjambement de mot pur et simple se trouvait au vers 14, ce qui veut dire qu'il est à nouveau question du milieu du poème : "Charmante sta+tion du chemin de fer". Si nous lisons ce poème Juillet avec une césure traditionnelle après la quatrième syllabe, seul le mot "station" au vers 14 enjambe la césure dans les mêmes conditions que "maroquin" ou "après" dans "Mémoire".
Ne m'arrêtant pas là, en considérant un cas assez connu qui permet de rapprocher la fin de Juillet avec son "Boulevart sans mouvement" du poème en vers libres Mouvement, j'ai encore pu considérer une autre coïncidence peu anodine. En physique, le contraire du mouvement, c'est le "repos". Or, si le poème "Mouvement" débute par la mention du mot "mouvement" au début du premier vers, le mot "Repos" entame le vers 14 d'un poème qui en compte 26, vers 14 de cinq syllabes qui coordonne deux noms "Repos et vertige", tout comme le vers 26 de cinq syllabes lui aussi coordonne deux verbes "Et chante et se poste", le nom "Repos" et le verbe "se poste" pouvant être rapprochés au plan phonétique.
De là, ma conviction est faite que le poème en vers libres "Mouvement" date de 1872, probablement du mois de septembre de la traversée de la Manche par Rimbaud et Verlaine. La question du vers libre ne pouvait plus guère tarder après l'expérimentation de "Bonne pensée du matin" datée de mai 1872.
Je ne serais pas surpris également que les poèmes en prose "Enfance II" et "Aube" datent eux aussi de 1872.
Dans "Enfance II", un pronom "le" rompt la continuité du poème en introduisant l'idée d'un personnage qui ne nous a pas été présenté. Les thèmes de "Enfance II" sont très proches de "Mémoire". Quant au poème "Aube", il offre un exemple de jeu symbolique sur la lumière et la nuit dont nous ne voyons que trop qu'il était déjà fort éprouvé dans les poèmes en vers de Rimbaud de 1872. "Aube" est très proche du poème "L'Eternité", où il est question d'une "aube" puisqu'annulation de la nuit par le jour en feu il y a et puisqu'il est question d'un refus de l'orietur religieux matinal. Et justement, "Aube" joue là encore sur un glissement étonnant du "je" à "'l'enfant", ce qui ne manque pas de correspondre au traitement particulier de "Mémoire", où sans parler des statuts flottants entre elle, lui, l'eau et le courant d'or, nous avons le glissement du "vieux" au "je" du poète.
Mais, il est un cas moins controversé qui reste à traiter.
De quand datent le poèmes "Mémoire" et "Qu'est-ce pour nous..." ? Pour ce qui est du repérage de la césure, les poèmes "Mouvement" et "Qu'est-ce..." sont moins difficiles à traiter que les poèmes en vers de dix syllabes et onze syllabes. Il y a deux raisons à cela. Premièrement, la construction de l'alexandrin en deux hémistiches est la seule qu'on va véritablement tenter de retrouver. Deuxièmement, les enjambements de mots ne sont pas fort nombreux et on observe rapidement une organisation à effets de sens de quelques enjambements de mots. Le cas est plus délicat avec les poèmes en vers de dix syllabes qui peuvent relever de deux types de conception, soit une césure après la quatrième syllabe, soit une après la cinquième syllabe. La composition des vers de dix syllabes rimbaldiens est effectivement un peu plus retorse. Toutefois, des symétries patentes permettent de cerner les astuces de Rimbaud et de confirmer la présence d'une césure à partir de laquelle supposer des effets de sens. En revanche, le cas des vers de onze syllabes est plus délicat, même si en principe en 1872 c'était la césure après la cinquième syllabe qui était attendue, celle d'une Desbordes-Valmore ou d'un Ronsard. Verlaine a composé Crimen Amoris peu après avec des vers de onze syllabes dont la césure est placée après la quatrième syllabe, ce qui m'invite à considérer qu'il s'agit d'un procédé rimbaldien et effectivement l'idée tient la route pour certains verbes, notamment un enjambement sur l'adverbe "lentement" dans "Michel et Christine".
Le premier vers de "Larme" témoigne aussi de manière intéressante de l'originalité métrique de Rimbaud en 1872. Ce premier vers a un découpage ternaire que je trouve génial car on peut hésiter à l'assimiler à un alexandrin en tant que trimètre, ou bien même à un décasyllabe, la construction ternaire du décasyllabe (433) n'étant pas rare, notamment au seizième siècle quand ce vers était courant. "Loin des oiseaux, des troupeaux, des villageoises", c'est la partie centrale qui faute d'une syllabe nous prive d'alexandrin, c'est la partie finale "des villageoises" qui nous prive de décasyllabe par l'excès d'une syllabe.
Bref, le cas des vers de onze syllabes est le plus compliqué, mais le réflexe peut consister à considérer que le dérèglement a été progressif, d'abord les alexandrins, ensuite en même temps les vers de dix et onze syllabes.
Mais, les rapprochements entre "Mémoire", "Jeune Ménage", "Juillet" et "Mouvement", puis ceux de Cornulier entre "Qu'est-ce..." et "Mémoire" m'invitent à penser que "Qu'est-ce" et "Mémoire" pourraient dater de juin 1872, ce qui justifierait aisément leur absence dans le dossier de poèmes remis à Forain lors du retour de Rimbaud à Paris, ce qui appuierait aussi l'idée que les techniques en jeu dans "Mémoire" concernent des poèmes immédiatement contemporains "Jeune Ménage", "Juillet" et donc "Mouvement". L'ouverture que suggère "Mouvement" pour la datation des Illuminations me fait alors envisager encore un rapprochement par les thèmes et d'autres procédés de "Mémoire" avec des poèmes en prose tels que "Aube" et "Enfance II". "Aube" a été au moins à une reprise de cette époque par Verlaine, en compagnie d'un poème "Veillées I" comme par hasard très proche encore de l'esprit de la versification.
S'il faut se faire tirer l'oreille pour ce qui est de songer à comparer "Jeune Ménage", "Mémoire", "Enfance II", à quoi bon alors lire Rimbaud ?
La transmission du manuscrit de "Famille maudite" ne permet pas d'affirmer qu'il a été nécessairement laissé dans la famille Mauté avant le 7 juillet 1872. En revanche, ce manuscrit a réduit à néant les spéculations esthétiques sur la présentation du poème "Mémoire" avec des minuscules à l'initiale des vers et une absence désinvolte de ponctuation, puisque "Famille maudite" prouve que ces modifications n'ont aucun rapport avec le travail de composition, ce qui veut dire encore que ces présentations typographiques ne sauraient être qu'accessoires au plan poétique, simple problème de bon sens. Mais, il me semble que l'état d'imperfection de la version intitulée "Famille maudite" plaide pourtant bien pour l'idée que le manuscrit date bien de la période de composition. Penser que le poème est peut-être du mois de juin, contemporain de "Jeune Ménage", voilà une hypothèse qui n'a sans doute rien de sot pour l'exploration du sens. Ce poème témoignerait d'enjeux existentiels forts ! Eh bien, je pencherais moi pour le mois de juin 1872. Je n'ai aucun moyen encore d'étayer cela, de le prouver, mais du moins j'ai donné des arguments en ce sens, j'ai engagé la comparaison avec deux poèmes dont la datation ne fait plus débat "Jeune Ménage" et "Juillet", et tout cela accroche la pensée en tirant.

3 commentaires:

  1. Selon vous, dans cinq vers de Mémoire un mot enjamberait une césure dans l’hypothèse d’un mètre 6-6 ; mais, dans trois cas cet enjambement n’aurait rien de violent et serait comparable à un « fait » normal en poéie italienne etc.
    Nous contestons qu’il y ait même un enjambement de césure dans les vers de Mémoire du type « Font les saules d’où sautent les oiseaux sans brides », car nous ne pouvons qu’adhérer à l’analyse de Cornulier, selon qui, en son pitoyable jargon, en cas de « traitement rythmique continu » (sic), les deux hémistiches « font les saules d’où sautent » et « d’où sautent les oiseaux sans brides » sont associables chacun à un rythme 6, moyennant quoi le mètre 6 6 est parfaitement compatible avec une frontière d’hémistiches après le mot « saules », et non en plein dans la forme phonétique de ce mot.
    Mais cette critique de détail va dans votre sens essentiel : en admettant la possibilité de traitement rythmique continu comme dans le grand vers italien etc., les seuls mots qui non seulement enjambent violemment, mais tout simplement enjambent la césure dans « Mémoire », sont « maroquin » et « après ».
    Après…

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  2. Oui, dans l'absolu, "saules", "ombelle" et "sautent" n'enjambent pas la césure, mais pour le tout venant, et pour nombre de rimbaldiens d'ailleurs, aucune différence n'est faite entre ces trois cas et ceux de "après" ou "maroquins". Pour eux, il y a cinq enjambements de mots puisque la césure passe entre les voyelles constitutives de ces cinq mots, ils n'ont pas le réflexe de se dire que le "e" fait que du point de vue du rythme il se joue quelque chose à cause du "e". De toute façon, la tradition française proscrivait même la césure sur "saules". La difficulté est d'écrire un article lisible par tous, sachant que les gens ont une parfaite mauvaise volonté pour ce qui est d'étudier les problèmes de versification. Même pour la plupart des universitaires, le vers n'est qu'un habillement accessoire, je suis bien obligé de tenir compte de cette pression de la mauvaise foi. Je vais réfléchir à une nouvelle présentation pour opposer les M6 et les F6, j'ai une idée là qui me vient à l'esprit...

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  3. 1) Comme je l'ai dit, je ne crois pas à la lecture biographique du poème. En revanche, je considère le poème imprégné de la situation contextuelle de juin-juillet 72 ce qui apparaît en filigrane dans ce que j'écris. Les poèmes "Jeune Ménage" et "Mémoire" et "Mouvement" sont à lire comme des poèmes avec une dimension allégorique pour tous, mais en même temps la création est au plus près du vécu du poète.

    2) j'ai défini le titre "Famille maudite" uniquement dans le cadre d'une lecture générale, le couple de l'eau et du courant d'or, couple femelle et mâle, étaient mal assortis, symboliquement quelque chose n'allait pas du côté de l'eau, l'ironie étant de prendre à contre-pied le modèle d'harmonie de la Nature, l'eau et le soleil qui communient, ici il y aurait une malédiction universelle entre l'eau et le soleil. Je n'ai pas développé cela dans mon article, j'ai juste exposé la cohérence du titre par rapport à la lecture littérale, et le "Hélas" est au milieu du poème, voir mon commentaire sur "maroquin" où peut-être je n'ai pas parlé assez explicitement de ce que je mettais dans ce "Hélas". La séparation n'est pas tant le début de la malédiction que sa manifestation concrète décisive. La séparation est au cœur de la malédiction, elle l'illustre et le titre du poème va clairement en ce sens, après oui une séparation n'est pas une malédiction en soi, encore que c'est le mot "famille" qui vit la malédiction.

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