vendredi 19 février 2016

Le Bateau ivre comme poème romantique

Dans son article intitulé Logiques du Bateau ivre (repris dans son livre Rimbaud et la Commune aux éditions Classiques Garnier, 2010, pp.499-582), Steve Murphy dénonce l'influence négative habituelle d'Etiemble qui a enfermé Le Bateau ivre dans la catégorie du poncif parnassien. Le discours du pourfendeur de mythes rimbaldiens est cité en note 2 à la page 501 : " Bien éloigné de représenter un poème symboliste, Le Bateau ivre n'est qu'un lieu commun de la poésie parnassienne ; lisez Le Parnasse contemporain : ce ne sont que bateaux saouls. " Effectivement, il est réducteur et même absurde de réduire le poème de Rimbaud à un cliché d'époque. Le poème s'est imposé pour l'originalité de ses visions et pour une métaphore de l'ivresse qui n'est pas illustrée le moins du monde par les publications des deux premiers numéros du Parnasse contemporain. Mais, s'il faut se détourner de l'idée de la filiation parnassienne, ce n'est pas pour retourner à une revendication d'originalité pleine et entière. Car, derrière le Parnasse, il y a le romantisme, et Murphy tient un tel discours quand il rappelle qu'il n'y a pas de solution de continuité entre la poésie parnassienne et la poésie romantique. Comme l'a écrit Rimbaud dans la plus célèbre de ses lettres, les modèles des parnassiens forment un quatuor de "seconds romantiques" : Gautier, Banville, Leconte de Lisle et Baudelaire. Bien avant d'écrire Emaux et camées, Gautier a participé à la bataille d'Hernani, a composé une série de récits en s'identifiant à l'un de ces Jeune-France moqués par la même célèbre lettre de Rimbaud. Gautier est l'auteur de recueils de poésie d'inspiration romantique : AlbertusLa Comédie de la mort, Poésies diverses, etc. Le recueil España lui-même est bien antérieur à l'éclosion parnassienne. Dans ses Salons et ses Réflexions sur quelques-uns de ses contemporains, Baudelaire célèbre Hugo pour ses recueils de l'exil, pour son roman Les Misérables et il récuse clairement l'idée selon laquelle le romantisme a pris fin en 1843 avec l'échec des Burgraves. Baudelaire se considérait comme l'écrivain d'une époque romantique. Banville, admirateur tout comme Gautier de Victor Hugo, est un auteur lyrique et enthousiaste pour lequel l'image d'Epinal du parnassien impassible ne convient pas. Quant à Leconte de Lisle, derrière l'impassibilité apparente que suggère son refus du lyrisme personnel, il rejoint pleinement l'esprit de révolte métaphysique du romantisme, celui de Lamartine parfois quand il compose Le Désespoir, celui de Vigny affrontant le silence de Dieu dans EloaLe Mont des oliviers ou La Mort du loup. Les poèmes mythologiques de Leconte de Lisle tiennent un discours sur le monde qui n'est nullement dénué de préoccupations politiques et un discours qui s'en prend vivement à la religion, ce qui ne permet guère de conclure à une impassibilité marmoréenne réelle de sa poésie.
Là où le Parnasse a pris ses distances avec les grands romantiques, c'est sur la question du lyrisme personnel. Les parnassiens se sont défiés de l'expression immédiate du Moi et de l'emphase d'un discours passionnément exacerbé.
Mais Steve Murphy ne va pas jusqu'au bout du raisonnement. Pour lui, les sources essentielles du Bateau ivre seraient du côté de Baudelaire. Il affirme que le grand intertexte du Bateau ivre n'est autre que Le Voyage, mai pour affirmer cela il ne s'appuie que sur l'argument d'autorité de prédécesseurs et sur une symétrie élaborée qui trouve à trois poèmes connus de Rimbaud trois répondants baudelairiens : Voyelles serait la reprise du sonnet Les Correspondances, Le Bateau ivre du poème Le Voyage, Le Cœur volé du poème L'Albatros, Mémoire du poème Le Cygne. Mieux encore, le poème Le Cygne serait un modèle au Bateau ivre, notamment au plan allégorique.
Pourtant, sur la centaine de pages que Murphy consacre au Bateau ivre, aucun n'établit le moindre lien intertextuel avec soit Le Voyage de Baudelaire, soit le poème Le Cygne. En l'état actuel de nos connaissances, la filiation du Bateau ivre au poème Le Voyage n'est qu'une hypothèse, elle n'a jamais été étayée par un critique rimbaldien. Seuls quelques rapprochements suggestifs ont été proposés. Quant au poème Le Cygne, nous aimerions rencontrer au moins un début de justification du moindre rapprochement avec Le Bateau ivre, sans compter que nous ne voyons pas non plus très bien le lien qui unirait ce poème de Baudelaire à Mémoire. Les liens entre les poèmes Le Cœur volé et L'Albatros sont eux-mêmes problématiques, puisque les deux poèmes sont la reprise de motifs romantiques. Enfin, si le rapprochement de Voyelles avec le sonnet Les Correspondances est fondé, là encore on ne saurait passer sous silence le discours de Baudelaire en personne qui attribue la conception de "l'universelle analogie" au romantisme. Il associe la théorie des correspondance à l'auteur de contes fantastiques E. T. A. Hoffmann et célèbre dans un autre article le don de Victor Hugo pour l'universelle analogie. Le premier hémistiche du sonnet Correspondances est d'ailleurs une citation textuelle de Lamartine : "La Nature est un temple".
On attribue ainsi à Baudelaire une invention et une modernité qu'il n'a nullement songé à revendiquer.
Or, si en assimilant Le Bateau ivre à un poncif parnassien Etiemble s'interdisait d'interroger l'originalité criante des visions de Rimbaud, en coupant la théorie des correspondances de son origine romantique, on s'interdit sans nul doute de comprendre la visée de sens du sonnet Voyelles.
Et si un poème aussi emblématique que Voyelles doit se lire à la lumière du romantisme, on peut bien penser que toute l'œuvre de Rimbaud peut facilement être réévaluée et autrement mieux interprétée dans la perspective d'une filiation romantique. Cela vaut encore pour Mémoire ou Une saison en enfer, et cela vaut tout particulièrement pour les cent vers du Bateau ivre.
Car comment affirmer que Le Voyage qui ponctue le recueil des Fleurs du Mal puisse être le principal intertexte d'un poème qui réécrit plusieurs vers précis de Victor Hugo et tout particulièrement du couple Pleine mer et Plein ciel de La Légende des siècles.
L'influence décisive de ces deux poèmes parus en 1859 est connue depuis longtemps. Il fut un temps où les éditions des œuvres de Rimbaud citaient Pleine mer et Plein ciel comme les sources les plus manifestes, c'était le temps des éditions de Suzanne Bernard, d'Antoine Adam, critiques dont le discours est aujourd'hui en bien des points désuet, dépassé, caduc, mais sur ces sources-là nous nous en étions éloignés, et voilà que nous y revenons.
Dans un article paru en 2006, j'ai définitivement confirmé l'importance de ces sources en considérant qu'il ne fallait pas se contenter d'une comparaison formelle lâche entre le couple de poèmes d'Hugo et Le Bateau ivre pour mettre en avant le décalque immédiat de certains vers d'Hugo dans les vers du Bateau ivre.
Le vers "Dans les clapotements furieux des marées," est la réécriture précise des deux vers suivants de Pleine mer :

          [...]
          Dans le ruissellement formidable des ponts ;
          La houle éperdument furieuse saccage
          [...]

Rimbaud a identifié une forme de vers qu'il a démarqué, il n'a pas imité Hugo, il ne lui a pas ressemblé occasionnellement, il a identifié un nom se terminant par "-ement" et il a substitué un pluriel "clapotements", puis il a identifié deux rejets d'épithètes commençant par "f" à la césure, il a substitué le second au masculin pluriel à "formidable", et il a conservé l'armature grammaticale : "Dans" déterminant nom adjectif après la césure et complément du nom.
A proximité des "clapotements" rimbaldiens, l'hémistiche "gouvernail et grappin" est la reprise d'une liaison de deux mots maritimes techniques par les initiales en "é" d'un autre vers du poème Pleine mer, vers à proximité des deux cités ci-dessus, à dix vers d'intervalle seulement : "Dénude à chaque coup l'étrave et l'étambot," le mot "étambot" étant d'ailleurs significativement repris dans le poème Mouvement. D'autres réécritures de vers de Pleine mer, sinon Plein ciel, apparaissent à l'analyse si nous nous penchons sur la facture du Bateau ivre. Cela confirme l'idée classique qui veut que le nom "Léviathan" chez Rimbaud soit repris à cette œuvre hugolienne.
Ainsi, dans la confrontation, la grande source intertextuelle derrière Le Bateau ivre n'est pas Le Voyage, mais Pleine mer et Plein ciel. Voilà qui amène à considérer tout autrement les intentions du poète. Il est clair que les deux sources ne nous mènent pas dans les mêmes directions interprétatives. Or, la réécriture de vers d'Hugo va plus loin. Dans Le Bateau ivre, Rimbaud reprend et réécrit bien des vers d'autres poèmes d'Hugo, en passant par le très connu Oceano Nox et en passant surtout par le recueil politique des Châtiments. Plusieurs poèmes des Châtiments accouple l'idée d'être lavé par  la mer à la vision horrible des "pontons", couplage nettement présent en des vers clefs du Bateau ivre, puisque "pontons" est le dernier mot du poème, et le champ lexical "Me lava" et "baigné" articule le passage précis au "Poëme / De la Mer", la forme participiale "baigné" étant reprise dans l'ultime quatrain à proximité par conséquent de la mention "pontons".
Nous pouvons facilement enrichir le relevé des réécritures hugoliennes, mais ce que nous citons est clair, net et précis. Il s'agit d'articulations métaphoriques clefs du poème de Rimbaud. Le bateau ivre a fui le continent pour un bain dans la mer qui l'a lavé et au moment de sombrer, en évitant tout retour, il songe à la détresse des déportés sur les pontons. Nous sommes bien dans l'image des Châtiments, celle par exemple de Nox V où le poète apprécie "la sombre mer" qui "Lav[e] l'étoile du matin" et puis, changeant d'humeur tout comme le bateau ivre, dénonce à sa surface la présence des "pontons" d'où sort un "cri désespéré". C'est un fait : l'idée de se nettoyer d'une souillure revient à plusieurs reprises à proximité d'une allusion aux "pontons" dans le recueil de 1853 tourné contre le second Empire de Napoléon III, ainsi dans Carte d'Europe, où il est question de précisément "l'horreur des pontons étouffants" et de "Paris lav[ant] à genoux le sang qui l'inonda". Ces résonances évidentes confirment la nécessité d'une lecture politique des métaphores étonnantes du Bateau ivre.
A l'aune d'un tel mode de comparaison désormais clairement établi, les "morves d'azur" sur un "ciel rougeoyant comme un mur" peuvent difficilement ne pas faire songer aux crachats sanglants de la révolte quand les communards se font fusiller le long d'un mur. Que cela plaise ou non, il y a bien un cryptage métaphorique du poème Le Bateau ivre, mais le poème nous a donné entre autres clefs son mot final, bien mis en vedette.
Mais, revenons à l'idée de filiation romantique.
Dans son essai de lecture allégorie du poème, Steve Murphy propose quatre orientations pour la lecture. En se fondant sur les quatre mentions des "enfants", le critique pense que le poème décrit les étapes d'une vie, ce que nous ne partageons pas. Quatre mentions des "enfants" ne dressent pas une chronologie à notre sens. La deuxième hypothèse de lecture est celle d'une ivresse au sens propre, autre lecture que nous ne saurions partager. L'ivresse est résolument métaphorique dans ce poème. La troisième piste serait celle du destin du poète Voyant, ce qui nous semble cette fois plus pertinent à cette réserve près que Le Bateau ivre ne reprend pas les termes de la lettre à Demeny du 15 mai 1871. Le modèle visionnaire est prégnant, mais les images réfèrent à d'autres discours de poètes prédécesseurs. La quatrième lecture est celle communarde que nous partageons pleinement puisque nous l'avons étayée dans notre article de 2006. Nous avons indiqué que le recueil Châtiments livrait précisément le code métaphorique pour interpréter et Le Bateau ivre et "Qu'est-ce pour nous, mon Cœur,..." en tant que poèmes communards. La Mer est le peuple communard et sa tempête Poëme c'est l'événement communard lui-même. Dans "Qu'est-ce pour nous, mon Cœur,...", nous avons affaire à une représentation symbolique où la mer est communarde et la terre Versaillaise, ce qui donne un sens très clair à l'effacement maritime des césures dans ce célèbre poème où nous conseillons de ne pas renoncer à la lecture forcée des césures malgré les audaces :

        Europe, Asie, Amérique, disparaissez.
        Notre marche vengeresse a tout occupé,
        [...]

Le flot a noyé les terres et la césure, symbole de "Tout ordre". L'Amérique est noyée avec la césure qui doit passer au milieu de ce mot. Telle est la disparition métriquement orchestrée.
La marche liquide noie une autre césure sous sa charge "vengeresse".
Le mot "vengeance" a buté une première fois contre la césure au vers 5, il l'a chahutée au vers 9 en jouant du trimètre, il l'a massacrée au vers 18 :

        Et toute vengeance ? Rien !... - Mais si, toute encor,

        Tout à la guerre, à la vengeance, à la terreur,

        Notre marche vengeresse a tout occupé,
        [...]

Il ne saurait s'agir là de pures coïncidences, ne méprisons pas la lucidité du poète qui compose en vers ! L'ordre revient régné avec l'aide terrestre des volcans qui vont châtier l'océan ! La mesure revient d'un coup, le poète ne la déstabilisant que faiblement dans les tout derniers vers :

Les volcans sauteront ! et l'océan  frappé...


Dans de telles conditions, il faut comprendre au plan politique le romantisme métaphorique des poèmes rimbaldiens, ce qui implique Voyelles  et Mémoire.
Mais Le Bateau ivre peut très bien cumuler l'allégorie politique à l'allégorie du destin du poète voyant.
Nous avons longtemps associé exclusivement l'idée du "voyant" à Rimbaud, avant qu'il ne devienne admis qu'il s'agissait d'un lieu commun romantique déjà exploité par Hugo, Vigny et d'autres.
Or, si dans sa lettre à Demeny de mai 1871, Rimbaud considère qu'on "n'a jamais bien jugé le romantisme", nous pouvons surenchérir en déclarant qu'on n'a jamais bien jugé la nature romantique du "bateau ivre", un répondant allégorique pourtant de ces "locomotives" folles qui prennent quelque temps les rails et qui caractérisent le début de la vision poétique chez les écrivains romantiques. Tel était le discours de Rimbaud dans sa lettre dite "du voyant".
Et cette idée était à rapprocher d'un poète aujourd'hui fortement minoré : Lamartine.
Dans son article "Logiques du Bateau ivre", Steve Murphy évacue lui aussi l'idée d'une filiation lamartinienne : "Le lyrisme incontestable du Bateau ivre prend une forme peu compatible avec les vues d'un Lamartine." Il est vrai que Murphy envisage alors l'abandon de Rimbaud à la trivialité, au scabreux et aux jeux de mots. Mais, Rimbaud a reconnu du vu à Lamartine.
Et, même si Lamartine est lui-même redevable à plusieurs poètes anglais, à une tradition déjà bien implantée en France au dix-huitième siècle des adieux à l'automne dans une communion avec la Nature, si Lamartine est encore redevable quelque peu à Chateaubriand, il n'en reste pas moins que son premier recueil a fait date et a initié le mouvement romantique en poésie.
Avant Hugo, Lamartine s'est essayé à des envolées métaphysiques cosmiques dont le souffle est repris par Rimbaud dans le poème Credo in unam qui passe largement à tort pour un médiocre plagiat et centon de citations de romantiques et parnassiens. Lamartine s'est signalé à l'attention par ses visions et images cosmiques, et même dans ce célèbre poème du Lac au souffle si puissant il nous semble évident que l'inspiration du poète du Bateau ivre a puisé, puisque si Rimbaud fait rimer "vigueur" avec "vogueur", c'est qu'il songe forcément à la célèbre expression verbale : "nous voguions en silence". Nous admirons l'harmonie de la tempête en mer avec ses "lyres" et ses "délires" à la rime, mais tout comme personnellement je songe à Chateaubriand et ses rives du Meschacebé quand je lis "Florides" à la rime d'un vers du Bateau ivre, je songe à l'expression lamartinienne sonore et évocatoire associant  la poésie à la "cadence" des "rameurs" et aux "flots harmonieux" du lac, quand je lis le prestige de cet extrait hugolien bien balancé :

                                                                        [...] délires
                 Et rhythmes lents sous les rutilements du jour,
                 [...]

Rimbaud formule avec plus de mouvement et de violence l'idée de son âme écho sonore communiant avec l'harmonie de la Nature sauvage. Il poursuit clairement le principe romantique des vers suivants du Lac lamartinien :

                          Un soir, t'en souvient-il ? nous voguions en silence ;
                          On n'entendait au loin, sur l'onde et sous les cieux,
                          Que le bruit des rameurs qui frappaient en cadence
                                                     Tes flots harmonieux.

                          [... le souvenir]
                         Qu'il soit dans ton repos, qu'il soit dans tes orages,
                         Beau lac, et dans l'aspect de tes riants coteaux,
                         Et dans ces noirs sapins, et dans ces rocs sauvages
                                                      Qui pendent sur tes eaux.

Et quand le "bateau ivre" s'identifie à un fragile jouet, nous sommes dans la continuité d'une célèbre image déjà présente chez Chatraubriand mais consacrée encore par le dernier quatrain du poème L'Automne de Lamartine. Le "bateau frêle comme un papillon de mai" est un répondant de la "feuille flétrie" emportée par l'orageux aquilon, motif romantique extrêmement connu que Victor Hugo reprend dans son poème "Ce siècle avait deux ans..." notamment, un Victor Hugo qui lorsqu'il rend hommage à Lamartine le fait en filant la métaphore du grand et du petit bateau affrontant les tempêtes.
Loin du poncif parnassien, le poème Le Bateau ivre est la reprise d'un puissant motif culturel romantique, et son récit engage une double lecture, celle politique de l'adhésion à la Commune avec son horrible répression, et celle d'une nouvelle histoire à fonder du poète romantique dont Rimbaud se veut l'incarnation.

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