jeudi 16 octobre 2014

Le mystères des multiples versions de Paris se repeuple et Poison perdu (partie 4/5)

Pour contourner l'interdiction de publier les photographies que j'ai pu prendre à la Bibliothèque royale à Bruxelles, je me propose de présenter ce document particulier, à savoir un exemplaire du Reliquaire corrigé à l'encre et à l'aide de plusieurs crayons qui a permis de préparer chez l'éditeur Vanier l'édition des Poésies complètes d'Arthur Rimbaud en 1895.
Pour l'édition du Reliquaire à laquelle a participé Rodolphe Darzens, l'auteur de la préface et un grand fournisseur de manuscrits, l'éditeur Genonceaux a repris la version du poème Paris se repeuple qui a été publiée l'année précédente en septembre 1890 dans la revue La Plume. Le document semble pouvoir être consulté sur le site de la BNF, Gallica, mais mon ordinateur me pose des soucis à ce sujet. Je suis donc amené à me fier à l'établissement de cette version du poème dans l'édition philologique des Poésies d'Arthur Rimbaud de Steve Murphy (Champion, 1999) et dans l'édition de la Pléiade en 2009.
La version du Reliquaire figure aux pages 132 à 135.
Comme la version qui nous est parvenue du poème L'Orgie parisienne ou Paris se repeuple a procédé d'un remaniement de la reprise du texte publié dans La Plume, une démarche préalable importante s'impose : il faut épingler toutes les différences entre la version de La Plume et celle du Reliquaire ! Il s'agit d'un relevé de minimes corruptions.

Relevé des corruptions : La Plume - Reliquaire

Vers 3 (page 132) : Les boulevards qu'un soir comblèrent les Barbares, devient Les boulevards qu'un soir comblèrent les Barbares (oubli de la virgule en fin de vers) !

Cette virgule n'est pas rétablie sur le volume annoté du Reliquaire. Un point en fin de vers 3 a été ajouté sur les épreuves de la future page 32 des Poésies complètes d'Arthur Rimbaud de 1895, ce point s'est ensuite maintenu.

Vers 49 (page 134) : Corps remagnétisé pour les énormes peines devient Corps remagnétisé pour les énormes peines, (et, cette fois, c'est l'inverse, une virgule a été ajoutée) !

Nous n'observons aucune retouche sur le volume annoté et cette virgule s'est maintenue sur les épreuves (page 34) , puis dans la publication de 1895.

Vers 53 (page 135) :  Et ce n'est pas mauvais, les vers, les vers livides devient Et ce n'est pas mauvais, les vers ; les vers livides !

Le point-virgule est une corruption maladroite, mais ce vers est corrigé sur plusieurs points avec rétablissement de la virgule sur l'exemplaire annoté du Reliquaire.

Vers 60 : Le poète te dit "Splendide ! est ta Beauté". devient Le poète te dit "Splendide est ta Beauté !".
  
C'est ainsi que le propos au style direct est rapporté, pas de double point introducteur de la parole, des guillemets, et un point d'exclamation, sauf que son usage rythmique, devenu plus que peu courant dans cette configuration, dans la version de La Plume est repoussé à la fin de la phrase. Au dix-neuvième siècle, les belges étaient connus pour leur usage plus normatif de la ponctuation, Victor Hugo se plaignait des virgules ajoutées à ses textes. En revanche, en typographie, la double ponctuation de fin de phrase de part et d'autre des guillemets est déconseillée, une ponctuation doit suffire, de préférence celle du propos rapporté.

Ce vers n'est pas retouché par Vanier ou son prote, il s'est maintenu, mais évidemment dans la version de Genonceaux avec report du point d'exclamation après "Beauté". Toutefois, Vanier n'a pas accepté la double ponctuation de part et d'autre des guillemets, le point d'exclamation se maintient à sa place, le point final disparaît. Il nous faudra revenir sur le problème d'établissement du texte que pose ce vers. Voyez sur le texte d'épreuve de la page 34 où on peut lire : Le poète te dit "Splendide est ta Beauté !"

Vers 61 : L'orage t'a sacré suprême poésie ; devient L'orage t'a sacrée suprême poésie ; (correction grammaticale, accord au féminin de "sacrée" au détriment d'une licence pour éviter le "e" surnuméraire à la césure !

Il serait étonnant que le prote de la revue La Plume, auquel une certaine négligence a été reprochée par Ernest Raynaud dans l'établissement du texte, ait pris la peine de supprimer un "e" tout à fait correct au plan grammatical par respect des règles de versification. Il doit s'agir de la leçon manuscrite. Ce vers a été corrigé par Genonceaux, la grammaire l'emporte pour un belge, ce qui ferait sans nul doute plaisir à Banville. Il nous faudra revenir sur l'établissement problématique de ce vers.

Vers 63 : Ton oeuvre bout, la mer gronde, Cité choisie devient Ton oeuvre bout, la mer gronde, Cité choisie, (ajout d'une virgule en fin de vers) !

Le vers connaît plusieurs retouches et la virgule ajoutée par Genonceaux et qui n'a donc pas de légitimité en soi est biffée au profit d'un point d'exclamation.

Genonceaux a effectué deux autres corrections, mais il s'agit de coquilles évidentes qui ne retiendront pas notre attention ("l azur" est corrigé en "l'azur" vers 7 et "la clameurs" en "la clameur" vers 66). En revanche, Steve Murphy range avec ces deux coquilles le cas plus trouble de "gèneront" vers 54 qu'il convient sans doute aujourd'hui de rectifier en "gêneront", mais cette transcription n'a jamais été relevée par Vanier, ni sur l'exemplaire du Reliquaire annoté à l'encre et au crayon, ni sur les épreuves connues de la page 34. La correction semble avoir eu lieu sur le texte de l'édition originale de 1895 pourtant.

Passons maintenant aux annotations, page après page.
Dans l'édition du Reliquaire, les 72 vers de Paris se repeuple occupent les pages 132 à 135, quatre pages donc, en sachant que, si nous tenons compte de la nécessité de tourner les pages, les chiffres pairs sont placées sur les pages de gauche et les chiffres impairs apparaissent à droite. Les pages 132 et 133 s'embrassent d'un seul regard, et puis les pages 134 et 135. 

La page 132 contient le titre et les trois premiers quatrains du poème. Le blanc qui précède le titre en majuscules PARIS SE REPEUPLE est enrichi de deux lignes centrées que nous reproduisons en reportant à leur suite le titre imprimé qui est lui-même suivi d'une petite note et en employant les italiques pour opposer l'encre du crayon à bois des chiffres voisins :

                        L'orgie parisienne - 10
                                   ou p cap 8
                    PARIS SE REPEUPLE cap 8

Il est question d'indications chiffrées sur les caractères à employer, comme le note Steve Murphy. Mais, lorsqu'il commente ce titre et plaide pour son authenticité (pages 442-444 de son édition), le critique n'accentue que l'emploi de la conjonction comme preuve d'une articulation titre et sous-titre, mais une telle conclusion part d'une autre conclusion implicite, l'emploi de caractères plus grands pour le titre L'Orgie parisienne que pour le sous-titre Paris se repeuple., contraste qui apparaît bien sur les épreuves connues de la page 31 et qui s'est maintenu. Et ceci nous amène à penser que cette mise en relief tient compte du manuscrit consulté, ce qui pourrait servir d'argument pour prétendre que dans la liste de Verlaine la mention dans une liste de 1886 d'une version du poème intitulé Paris se repeuple de "60" vers est soit une version inconnue, soit la version de 72 vers publiée dans la revue La Plume, mais pas le manuscrit de la version de 76 vers, si nous estimons que Verlaine n'aurait pas manqué de reporter le titre principal qu'il devait avoir sous les yeux. Après tout, quand il publie sept vers inédits de ce poème dans Les Poètes maudits, Verlaine ne propose que le seul titre de Paris se repeuple. C'est sans doute même cette exclusivité de Verlaine pour le titre Paris se repeuple qui a entraîné la suspicion autour de ce titre pourtant excellent qu'est L'Orgie parisienne, titre qui a la primeur cette fois dans l'édition de Vanier et qui se fonde à l'évidence sur l'épluchage au plus près d'un document manuscrit ! Rappelons que sur un autre document de la main de Verlaine une liste des poèmes du dossier manuscrit que nous retrouverons entre les mains de Millanvoye, liste toujours accompagnée du report du nombre de vers pour chaque poème, mais une liste complétée de mentions de poèmes qui devaient sans doute allonger le dossier et auxquels Verlaine n'avait pas accès. Parmi ces poèmes à ajouter au dossier, Le Bateau extravagant (un autre titre au Bateau ivre) et Paris se repeuple. Cette liste semble avoir été composé en mars-avril 1872, lorsque Rimbaud est éloigné de Paris, car il faut une raison à cette impossibilité pour Verlaine d'accéder aux manuscrits, et encore une fois nous nous apercevons que les compositions du Bateau ivre et de Paris se repeuple ont pu être bien plus tardives que nous ne l'avons cru jusqu'à présent ! Le titre L'Orgie parisienne ne serait-il pas apparu sur une nouvelle version du poème en mars-avril 1872 ? Le titre définitif du Bateau ivre n'a-t-il pas été précédé par un titre Le Bateau extravagant que plus jamais Verlaine n'emploiera par la suite. Comme Paris se repeuple, Voyelles, Les Mains de Jeanne-Marie, le poème Le Bateau ivre ne daterait-il pas de décembre 1871, ou bien même de janvier ou février 1872 ?

Sur cette première page, seuls deux mots sont corrigés : le mot "sainte" est biffé et remplacé par "belle", mot reporté à l'encre dans la marge de gauche à hauteur du vers 4, et "ébranla" à la rime est barré de la même façon, avec mention juste en-dessous à l'encre de la leçon "étoila." Même le point, pourtant non biffé, est reporté à l'encre !
Raynaud prétend que "ébranla" était bien une coquille pour "étoila", mais il peut avoir été influencé en ce sens par l'entourage de Vanier. Peu importe que Raynaud ait effectivement récupéré le manuscrit d'une version du poème auprès de Charles Cros en 1883. Quand il s'exprime dans les années 1920, Ernest Raynaud n'offre plus qu'un témoignage de seconde main, un témoignage fait de souvenirs qui peuvent être plus ou moins altérés, et nous ne pouvons que le considérer qu'avec circonspection. Seule la découverte du manuscrit employé par la revue La Plume permettrait de trancher et dire objectivement ce qu'il s'est passé !
Quant à la leçon "Cité sainte" transformée en "Cité belle", elle plaide pour le contraste entre deux manuscrits distincts, dans la mesure où graphiquement la confusion entre "sainte" et "belle" est peu probable, à plus forte raison au début du poème (vers 4), dans la mesure surtout où l'authenticité de la leçon "Cité sainte" peut difficilement être contestée puisqu'il s'agissait d'une citation du poème La Curée d'Auguste Barbier, le principal intertexte de Paris se repeuple, celui qui est au centre de toute la composition jusqu'à en avoir précipité certaines articulations clefs, jusqu'à en avoir suscité des connexions métaphoriques qui font le sujet du poème.
Deux autres corrections sont effectuées à l'encre en ce qui concerne la ponctuation en fin de vers, et selon un code typographique de préparateur correcteur qui ne laisse aucun doute sur le caractère scrupuleux des corrections. Une virgule est ajoutée après "voilà" à la rime au vers 6, ce qui est une correction nécessaire (transcription en prose : "voilà, sur les maisons, l'azur léger") et la virgule après "regards" à la rime au vers 10 est elle modifiée en point, ce qui semble cohérent, mais contraste avec la virgule à la fin du vers 5 après "incendie". Mais, observant la virgule imprimée, le prote s'est reporté au manuscrit dont il disposait et il a considéré en son âme et conscience qu'il déchiffrait un point et non une virgule. Une consultation des deux manuscrits du poème serait alors souhaitable, mais heureusement il ne s'agit que là d'un problème d'établissement du texte fort secondaire.

En vis-à-vis, la page 133 est la page remarquable du document. Elle contient, pour ce qui est du texte imprimé, cinq quatrains, les vers 13 à 32 de la version publiée dans La Plume, mais tout en bas de la page, en-dessous de la pagination "-133-", une main a reporté à l'encre brun foncé le texte de deux quatrains : le premier est inédit et commence par "O coeurs de Saleté...", le second quatrain est le report intégral du quatrain au centre de la page, celui qui commence par "Ouvrez votre narine..." Les deux quatrains sont reportés de manière lisible et aérée, avec un espace bien net entre les deux, même si l'écriture du second quatrain manuscrit est un peu plus plus resserrée. Nous sommes face à un travail soigné.
Le quatrain inédit est accompagné d'une ligne courbe qui part de l'expression à la rime ponctuée par quatre points "sur vos tables...." pour remonter à une petite croix, de la même encre que le texte des quatrains recopiés, croix placée au début à gauche de l'espace de séparation entre deux quatrains, et donc juste devant le quatrain commençant ainsi "Parce que vous fouillez...", le dernier de la suite imprimée sur cette page !
Il semble raisonnable d'estimer, et c'est ce que vont confirmer les épreuves puis l'édition Vanier de 1895, que le second quatrain manuscrit doit lui-même être reporté à la suite du quatrain inédit ! En effet, la ligne courbe conduisant à une croix doit concerner les deux quatrains, et c'est ce qui explique qu'elle parte de si bas, au lieu de commencer au premier hémistiche "O coeurs de Saleté...", ce qui eut été plus simple. Le problème vient de ce que du coup le quatrain "Ouvrez votre narine..." subit une interversion frappante. Il suivait le quatrain "Buvez, lorsque la nuit..." et précédait le quatrain "Avalez pour la reine..." sur le texte imprimé du Reliquaire. Le quatrain imprimé ne présente pas la moindre retouche, il est biffé proprement et simplement par quatre traits à peu près verticaux, légèrement obliques de gauche à droite. Puis, le texte de ces quatre vers est donc transcrit à l'encre en bas de page à la suite du quatrain inédit, avec quelques différences notables !
Il est décidément très clair que sur le manuscrit exploité par le prote de Vanier ou Vanier lui-même, sinon Verlaine (mais quelqu'un n'aurait-il pas reconnu son écriture ?), les quatrains ne défilent pas dans le même ordre, car cette fois, le quatrain "Ouvrez votre narine..." viendra à la suite du quatrain inédit et surtout passera après le quatrain qu'il précédait dans La Plume : "Avalez pour la reine..."
Des remarques s'imposent ici sur la composition d'ensemble du poème, pour bien comprendre de quoi il retourne !
Les trois premiers quatrains du poème forment une unité et, par le hasard de l'impression, ils sont isolés sur la première page de transcription du poème dans l'édition du Reliquaire.

Je les cite dans la version de l'édition Vanier :

     Ô lâches, la voilà ! dégorgez dans les gares !
     Le soleil expia de ses poumons ardents
     Les boulevards qu'un soir comblèrent les Barbares.
     Voilà la Cité belle assise à l'occident !

     Allez ! on préviendra les reflux d'incendie,
     Voilà les quais ! voilà les boulevards ! voilà,
     Sur les maisons, l'azur léger qui s'irradie,
     Et qu'un soir la rougeur des bombes étoila.

     Cachez les palais morts dans des niches de planches !
     L'ancien jour effaré rafraîchit vos regards.
     Voici le troupeau roux des tordeuses de hanches,
     Soyez fous, vous serez drôles, étant hagards !

L'anaphore "Voilà" du vers 6 reprend le tout début du vers 1, et nous observons une boucle de la mention quasi initiale "lâches" du vers 1 à la mention "fous" du vers 6 ! Ces trois quatrains invitent un peuple vouvoyé à dévaler dans la ville de Paris, en appréciant les retrouvailles, en cachant ce qui est déplaisant. Tout cela doit former une belle scène de folie menée par des lâches.

Dans la version de La Plume, le second mouvement du poème est formé par quatre quatrains que je vais citer en respectant leur transcription originale, même quand elle me paraît fautive ("santés").

Tas de chiennes en rut mangeant des cataplasmes,
Le cri des maisons d'or vous réclame, volez !
Mangez ! voici la nuit de joie aux profonds spasmes
Qui descend dans la rue. O buveurs désolés,

Buvez, lorsque la nuit arrive intense et folle
Fouillant à vos côtés les luxes ruisselants,
Vous n'allez pas baver, sans geste et sans paroles
Dans vos verres, les yeux perdus aux lointains blancs,

Ouvrez votre narine aux superbes nausées !
Trempez de poisons forts les cordes de vos cous !
Sur vos nuques d'enfant, baissant ses mains croisées
Le Poète vous dit "ô lâches soyez fous".

Avalez pour la reine aux fesses cascadantes !
Ecoutez l'action des stupides hoquets
Déchirants, écoutez, santés aux nuits ardentes !
Les idiots râleurs, vieillards, pantins, laquais


La liaison entre ces quatrains est rendue évidente par l'emploi des verbes à l'impératif : "Mangez", "Buvez", "Ouvrez (votre narine)", "Trempez", "Avalez", "Ecoutez", "écoutez", tous verbes qui s'adressent aux sens en assimilant leur action à une captation illégitime : "volez". Le passage des mentions "lâches", "fous" et "drôles" avec accord au masculin "vous serez fous" à la mention au féminin "Tas de chiennes" est fortement injurieuse et vaut détonation dans la progression véhémente du texte. La nourriture qu'appellent vivement leurs sens excités n'est rien d'autre qu'une pommade pour panser les blessures ! La forme participiale "mangeant" est reprise par la forme à l'impératif "Mangez" et à la fin de la série la forme "Ecoutez" est répétée deux fois. La ponctuation, en l'occurrence une virgule à la fin de deux des quatrains, permet de relier plus étroitement encore trois de ces quatrains entre eux. La reprise de "buveurs" et "Buvez" accentue encore cette liaison ostentatoire. Le quatrain : "Ouvrez votre narine" est ponctué par un point et il reprend la boucle des trois premiers quatrains sous la forme d'un propos rapporté coincé dans un hémistiche : "ô lâches soyez fous". Mais il ne conclut pas le mouvement qui est emporté par l'excès d'un quatrième dont le premier mot "Avalez" est d'ailleurs synonyme de "Mangez". Le quatrain "Avalez pour la reine..." est utilisé comme un moyen de transition, il se finit sur l'énumération "Les idiots râleurs, vieillards, pantins, laquais" sur laquelle rebondit immédiatement la suite du texte pour constituer un troisième mouvement qui va très vite reprendre cette énumération "Syphilitiques, fous, rois, pantins, ventriloques[.]" Mais dans la version établie par Vanier en fonction d'un manuscrit scrupuleusement épluché, le second mouvement du poème passe de quatre à cinq quatrains, puisqu'il hérite d'un quatrain inédit, et notre quatrain "Ouvrez votre narine..."  s'impose cette fois en position conclusive sans reste ! La composition est plus structurée : reprises aux extrémités du premier mouvement de trois quatrains, les mentions "lâches" et "fous" vont clore le second mouvement de manière ramassée ! Voici la transcription de ce second mouvement d'après mon étude de l'exemplaire annoté du Reliquaire !

       Tas de chiennes en rut mangeant des cataplasmes,
       Le cri des maisons d'or vous réclame. Volez !
       Mangez ! voici la nuit de joie aux profonds spasmes
       Qui descend dans la rue, ô buveurs désolés,

       Buvez. Quand la lumière arrive intense et folle
       Fouillant à vos côtés les luxes ruisselants,
       Vous n'allez pas baver, sans geste, sans parole,
       Dans vos verres, les yeux perdus aux lointains blancs,

       Avalez, pour la Reine aux fesses cascadantes !
       Ecoutez l'action des stupides hoquets
       Déchirants. Ecoutez, sauter aux nuits ardentes
       Les idiots râleux, vieillards, pantins, laquais !

       Ô coeurs de Saleté, Bouches épouvantables,
       Fonctionnez plus fort, bouches de puanteurs !
       Un vin pour ces torpeurs ignobles, sur ces tables...
       Vos ventres sont fondus de honte, ô Vainqueurs !

       Ouvrez votre narine aux superbes nausées,
       Trempez de poisons forts les cordes de vos cous,
       Sur vos nuques d'enfants baissant ses mains croisées
       Le Poète vous dit : Ô lâches, soyez fous !

Vanier n'ayant pas respecté scrupuleusement la leçon manuscrite du préparateur correcteur, je défends quelques différences de détail dans l'établissement du texte des quatrains "O coeurs de Saleté..." et "Ouvrez votre narine..." Il s'agit des majuscules pour "Saleté" et "Ô lâches", et ce qui me conforte dans mon choix, c'est que si Steve Murphy est demeuré fidèle aux deux minuscules de l'édition Vanier il signale dans l'annotation à sa transcription du poème qu'il lui semble quand même identifier une majuscule au début du mot "Saleté".
Je suis frappé également de constater qu'une virgule après la mention "enfant" au singulier disparaît à la suite d'une mention "enfants" au pluriel dans la transcription manuscrite du prote de Vanier du vers : "Sur vos nuques d'enfants baissant ses mains croisées", ce qui donne l'idée d'une coquille pour la leçon parue en 1890 : "Sur vos nuques d'enfant, baissant ses mains croisées", un "s" aurait été assimilé à une virgule ! 
Plusieurs différences sont à relever entre les deux versions de ce second mouvement du poème, tandis qu'un hémistiche du quatrain inédit fait fortement songer au "A noir" et mouches de Voyelles : "bouches de puanteurs !"

 Mais, en procédant à la comparaison des deux versions du poème, une inversion attire nécessairement notre attention. Dans un cas, c'est "la nuit" qui "arrive intense et folle", dans l'autre c'est "la lumière".
Dans la thèse d'un manuscrit unique utilisé par les deux éditeurs, la variation de "lorsque la nuit" à "quand la lumière" est bien délicate à justifier. Dans la mesure où c'est la version "quand la lumière" de Vanier qui est la plus scrupuleuse et qui corrige celle de La Plume "lorsque la nuit", nous ne saurions envisager qu'une possibilité de corruption volontaire ! Le prote de la revue La Plume aurait observé à deux vers d'intervalle une survenue de la nuit, puis une arrivée de la lumière ! Pour l'illustrer, je donne la version non attestée suivante du poème qui est pratiquement celle de Vanier, et je souligne en caractères gras ce qui a pu choquer le prote de Vanier !

Mangez ! voici la nuit de joie aux profonds spasmes
Qui descend dans la rue. O buveurs désolés,

Buvez, quand la lumière arrive intense et folle

Il a pu estimer qu'il y avait là une contradiction et prendre l'initiative de corriger un vers de Rimbaud en le réadaptant à l'aide d'une répétition à deux vers d'écart du mot "nuit" :

Mangez ! voici la nuit de joie aux profonds spasmes
Qui descend dans la rue. O buveurs désolés,

Buvez, lorsque la nuit arrive intense et folle

Raynaud ne reconnaissait pas une telle attention au texte de la part des dirigeants de la revue La Plume et il nous semble alors plus plausible d'envisager la réelle autonomie des deux versions et leur succession dans le temps. A quelques reprises, il semble que la version de 76 vers améliore le texte de 72 vers, et nous pouvons envisager que cette répétition lourde du mot "nuit" pour répéter deux fois la même idée de son arrivée ait gêné Rimbaud, d'autant qu'à deux reprises il n'est pas question de la nuit en général, mais de la "nuit de joie". Pour remédier à ce problème, Rimbaud a choisi de recourir à la mention "lumière", mais il ne s'agit pas d'une opposition "jour", "nuit", mais de la "lumière" artificielle d'une "nuit de joie" "intense et folle". La lumière qui surgit dans la nuit est celle de l'éclairage public au gaz, ce qui anticipe la note sombre de la toute fin du poème :

       - Société, tout est rétabli : les orgies
       Pleurent leur ancien râle aux anciens lupanars :
       Et les gaz en délire aux murailles rougies
       Flambent sinistrement vers lez azurs blafards !  
  
Le dernier quatrain imprimé de la page 133 entame un troisième mouvement du texte et je ne m'attarde pas sur ces deux menues modification, ajout d'une virgule après "poitrine" et initiale en majuscule pour "Femme" pour m'attaquer maintenant à la présentation de la page 134 du volume annoté. Elle contient cinq quatrains. Si nous réunissons le quatrain imprimé final de la page 133 à ses deux premiers quatrains, nous avons le troisième mouvement du poème qui apparaît, je le cite dans la version finale établie par Vanier :

Parce que vous fouillez le ventre de la Femme
Vous craignez d'elle encore une convulsion
Qui crie, asphyxiant votre nichée infâme
Sur sa poitrine, en une horrible pression.

Syphilitiques, fous, rois, pantins, ventriloques,
Qu'est-ce que ça peut faire à la pudeur Paris,
Vos âmes et vos corps, vos poisons et vos loques ?
Elle se secouera de vous, hargneux pourris !

Et quand vous serez bas, geignant sur vos entrailles,
Les flancs morts, réclamant votre argent, éperdus,
La rouge courtisane aux seins gros de batailles,
Loin de votre stupeur tordra ses poings ardus !

L'ajout du quatrain inédit permet d'annoncer ce troisième mouvement, car l'idée de l'impératif "Fonctionnez plus fort" est amplifiée ici par l'ironie explicative "Parce que...", par la question insolente : "Qu'est-ce que ça peut faire...?" qui annonce l'écriture de "Qu'est-ce pour nous, mon Coeur,...?" Mais ces trois quatrains procèdent pourtant à un retournement qui fait figure de transition dans le discours : l'ironie va céder la place à la critique, puisque s'il ne semble rien avoir à craindre de la Femme, il en va autrement du portrait féminin de la ville elle-même ! Cette fois, les lâches vont avoir des raisons d'avoir peur, car la cité méprisante les supporte mais elle pourrait se soulever à nouveau, le texte éclipsant par cette idée du réveil celle contextuelle de la défaite. La correction "pudeur Paris" au lieu de "putain Paris" est grammaticalement déconcertante, elle prend également à contre-pied la violence du texte, et surtout elle entre en conflit avec la mention "rouge courtisane" au quatrain suivant ! La mention "putain" a le mérite de la synonymie avec "courtisane", mais la leçon "pudeur" semble authentique puisque le prote l'a reportée en contestant la leçon imprimée "putain", et cette leçon s'est maintenue sur les épreuves. L'idée d'une pudibonderie de la part de Vanier n'est pas convaincante, puisqu'il ne songeait qu'à exploiter un succès de scandale, et, d'ailleurs, il optera finalement pour la leçon "putain" qui, il faut l'avouer, passe mieux. Rimbaud a-t-il couru l'originalité ? A-t-il trouvé nécessaire de ne pas mettre Paris sur le même plan orgiaque que les versaillais ? La mention "pudeur" permet de s'opposer aux orgies des "lâches", au spectacle d'une "nuit de joie" dans la "lumière" "intense et folle", et le terme "courtisane" maintenu n'a pas toutes les connotations désagréables du mot "putain". Il faut se garder de trop vite considérer que la leçon "pudeur" est invraisemblable, il arrive que dans son questionnement sur un texte le poète préfère finalement une idée peu heureuse à une bonne intuition de départ.
  
Les trois derniers quatrains de la page 134 forment alors avec les deux premiers de la page 135 un quatrième mouvement, et nous citons celui-ci dans la version de 1895 toujours :

          Quand tes pieds ont dansé si fort dans les colères,
          Paris ! quand tu reçus tant de coups de couteau,
          Quand tu gis, retenant dans tes prunelles claires,
          Un peu de la bonté du fauve renouveau,

          Ô cité douloureuse, ô cité quasi-morte,
          La tête et les deux seins jetés vers l'Avenir
          Ouvrant sur ta pâleur ses milliards de portes,
          Cité que le Passé sombre pourrait bénir :

          Corps remagnétisé pour les énormes peines,
          Tu rebois donc la vie effroyable ! tu sens
          Sourdre le flux des vers livides en tes veines,
          Et sur ton clair amour rôder les doigts glaçants !

          Et ce n'est pas mauvais. Tes vers, tes vers livides
          Ne gêneront pas plus ton souffle de Progrès
          Que les Stryx n'éteignaient l'oeil des Cariatides
          Où des pleurs d'or astral tombaient des bleus degrés.

          Quoique ce soit affreux de te revoir couverte
          Ainsi  quoiqu'on n'ait fait jamais d'une cité
          Ulcère plus puant à la Nature verte,
          Le Poète te dit : Splendide est ta Beauté !

Cette fois, le poète s'adresse à la cité, et cette présentation allégorique rappelle des antécédents des poètes Agrippa d'Aubigné et Pierre de Ronsard. Le vers sur la danse en colère me fait nettement songer à Voyelles :

     Quand tes pieds ont dansé si fort dans les colères

     Dans la colère ou les ivresses pénitentes

Le "fauve renouveau" fait songer aux "fauvettes de mai" du poème apparemment contemporain Les Corbeaux et l'expression hugolienne des "milliards de portes" de "l'Avenir" fait songer à la formule plus hugolienne encore des "millions d'oiseaux d'or" de la "future Vigueur". Rimbaud semble avoir composé un ensemble de poèmes d'un même esprit communard au début de l'année 1872 : Paris se repeuple, Les Corbeaux, Les Mains de Jeanne-Marie, Voyelles et Le Bateau ivre, et la composition de "Qu'est-ce pour nous, mon Coeur,..." semble avoir  été de très peu postérieure. Les images, les mots, les rythmes s'appellent entre ces poèmes, se font écho. Je ne comprends pas qu'on puisse dire aimer passionnément les vers de Rimbaud sans considérer la forte parenté de ces poèmes-là. La ponctuation entre les quatrains, la virgule toujours, contribue à les souder ensemble, mais aussi le retour du motif du regard qui va des "prunelles claires" à "l'oeil des Cariatides". Evidemment, le propos rapporté du vers : "Le Poète te dit : Splendide est ta Beauté ! " permet une clausule en écho à celle du second mouvement : "Le Poète vous dit : ô lâches, soyez fous !" Toutefois, le prote de Vanier n'a corrigé que le premier de ces deux vers et il n'a pas retouché le second tel qu'il est imprimé dans le Reliquaire, bien que la ponctuation de celui-ci corrompe quelque peu la forme oralisée de septembre 1890 :

Le Poète te dit "Splendide ! est ta Beauté."

Le Poète te dit "Splendide est ta Beauté !"(.)

Le Poète te dit : Splendide est ta Beauté !

La première leçon est celle de la revue La Plume et le point d'exclamation est crédible, il a un caractère rythmique que nous pouvons rapprocher de la leçon "Ecouter, sauter aux nuits ardentes", qui nous a valu l'étrange transcription "Ecoutez, santés aux nuits ardentes" qui mérite selon moi la réprobation de Raynaud.
La deuxième leçon est celle de Genonceaux qui n'est pas légitime, puisque Genonceaux n'est pas censé avoir consulté un manuscrit, mais il se contente de reprendre la première leçon en effectuant une correction normative. Pour l'éditeur belge, le point d'exclamation est réservé aux fins de phrases, ou bien aux interjections, semble-t-on pouvoir dire. Du coup, l'idée que le prote de Vanier n'ait pas corrigé ce vers étonne quelque peu, et il n'est pas impossible qu'au moins le problème de ponctuation lui ait échappé. Pour notre part, notre troisième leçon est une proposition personnelle et inédite, aucunement attestée, mais qui a le mérite d'uniformiser la présentation du poème, puisque le vers suivant a lui été modifié :

Le Poète vous dit "ô lâches soyez fous"

Le Poète vous dit : ô lâches, soyez fous !
  
Une fois le double point est utilisé, une fois non, une fois ce sont les guillemets qui apparaissent, l'autre fois non ! La transposition étant mécanique, j'ai donc choisi d'uniformiser la présentation pour ce qui est du vers 

Le Poète te dit : Splendide est ta Beauté !

Ceci signifie que je ne suis pas pour une sacralisation du manuscrit, de sa moindre virgule, de sa moindre lacune de ponctuation, etc.

Et finalement si nous passons en revue toute la production littéraire de Rimbaud, nous savons qu'il tend à appliquer systématiquement le recours simultané au double point introducteur, à l'initiale majuscule et aux guillemets, l'exception étant d'une absence de guillemets dans certains passages d'Un coeur sous une soutane, aussi par respect d'une présentation étoffée la triple solidarité du double point, des guillemets et de la majuscule initiale pour les passages au style direct devrait être uniformisé au plan de l'oeuvre entière, ce qui veut dire que pour l'établissement du texte, la version de 72 vers devrait être traitée comme suit pour ce qui est de ces deux vers :

Le Poète vous dit : "Ô lâches(,) soyez fous".
Le Poète te dit : "Splendide ! est ta Beauté".
(je dois recommencer une vérification pour le point avant ou après les guillemets)

et dans le cas de la version de 76 vers, nous devrions avoir :

Le Poète vous dit : "Ô lâches, soyez fous !"
Le Poète te dit : "Splendide est ta Beauté !"

Reprenons l'étude de la composition d'ensemble du poème maintenant.

Si les derniers quatrains du Bateau ivre ont une forte autonomie, cela se retrouve quelque peu dans les trois derniers quatrains de Paris se repeuple :

L'orage t'a sacré suprême poésie
L'immense remuement des forces te secourt
Ton oeuvre bout, ta mort gronde, Cité choisie !
Amasse les strideurs au fond du clairon lourd.

Le Poète prendra le sanglot des Infâmes,
La haine des Forçats, la clameur des Maudits :
Et ses rayons d'amour flagelleront les Femmes.
Ses strophes bondiront, voilà ! voilà ! bandits !

- Société, tout est rétabli : les orgies
Pleurent leur ancien râle aux anciens lupanars :
Et les gaz en délire aux murailles rougies
Flambent sinistrement vers lez azurs blafards !

Nous sommes dans le prolongement de la fin du mouvement précédent avec un quatrain de sacralisation, un quatrain de mise en avant du rôle intercesseur du poète qui a une fonction sociale hugolienne, et le dernier quatrain donne la conclusion ironique sur le modèle satirique d'un titre de partie des Châtiments : "Société, tout est rétabli", comme cela a déjà été maintes fois observé ! Les titres des sept parties constitutives des Châtiments ironisaient sur la propagande mensongère de l'empire, les poèmes orchestrant la mise en relief satirique d'une réalité inverse aux propos ou dévoilant un détournement de sens des formules. Dans Paris se repeuple, les versaillais substituent leur propre "sacre", "reste du mot : massacre", selon le jeu de rime d'Hugo, à celui de Napoléon III, et la société rétablissant tout se fonde sur l'anéantissement du peuple insurgé, qui se retrouve non inclus dans le projet absolu et conciliateur prôné, ironie rimbaldienne qui entre en résonance avec les propos tenus dans la presse à l'époque, avec les propos d'un Coppée : "Oublions cet instant de démence, vite à nos marteaux!" L'apparition du mot "orgies" à la rime dans le dernier quatrain est un autre argument en faveur de l'authenticité du titre L'Orgie parisienne, et ce n'est que dans cet ultime quatrain qu'apparaît la vision sinistre de la Semaine sanglante, véritable clausule tragique aussi saisissante que la vision des cinq spectres de Pyrrhus, d'Hermione et des trois Erinyes dans le dénouement d'Andromaque de Racine.
Le vers "L'orage t'a sacré suprême poésie" est ici celui de la version La Plume, puisque la correction pour l'accord en "sacrée" ne fut le fait que de l'édition du Reliquaire. Rimbauid s'est permis une de ces licences dont Banville disait qu'il n'en fallait point. Sur l'exemplaire annoté du Reliquaire qui est conservé à Bruxelles, par exception, la correction des mots n'est pas effectuée à l'encre, mais au crayon, ce qui signifie qu'elle n'a pas force d'autorité (en principe, le crayon peut s'effacer).

Donc, sur le patron grammaticalement corrigé par Genonceaux,

L'orage t'a sacrée suprême poésie

le correcteur a barré d'un trait oblique montant à 45° la suite graphique "t'a", mais au crayon de bois seulement ce qui contraste nettement avec les autres corrections effectuées directement à l'encre. Et au crayon la forme du déterminant possessif "ta" qui phonétiquement correspond à la suite barrée "t'a" a été reportée devant l'adjectif "suprême" ce qui veut dire que le vers en est sorti complètement transformé !

L'orage a sacrée ta suprême poésie  

Telle est la leçon envisagée un temps par le correcteur, sachant qu'il a oublié dès lors de barrer un accord au féminin devenu fautif ! La non correction mécanique du "e" fait fortement songer à une initiative pour négocier justement le problème posé par le "e" qui est de trop à la césure. Si réellement, le manuscrit mis à la disposition de Vanier avait comporté la leçon "L'orage a sacré ta suprême poésie le préparateur aurait corrigé le vers à l'encre une fois pour toutes et cette correction se serait maintenue ensuite. La leçon qu'il propose au crayon est bien trop distincte de la version de La Plume que pour imaginer qu'il a eu une hésitation ayant du mal à déchiffrer un manuscrit raturé ou non, puisque même dans le cas de ratures et surinscriptions la difficulté n'avait rien d'insurmontableEt, effectivement, cette correction au crayon n'a pas été retenue par Vanier, pas même sur les épreuves de la future page 34 de son édition des Poésies complètes. Vanier n'a toutefois pas biffé le "e" de "sacrée" et il l'a maintenu dans son édition, comme sur le texte des épreuves. L'absence de "e" dans La Plume semble signifier qu'il s'agit de la leçon du manuscrit abusivement corrigée ensuite par Genonceaux. Dans le cas de Vanier, de deux choses l'une, ou le nouveau manuscrit exploité se permettait également la licence d'une absence d'accord au féminin "sacré", mais Vanier a été perturbé par la correction grammaticale du texte imprimé qu'il a utilisé comme support, ou bien Rimbaud avait cette fois opté pour l'exhibition provocante d'un "e" non respectueux des règles de versification. Banville avait donné l'idée du "e" surnuméraire "l'armée d'Italie", comme l'a relevé Antoine Fongaro, et Rimbaud s'en est inspiré dans Larme et Fêtes de la faim "Entourée de tendres bois" et "vallées grises", avec à chaque fois la suite "ée". Dans le cas de Paris se repeuple, le renoncement à la licence, la faute d'accord, fait apparaître un "e" surnuméraire comme dans Larme et Fêtes de la faim ultérieurement, mais il se trouve à la césure et permet de faire entendre une "césure épique", phénomène médiéval alors complètement perdu de vue par les poètes.
Il vaut mieux ne pas apporter de réponse catégorique sur ce sujet, et ne pas trop vite exclure le basculement d'une provocation à une autre, de la licence au "e" surnuméraire (id est qui ne compte pas pour la mesure du vers). Nous remarquons que dans la version L'Orgie parisienne le poète a renoncé à la rime d'un singulier avec un pluriel : "et folle" :: "sans geste et sans paroles", devenant  "et folle"::"sans geste, sans parole," aux vers 17 et 19.

Les différences de quelques déterminants entre les deux versions du poème ne plaident guère pour la correction de coquilles d'un état à l'autre. Il s'agit plutôt de choix nouveaux, et il serait étonnant qu'un prote n'ait pas identifié plusieurs possessifs, ou que le second en soit obsédé "ses milliards de portes", "ta mort", "tes vers, tes vers" !
Les différences entre certains mots semblent parfois donner l'idée d'une coquille possible ainsi "revois" corrigé en "rebois" préfixation familière et peu usuelle à l'époque, mais les pressions métriques peuvent expliquer que certaines variantes se ressemblent et que les mots substitués comptent le même nombre de syllabes que les choix initiaux. Car il me semble exagéré d'envisager systématiquement des coquilles dans la version décriée par Raynaud : "hauts degrés" devenant "bleus degrés", "Cité sainte" devenant "Cité belle", "sans geste et sans paroles," devenant "sans geste, sans parole,"la mer" devenant "ta mort", et même "ébranla" devenant "étoila", ce sont autant de variantes qui peuvent très bien avoir été décidées par l'auteur.

Deux quatrains seulement ne sont en rien retouchés : le premier est le quatrain "Quand tes pieds ont dansé si fort dans les colères...", un quatrain que Verlaine avait justement cité dans Les Poètes maudits en 1883, et le second quatrain est celui qui s'ouvre ainsi "Quoi que ce soit affreux...", mais il comporte toutefois une marque étonnante au crayon, une sorte de crochet "[" dont le sommet a l'air d'une croix avec deux barres perpendiculaires, cette marque au crayon précède le "Q" majuscule ! En fait, le crayon a formé une figure du type "L" et il a ensuite tracé une longue hampe d'un coup sec, ce qui forme un crochet du type " [ ", mais le sommet du crochet forme une belle croix latine, car la hampe n'est pas rattaché tout à fait au sommet de l'espèce de "L" et elle le traverse. J'en reste à l'idée simple qu'il s'agit bien d'un crochet " [ ". Quelle est sa signification dans le code typographique des préparateurs correcteurs, je n'ai pas pris le temps de chercher cela pour l'instant ! J'ai songé à un signe invitant à un émargement, un report du genre "trois carreaux", mais je n'observe pas le moindre émargement sur les épreuves de la page 34.

Finissons sur les deux extraits cités dans Les Poètes maudits. Steve Murphy a lui-même étudié la variation de la ponctuation des fins de vers dans son édition philologique.

Verlaine cite les trois premiers vers du troisième quatrain :

     Cachez les palais morts dans des niches de planches 
     L'ancien jour effaré rafraîchit vos regards
     Voici le troupeau roux des tordeuses de hanches !

 L'édition des vers de Rimbaud dans la revue Lutèce en 1883 s'est accompagnée de coquilles extrêmement grossières. Pour les deux premiers vers, les points-virgules semblent inviter à penser qu'il s'agit là d'une troisième version manuscrite, mais il peut s'agir d'une confection hâtive et négligée du texte de la revue.
Selon toute vraisemblance, le point d'exclamation après "planches" a été déchiffré comme par point-virgule par le préparateur typographe de la revue Lutèce, cette forme n'étant pas toujours très appuyée quand elle est écrite à la plume par Rimbaud (ou Verlaine) ! Le point-virgule du second vers est plus étonnant, puisque la version de 72 vers opte pour la virgule, et celle de 76 vers pour un point, la virgule peut laisser croire toutefois que le recours a plutôt été au manuscrit de 72 vers (Cros-Raynaud), mais il est difficile de trancher sur un indice aussi faible ! Quant au point d'exclamation après "hanches", s'il s'oppose à la commune virgule des deux versions complètes du poème, il s'explique par le fait que la citation est brutalement interrompue. Il s'agit d'ailleurs du point d'exclamation de la fin de quatrain du vers suivant, même point d'exclamation après "hagards" dans les deux versions complètes du poème.

Verlaine cite ensuite un quatrain d'un tout autre endroit du poème :

Quand tes pieds ont dansé si fort dans les colères,
Paris ! quand tu reçus tant de coups de couteau,
Quand tu gîs, retenant dans tes prunelles claires
Un peu de la bonté du fauve renouveau. 

La leçon "gîs" (pour "gis") est aberrante, mais il me vient une idée : qui de Verlaine ou de Rimbaud a cette habitude de si mal transcrire les points sur les "i" qu'ils ressemblent souvent à des accents circonflexes, car il semble que le prote en a ici naïvement reporté un. Peut-être est-ce un bon indice pour déterminer si le manuscrit utilisé est de la main de Rimbaud, de celle de Verlaine, voire de quand date le manuscrit, ce défaut a pu ne caractériser qu'une année de l'écriture d'un des deux auteurs !
Or, ce quatrain est précisément l'un des deux qui n'ont subi aucune correction de la part de l'éditeur Vanier. Le point au lieu de la virgule après "renouveau" correspond encore une fois à une fin brusquée de citation, et la seule différence notable vient de l'absence de virgule après "claires", mais impossible de déterminer si cette lacune est celle de la revue Lutèce ou de l'un ou l'autre manuscrit, tant il est vrai que Rimbaud omet parfois des virgules indispensables ou même des points quand il transcrit ces poèmes.
Pour exclure l'idée d'un troisième manuscrit de 60 vers, une étude plus poussée de la composition devrait permettre de déterminer s'il est possible de retrancher encore trois quatrains à la version de 72 vers, mais il reste vraisemblable que le report "60" soit erroné et cache la version de 72 vers ou celle de 76 vers. Je tends à penser mais sans une conviction ferme qu'il s'agit plutôt de la version de 72 vers (Cros-Raynaud). La version de 76 vers doit avoir une autre provenance et a été providentielle à Léon Vanier. Ironie du sort, les manuscrits de ce poème se sont tous perdus ensuite, et je crois que la version de 76 vers n'est pas passée entre les mains de Verlaine, lequel n'aurait pas eu tant de difficultés à admettre et pratiquer la licence à "sacré" me semble-t-il. Des amateurs guettaient les manuscrits d'un décadent dont la notoriété ne déclinait pas en 1891 et ils ont réussi à emmener quelques pépites désormais bien cachées.

1 commentaire:

  1. Pour les accents circonflexes c'est Verlaine qui a un problème. Voir :Les mystères d’une écriture, première partie : rencontre à Aix-en-Provence, par Jacques Bienvenu.

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