vendredi 20 juin 2014

Le barbare et les assassins

Les lectures[1] récentes (et contradictoires) d’Yves Reboul et de Bruno Claisse envisagent Barbare comme un congé donné à une expérience poétique personnelle antérieure dont Matinée d’ivresse serait l’illustration. Dans son étude, Reboul finit par rejeter la localisation arctique du poème, jusqu’ici toujours admise, en lisant cette suite de dix paragraphes comme un déni d’onirisme. Le début du poème : « Bien après les jours et les saisons, et les êtres et les pays, » est interprété comme un impossible retrait hors du temps et de l’espace, il est vrai dans la continuité d’études antérieures[2]. A cette aune, nous aurions affaire à un récit de rêve, seule forme plausible pour un retrait du monde, tandis que le poème supposerait une contemplation de tout le globe terrestre. Le critique assimile le point de la phrase pourtant bien calée à l’intérieur d’une parenthèse « (Elles n’existent pas. ») au point final des deux premiers versets, malgré la présence d’un point-virgule qui est très précisément placé devant la parenthèse. Mais cette erreur n’est rien en soi. Le problème vient de ce que, par son évaluation de la signification des quatre noms formulés dans le premier verset, il a cru déterminer qu’il était question ici d’un retrait hors du monde et que le « pavillon » échappait lui-même à tout repérage terrestre en ne s’imposant plus comme un élément du pôle arctique, malgré l’appariement explicite articulé par la préposition de lieu : « Le pavillon en viande saignante sur la soie des mers et des fleurs arctiques ». Comme Claisse, il interprète la parenthèse « (Elles n’existent pas) » comme une simple mise en garde du genre : « Attention ! Ceci est un récit de rêve ! » Malgré l’insistance du complément « d’héroïsme », dans l’ensemble des lectures qui sont faites de ce poème, la signification militaire du mot « fanfare » n’est pas comprise comme sociétale, mais elle exprimerait l’orgueil de la vie individuelle de Rimbaud. Et en supposant que le poète rejette ainsi ses propres excès, les critiques en arrivent à envisager le poème Barbare comme une conclusion extrêmement négative de l’histoire poétique d’Arthur Rimbaud, un véritable adieu à toutes les illusions qui ont échauffé sa bile, son écriture. Cela s’accompagne d’un renforcement du préjugé selon lequel, si le poète est « Remis », c’est de quelque chose qui lui était particulier.
Nous allons montrer avec une logique rigoureuse que les lectures de Barbare se fondent sur des contresens à ce point préjudiciables qu’ils génèrent des difficultés de compréhension qui s’étendent à l’ensemble des Illuminations, car il ne faut pas envisager dans ce texte que l’artiste fait son autocritique, mais encore une fois nous avons affaire à une critique imagée du poète se dressant face au monde avec toujours cette même homogénéité et unité d’intentions rebelles de sa part.

Barbare, poème en prose des Illuminations, est composé de dix versets ou alinéas et, étant donné les symétries et reprises entre eux, nous pouvons les distribuer en trois ensembles.
Répétitions d’une même formule, les deuxième, quatrième et dixième alinéas ressemblent à un refrain. C’est le cœur du poème et il est question de la vision suivante : assimilée à un drapeau, une masse de chair saignante recouvre un décor arctique et lui donne la vie, la parenthèse nous apprenant que cette action de régénération peu ordinaire est sollicitée par le poète qui joue les intercesseurs auprès d’éléments du décor. On peut comparer la parenthèse « (Elles n’existent pas.) » à la formule « on t’en prie » dans A une Raison. Les deux seuls adjectifs du refrain se répondent : « saignante » et « arctiques ». Le sang va pénétrer la glace. Signe de ce travail en cours, le refrain est légèrement altéré une première fois par simple ajout d’une interjection initiale (« Oh ! »), mais il finit par se réduire à la seule mention des deux premiers mots dans l’ultime alinéa que ponctuent significativement des points de suspension. Un silence ému consigne l’accomplissement du don providentiel.

Le pavillon en viande saignante sur la soie des mers et des fleurs arctiques ; (elles n’existent pas.)

Oh ! Le pavillon en viande saignante sur la soie des mers et des fleurs arctiques ; (elles n’existent pas)

Le pavillon…

L’expression triviale « viande saignante » a ici un caractère paradoxal, puisqu’elle désigne ce qui donne vie aux froids éléments d’un décor polaire. Ce don de la vie doit faire songer ici à l’eucharistie et à la célèbre expression liturgique : « Ceci est ma chair et mon sang livrés pour vous ». Le manuscrit révèle que Rimbaud a éprouvé une difficulté quant à la ponctuation. La ponctuation forte ne concerne que la phrase entre parenthèses, mais le poète a omis le point final au quatrième alinéa, son souci étant de rendre sensible le retour à la ligne après un point-virgule. A cet égard, les éditeurs devraient prendre garde à uniformiser la présentation pour les parenthèses « (elles n’existent pas) » ou plutôt « (elles n’existent pas.) »
Pour leur part, les premier, troisième et septième alinéas, qui se composent de compléments circonstanciels (« Bien après… », « Loin des… ») et d’une proposition participiale (« Remis… »), précisent les éléments dont le poète s’est détourné, éléments qui s’opposent par conséquent à la régénération arctique du corps saignant.

Bien après les jours et les saisons, les êtres et les pays,

Remis des vieilles fanfares d’héroïsme – qui nous attaquent encore le cœur et la tête – loin des anciens assassins –

(Loin des vieilles retraites et des vieilles flammes, qu’on entend, qu’on sent,)

Nous avons vu que l’action se déroule dans un décor polaire. Or, le premier alinéa évoque l’exclusion des jours, des saisons, des êtres et des pays. Il s’agit donc du rejet des latitudes où l’opposition des quatre saisons et la succession des jours et des nuits sont marquées, du rejet des latitudes (nous insistons sur ce mot) où se trouvent rassemblés les humains et les pays. Il ne s’agit donc pas d’un au-delà du réel, d’uchronie et utopie, comme il en a été question dans l’introduction de notre article. Le régime de l’utopie est plus nuancé. Il n’est pas question d’un refuge dans l’illusoire, le rêve, l’irréel, mais d’une aventure imaginaire dans un lieu réel, quoique réputé inaccessible à l’époque.
La préposition « après » est intensifiée par l’adverbe « Bien » et l’autre préposition « loin » revient à deux reprises. Le poète offre ainsi l’expression d’un rejet volontaire. La vision polaire du refrain (le pavillon) s’impose comme le but de sa quête. Partant de ce principe, « vieilles fanfares d’héroïsme », « anciens assassins », « vieilles retraites » et « vieilles flammes » ne peuvent désigner que les gangrènes politiques des nations humaines. Le terme « fanfares » couplé à « héroïsme » voit son sens militaire renforcé et nous songerons historiquement aux deux empires, mais aussi à la marche au combat dans laquelle le poète se trouve enrôlé de force dans Mauvais sang. Songeons au poème significativement intitulé Guerre : les « assassins » opèrent dans le monde de « l’inflexion éternelle » des jours et des saisons, dans le monde des « êtres » et des « pays ». Victime de ces « êtres » « assassins », le poète aurait apporté sa propre « viande saignante » dans les confins du monde polaire, se remplissant de l’espoir d’une régénération au sein du monde sauvage, lecture rendue plus que défendable par le rappel des « ébats » avec « Elle » sous le « soleil des pôles » dans Métropolitain, où se love une évidente explicitation du poème Barbare. N’oublions pas que la transcription de Barbare suit celle de Métropolitain et des ébats polaires sur le feuillet manuscrit, depuis paginé 24, des Illuminations. Avec une variation en genre et en nombre, le mot « nouveau » est l’unique adjectif du poème A une Raison : nous relevons « nouvelle harmonie », « nouveaux hommes », et enfin « nouvel amour » à deux reprises. Les trois versets de rejets que nous venons de délimiter dans Barbare ne comportent que quatre adjectifs : ceux-ci qualifient la série négative des « fanfares d’héroïsme », « assassins », « retraites » et « flammes », il s’agit de trois mentions de l’adjectif « vieilles » et d’une mention synonyme de l’adjectif « anciens ».
Néanmoins, les commentateurs[3] du poème Barbare ont été convaincus jusqu’à présent que les « anciens assassins » étaient les mêmes que dans la phrase finale du poème Matinée d’ivresse, phrase pour laquelle personne ne veut douter, mais ce n’est pas forcément une erreur de lecture, qu’il soit question d’exaltation : « Voici le temps des Assassins. » Ainsi apparaît l’idée que le poème Barbare n’exprimerait pas tant une opposition du poète au monde qu’un renoncement à une posture poétique antérieure dont Matinée d’ivresse serait le témoin. Dans Matinée d’ivresse, Rimbaud appelle les « Assassins » ; dans Barbare, il rejette les mêmes « assassins » qu’il qualifie cette fois d’ « anciens ». Voilà la lecture consensuelle qu’on nous impose et qui doit concerner deux textes confrontés l’un à l’autre. Il y aurait là une contradiction venant de ce que Rimbaud porte un regard critique sur son passé. Personne ne s’étonne en ce cas que Matinée d’ivresse ait échappé à la répudiation, d’autant que les échos sont abondants avec d’autres poèmes, et notamment avec le poème A une Raison dont nous venons précisément d’établir le lien avec Barbare. Les rimbaldiens ne se sont pas demandé si la phrase finale de Matinée d’ivresse n’était pas ironique, ce qui n’est peut-être pas le cas, mais ce qui permettait au moins de mettre en doute qu’un texte contredise l’autre. Ils n’ont pas cherché à interroger la signification des italiques, leur valeur possible de mise à distance du discours de quelqu’un d’autre, d’autant qu’ils avaient déjà une explication : les italiques sont pour cette unique occasion des appels à l’étude étymologique d’un mot : « assassins » en italique doit faire songer à « haschischins », sans qu’il n’y ait aucune raison évidente à cela.
 En s’appuyant sur la mention participiale « Remis », les lecteurs ont eu tendance à penser également que Rimbaud se rétablissait d’une maladie qui lui était particulière. Mais ce n’est pas du tout de cela qu’il s’agit dans Barbare où les agressions peuvent tout à fait se concevoir comme extérieures aux préoccupations personnelles du poète : « qui nous attaquent encore le cœur et la tête ». Pour exemple grammatical, l’expression « Remis de ses noces » ne signifie en aucun cas que les « noces » ont eu lieu dans la tête. Mais la source de l’erreur des rimbaldiens vient de leur interprétation du poème Matinée d’ivresse. Au lieu de lire le poème Barbare en soi et pour soi, ils ne veulent le lire qu’en fonction de cette mention « anciens assassins » qui doit signifier obligatoirement pour eux que Rimbaud n’est plus d’accord avec ce qu’il écrivait dans Matinée d’ivresse. Or, si le rapprochement est fondé, ils ne se sont pas interrogés suffisamment sur trois points importants, sachant que, même si on peut rester dubitatif quant au second, ou en tout cas saisir le premier et le second comme une alternative à la lecture de Matinée d’ivresse, le troisième point ruine définitivement l’idée que Rimbaud ait fini par se retourner contre son propre discours.
Premièrement, on peut se demander si la qualification « anciens assassins » ne présuppose pas l’idée de « nouveaux assassins ». Les « anciens assassins » s’opposent aux « nouveaux hommes » du poème A une Raison, lequel poème célèbre une « nouvelle harmonie ». Le poème Matinée d’ivresse évoque lui une « veille d’ivresse » qui prend fin et à laquelle va succéder le retour à une « ancienne inharmonie ». L’opposition « ancien » – « nouveau » est donc bien réelle. Ainsi, les « Assassins » de Matinée d’ivresse peuvent très bien s’opposer aux « anciens assassins » de Barbare. Le « barbare » n’est-il pas lui-même perçu comme une figure menaçante d’assassin ? Les italiques de Matinée d’ivresse peuvent avoir valeur de citation d’un discours ennemi, les deux camps se renvoyant la même accusation : « Voici notre temps, celui des « assassins » comme ils nous appellent », et il s’agit d’une valeur attestée pour ce qui est du recours aux italiques ou au soulignement manuscrit, alors que le renvoi des italiques à l’étymologie d’un mot ne l’est pas. Il faut bien sûr ici se reporter à nos études : « Ivresses de deux poèmes réunis sur un même feuillet : A une Raison et Matinée d’ivresse » (mis en ligne le mercredi 11 juin 2014 sur le blog Enluminures (painted plates)) et « ‘Nouvelle harmonie’ une rencontre » (mis en ligne le mercredi 18 juin sur le même blog).
Deuxièmement, l’erreur ne vient-elle pas d’une mauvaise lecture de Matinée d’ivresse ? Puisque dans ce dernier poème, il est question d’une fin de veillée (« cela finit… ») et d’un retour à « l’ancienne inharmonie », la phrase finale : « Voici le temps des Assassins »[,] ne s’opposerait-elle pas à tout ce qui précède et ne serait-elle pas la chute dramatique annoncée du poème ? Rappelons que le « nous » de Matinée d’ivresse n’est pas un véritable pluriel, à tel point que sur le manuscrit Rimbaud a biffé le « s » de l’adjectif « digne » pour l’accorder au singulier dans la phrase : « Ô maintenant nous si digne de ces tortures ! […] » L’opposition du poète solitaire aux êtres et aux pays serait ainsi commune aux poèmes Barbare et Matinée d’ivresse, et ce serait toute l’interprétation de la célèbre phrase dressée en slogan qui serait à revoir : « Voici le temps des Assassins. » L’ultime paragraphe, après le temps de la « nouvelle harmonie » qui n’a duré qu’une « matinée », annoncerait des temps d’épreuves contre l’ennemi. Mais ce second point est contradictoire avec le premier. Il s’agit ici d’une alternative qui permet, d’une façon ou d’une autre, de contester l’idée que Barbare contredise Matinée d’ivresse, comme si même l’important n’était plus la poésie, mais les brouillons de pensées que Rimbaud aurait laissées sur le papier, dans un cheminement par étapes successives.
Mais l’argument capital, c’est que le poète dans Matinée d’ivresse parle au singulier d’une seule « Fanfare atroce où [il] ne trébuche point », figure originale de son « Bien » et de son « Beau » exclusifs, ce qui présuppose le refus des autres fanfares, précisément les « vieilles fanfares d’héroïsme ». Ainsi, aucune volte-face, aucune révolution de la pensée n’est passée entre nos deux poèmes ! Les amateurs de Rimbaud tendent à lire Matinée d’ivresse comme la relation d’une expérience de fanfare, une expérience de haschisch pour ceux dont les neurones se battent en duel, et ils présupposent qu’il y en a plusieurs autres de la sorte et qu’au moment de composer Barbare, il en est rassasié, revenu comme on dit familièrement. Or, ce qu’il faut voir, c’est que la proposition relative « où je ne trébuche point » donne une singularité à l’expérience qui suppose que d’anciennes fanfares n’avaient pas été convaincantes. Barbare et Matinée d’ivresse offrent le même exemple d’opposition et la lecture est passablement forcée qui veut que dans Barbare le poète en vienne à rejeter toujours les mêmes fanfares et une de plus, bien qu’il en ait fait l’apologie. Cela nous semble d’autant plus évident que le spectacle des « anges de flammes et de glaces » est bel et bien reconduit dans un spectacle arctique de « feux » et « glaçons ».
Et, sans considérer le rapprochement patent entre les deux poèmes, si le lecteur veut bien lire en soi et pour soi le poème Barbare, il ne peut en aucun cas douter que le poète décrie la gangrène politique des « vieilles fanfares d’héroïsme » et des « anciens assassins ». Les « vieilles retraites » et « vieilles flammes » ont révolté elles aussi le poète qui exprime encore un sentiment de nausée à leur égard. Tel est le sens clair de la subordonnée relative : « qui nous attaquent encore le cœur et la tête ». En même temps, le septième alinéa est placé entre parenthèses, signe d’un éloignement progressif des souffrances. Néanmoins, il convient de faire attention aux mots du poème. La révolte poétique de Rimbaud ne se situe pas qu’au plan politique et social. Suite à la Révolution française, les tensions sont exacerbées entre anticléricaux et croyants. La bigoterie est particulièrement importante au XIXe siècle. La morale chrétienne réprouve les sentiments d’abandon à la Nature et à la chair. Quand ils ont lieu, il faut en demander pardon à Dieu. Les termes généraux : « héroïsme », « retraites », « flammes » et « assassins », ont ainsi tous quatre une double signification systématique, politique et religieuse. N’oublions pas que le retrait polaire du poète s’oppose lui aussi aux « vieilles retraites » par un détournement provocateur de l’idée d’eucharistie, ainsi que nous l’avons mentionné plus haut.
Les quatre derniers alinéas à traiter du poème (les cinquième, sixième, huitième et neuvième) représentent d’ailleurs l’accomplissement érotique de cette communion étrange de la « viande saignante » au sein du chaos polaire. Ces quatre alinéas peuvent s’articuler par paires à partir d’une tension contradictoire entre l’idée de « fournaises » et celle de « Douceurs ». La première version du manuscrit comportait la reprise du mot « fournaises », mais le terme, biffé à deux reprises, a été systématiquement remplacé par le mot « brasiers », dont nous n’apprécierons pas peu le rapprochement avec le poème en vers de 1872 intitulé L’Eternité où il est question de « Braises de satin ». Rappelons aussi qu’en principe le pôle Nord est essentiellement une calotte glaciaire flottant sur l’eau et que les grottes et volcans ne sauraient être interprétés comme terrestres, à moins d’allusion à une activité volcanique d’îles et continents en périphérie. Alors qu’il est délicat d’assimiler la « viande saignante » à des baleines perdant abondamment leur sang, ce que les mots du poème ne prennent pas en charge, le rapprochement avec le poème L’Eternité ravive l’idée, non pas d’aurore boréale, mais d’une aurore rougeoyante sur la courbe polaire. Mais, cette aurore relève ici du principe du déluge en exploitant l’eau et la glace du lieu et en se complétant de phénomènes volcaniques. La terre « éternellement carbonisé pour nous » se substitue ici au motif de l’éternelle aurore, ce qui éclaire sous un jour nouveau la formule du poème L’Eternité : « La mer allée / Au soleil ». Précisons encore que l’énoncé nominal concis du cinquième alinéa « Douceur ! » est rattaché par la ponctuation des points-virgules de second et quatrième alinéas à tout le début du poème. La première occurrence de « Douceurs » qualifie précisément l’action du « pavillon en viande saignante sur la soie des mers et des fleurs arctiques ». Suite à ce cinquième alinéa, les alinéas six, huit ou neuf, vont préciser le motif, mais aussi décrire la seconde phase du processus, quand « pavillon » et « soie des mers et des fleurs » existent et se magnifient en « diamants » et « braises de satin ».

Douceurs !
Les brasiers, pleuvant aux rafales de givre, – Douceurs ! – les feux à la pluie du vent de diamants jetée par le cœur terrestre éternellement carbonisé pour nous. – Ô monde ! –
[…]
Les brasiers et les écumes. La musique, virement des gouffres et choc des glaçons aux astres.
Ô Douceurs, ô monde, ô musique ! Et là, les formes, les sueurs, les chevelures et les yeux, flottant. Et les larmes blanches, bouillantes, - ô douceurs ! – et la voix féminine arrivée au fond des volcans et des grottes arctiques.

Spectacle de vie cosmique aux allures cataclysmiques, l’eau et le feu se mélangent, s’associent dans une grâce « croisée de violence nouvelle » (Génie). L’hyperbole « choc des glaçons aux astres » donne la mesure épique de l’événement, mais cette violence est « musique » et on songe inévitablement à la « musique des sphères » et, partant de là, à l’expression vitale d’une violence qui fait partie de l’ordre des choses, qui s’inscrit dans l’harmonie universelle, à la différence des « flammes » et « retraites » des nations en guerre, à la différence d’un christianisme qui nous apprend à nous détourner de ce monde pour espérer en un autre hypothétique. C’est ce réel dans toute sa violence cosmique qu’embrasse le poète qui reprend bien ici son credo vénusien du poème Soleil et Chair : « Et tout croît, et tout monte ! » Les formes participiales « pleuvant » ou « jetée » ont bien sûr une valeur fécondante. Bruno Claisse a relevé la parodie des expressions chrétiennes pro nobis et in aeternum dans « cœur terrestre éternellement carbonisé pour nous », et il avait entrevu, quoiqu’avec une certaine réserve hypothétique, la parodie du sacrement chrétien de la communion du sang (qui bibit meum sanguinem, vivet propter me)[4]. A cela s’ajoute la dimension sexuelle du sacrement. Au-delà de la création sensuelle de corps dont les parties : yeux, chevelures, sont présentées étrangement et sont décrites comme flottant à la manière du Bateau ivre, l’analogie au sperme est justifiée par la mention « larmes blanches », mais encore par le retour du mot clef final du refrain « arctiques » en toute fin de neuvième alinéa. Si le nom substantif se désigne lui-même, l’adjectif se caractérise par le fait qu’il sert à préciser un autre mot. Or, l’adjectif « arctiques » ne qualifie plus « mers » et « fleurs », mais des « volcans » et « grottes », ce qui permet de relever au passage le glissement ludique de « fleurs » à « grottes », expression métaphorique d’un dépucelage polaire, épanouissement érotique bien confirmé par l’extase de la « voix féminine » qui descend en ces lieux, Rimbaud ayant eu la présence d’esprit d’employer la forme « arrivée » commune au poème A une Raison (« Arrivée de toujours, qui t’en iras partout »), ce qui ne saurait laisser aucun doute sur l’affiliation au Credo in unam… des trois poèmes solidaires A une Raison, Matinée d’ivresse et Barbare, tous poèmes d’avènements conçus à différents stades d’une rédemption originale de l’Homme, débarrassé, soit par intermittences, soit de façon plus pérenne, de son aveuglement l’entraînant à la tyrannie de la servilité chrétienne et aux errements ravageurs du monde moderne.

Orientation bibliographique

Pierre BRUNEL,  Eclats de la violence, José Corti, 2004, pp.499-532
Bruno CLAISSE, Rimbaud ou « le dégagement rêvé »,  « Barbare et le ‘nouveau corps amoureux’ », Charleville-Mézières, Musée-Bibliothèque Rimbaud, pp.107-115
Bruno CLAISSE, Les Illuminations et l’accession au réel, « L’évasion arctique de Barbare », Classiques Garnier, 2012, pp.65-78
Pierre CLEMENT, « Illuminations, Barbare », L’Information littéraire, septembre-octobre 1974, n° 4
Benoît de CORNULIER, « Anti-barbare et viande saignante : surimpression sémantique dans une illumination », Parade sauvage, n° 13, 1996
Xavier DARCOS, « Rimbaud : Barbare (Illuminations) », L’Ecole des Lettres, II, n° 9, 1975-1976, pp.9-13
David DUCOFFRE, « La vision allégorique rimbaldienne », Parade sauvage, Vies et poétiques de Rimbaud, Actes du colloque de Charleville-Mézières, 16-19 septembre 2004, Colloque n° 5, 2005, pp.483-516
Michel MURAT, L’Art de Rimbaud, José Corti, 2002, pp.264-265 et pp.360-365
Yoshikazu NAKAJI, « ‘Barbare’ : une lecture », Parade sauvage, n° 8, 1991, pp.117-125
Pierre PIRET, « Quelques enluminures pour ‘Barbare’ », Parade sauvage n°11, 1994, pp.107-112
Yves REBOUL, Rimbaud dans son temps, « Barbare ou l’œuvre finale », pp.361-378, Classiques Garnier, 2009
Sergio SACCHI, « De la métaphore au mythe », Recherches sur la métaphore, Etudes françaises, Université de Wuhan (Chine), 1992, n° 1 pp.92-103 et « Mythes barbares », Rimbaud : strategie verbali e forma della visione, ETS – Slatkine, 1993, pp.129-137, deux études reprises dans Sergio SACCHI, Etudes sur les Illuminations de Rimbaud, opus cité, pp.239-252
Jean-Luc STEINMETZ, « Pacotilles pour Barbare », Les Lettres romanes, Les Illuminations : un autre lecteur, éd. Pierre Piret, 1994, pp.65-74
Katia USAI, « La Barbarie rêvée », Parade sauvage n°13, 1996
Hermann H. WETZEL, « Un texte opaque et son interprétation socio-historique : Barbare de Rimbaud », Romantisme, n° 39, 1983. Mais quatre études antérieures doivent principalement retenir l’attention



[1] Se reporter à l’orientation bibliographique qui suit notre article pour les références.
[2] Pierre BRUNEL, Eclats de la violence, José Corti, 2004, p.505 : « Les deux couples de substantifs confirment une uchronie et une utopie, qui seraient mieux définies comme délivrance du temps et délivrance du lieu » ; Arthur Rimbaud, Œuvre-Vie, édition du centenaire, dir. Alain Borer, [Note de Jean-Pierre Giusto sur Barbare], p1174 : « La scène se situe par-delà notre temps et notre espace, l’homme tel que nous le connaissons n’existe plus. » Certains ont songé au poème de Baudelaire Anywhere out of the world (Sergio Sacchi, opus cité, p.239).
[3] Nous nous contentons de renvoyer le lecteur à notre orientation bibliographique.
[4] Bruno Claisse, Rimbaud ou « le dégagement rêvé », Charleville-Mézières, « Bibliothèque sauvage », 1990, note 29 p.115.

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