jeudi 20 mars 2014

Vérifications : Nakaji et "Cette inspiration prouve que j'ai rêvé!"

Je me demande bien ce que les gens qui ne me recensent pas ou qui ont l'inélégance de ne pas citer mes antériorités cherchent dans l'oeuvre du autrement plus sulfureux que moi Rimbaud. Quant à leur objectivité et à leur désintéressement, je ne vois pas très bien comment ils trouvent leur voie dans l'évitement. Personne ne me connaît méchant, mais verbalement je peux déverser de l'acide. Il me semble qu'il faut juste être assez malin pour neutraliser ce danger qui dérange les susceptibilités.
Donc, en ce qui concerne cette prose liminaire, je l'ai dit : Pierre Brunel, en 1987, a attribué le leurre de la charité à Satan, et Jean Molino, étonné par cette anomalie, a déclaré qu'il y avait contresens, ce qui était juste, mais il l'a mal corrigé, et il a entraîné la critique rimbaldienne sur deux pentes regrettables. D'abord, il a envisagé que la mention de la charité n'était pas chrétienne, ce que d'autres ont suivi comme Alain Bardel par exemple sur son site qui n'est pas que recensement, et ensuite, il règne désormais tout un flou artistique sur l'interprétation de la complétive "que j'ai rêvé", avec parfois un reliquat de commentateurs qui s'accommodent de l'idée que Satan ait pu leurrer le poète par le truchement d'un appel à la "charité".
Il est évident que quelqu'un qui travaille sur Une saison en enfer doit régler ce problème qui n'est pas qu'un défaut de compréhension initial face au texte, mais qui est une sorte de débat contradictoire créé par les aléas de la critique rimbaldienne.
J'ai clairement exposé ce qui ne va pas, j'ai clairement expliqué l'origine de ces dérives de l'interprétation, et j'ai même donné et publié la solution.
Comme d'habitude, les rimbaldiens n'en tiennent pas compte ou essaient de résoudre eux-mêmes la question à leur façon, ainsi d'Alain Bardel sur son site et de Michel Murat dans son livre L'Art de Rimbaud.
Donc, je vais montrer que j'ai bien résolu le problème, mais après personne ne va rien changer. Personne ne se sent obligé d'admettre quelque chose par écrit, et un critique rimbaldien développera à son tour une opinion littéraire sans avoir à supposer que quoi que ce soit ait été résolu.
Moi, il me semble qu'à une moment donné il faut arrêter le cirque et que celui qui veut me moucher, ben il a qu'à travailler bien posément. Mais, me moucher, ça ne doit pas être une affaire de rhétorique, ça doit être une affaire dialectique, si on me permet cette antique opposition entre l'esprit des sophistes et l'esprit socratique.
En tout cas, j'ajoute ici une pièce au dossier déjà.
Je l'ai dit. La lecture de Pierre Brunel et la réponse de Jean Molino, à peu d'années d'intervalle, ont créé une situation nouvelle : un passage non problématique du récit liminaire d'Une saison en enfer est devenu problématique, alors qu'il ne l'était pas avant, en tout cas pas dans les mêmes termes.
J'ai bien dit que ma lecture logique de la prose liminaire était spontanée, je la justifie parce qu'il y a eu les études de Brunel et Molino et leurs suites, mais cette lecture je n'ai pas eu à l'élaborer : elle va de soi !
Surtout, si je dis que le problème n'existait pas auparavant, quel est le réflexe qu'on doit avoir ? Allez vérifier! Or, sur Une saison en enfer, il y a eu, avant l'étude critique de Pierre Brunel en 1987, des études fouillées. Il y a celle de Margaret Davies dans les années 70 que je ne possède pas. J'ai déjà lu quelques articles et ne l'ai pas trouvée juste dans ses analyses de textes rimbaldiens. Je ne sais même pas si j'ai déjà eu son étude dans les mains, je pense pourtant qu'elle doit se trouver dans la bibliothèque universitaire toulousaine, mais je n'habite plus la Ville rose. Il y a le livre Se dire et se taire de Danièle Bandelier, je suis en train de le relire, seulement pour la deuxième fois car à lire c'est spécial. Pour le problème qui nous occupe, je ne peux pas plonger directement sur le commentaire du passage "Cette inspiration prouve que j'ai rêvé!" Il s'agit d'une étude qui se donne un sujet formel par chapitre avec des rubriques. Il n'y a pas de lectures d'extraits. Il s'agit plutôt de dénombrer les imparfaits et les passés simples, par exemple, puis de faire des remarques, ou bien de classer tels faits stylistiques avec quelques commentaires de cas, ou bien il s'agit de parler de la relation à l'autobiographie comme genre, etc. On comprend qu'il est donc possible qu'un livre entier sur Une saison en enfer n'apporte pas pour autant une lecture du passage qui ici fait débat.
Heureusement, il reste la thèse remaniée pour publication de Yoshikazu Nakaji. C'est très bien écrit, pas aussi classieux que la prose de Michel Murat, mais quand même il y a un rythme et une fermeté intellectuelle pas mal du tout. La thèse analyse les sections d'Une saison en enfer l'une après l'autre, et on sent que petit à petit le souffle se perd quelque peu. En même temps, on voit que cette thèse souffre de préoccupations propres aux années quatre-vingt : il est désastreusement question de Jung, de Mircea Eliade, de schizophrénie, d'abondance d'allusions culturelles à des traditions de peuples divers, il y a des conceptualisations jungiennes comme je l'ai dit et aussi des analyses à la Genette, etc. Cela donne un petit air daté à l'ouvrage, puisque ces préoccupations ont nettement reculé depuis, je ne sais pas, le milieu des années 90. Or, on sent que ces préoccupations ont été néfastes, elles entraînent ces idées d'analyser le récit comme initiatique avec un anti-rituel (tout cela avec l'appui trompeur des lettres de mai 71, alors que le texte de la "saison" ne légitime pas l'idée d'initiation, ce qu'épingle Michel Murat dans son ouvrage récent), car quand il n'en est pas question le commentaire est très fin avec un très beau déploiement de considérations grammaticales et logiques.
Nakaji, contrairement à Michel Murat, propose un découpage du texte en fonction de ses articulations logiques. Le paragraphe "Or, tout dernièrement,..." introduit bien au dernier mouvement de la prose liminaire dans l'analyse de Nakaji.
Mais surtout, il convient de citer Nakaji qui propose bien du passage qui fait débat une lecture quasi identique à la mienne, je vais revenir sur la divergence après une citation immanquable :

    La "charité", "clef" du festin ancien, est la troisième vertu théologale après "la foi" et "l'espérance". Un certain nombre de termes de ce récit du Prologue, tels que "justice", "espérance", "joie", sont typiques de la théologie chrétienne. [...] Il ne faudrait donc pas oublier le sens théologique de "charité" : elle porte d'abord sur Dieu comme bonté souveraine et ensuite sur le prochain en tant que créature de Dieu. Dans le langage courant, c'est presque exclusivement le second aspect que le mot désigne. Mais, dans un texte comme le nôtre qui baigne dans une atmosphère fortement théologique (bien qu'il s'agisse de l'envers de la théologie), on devrait retenir le sens originel aussi.
     [...]
     De là vient la dérision de l'idée qui lui est passée par l'esprit : "... cette inspiration prouve que j'ai rêvé !". L' "inspiration" est une "impulsion, mouvement intérieur par lesquels on est porté à faire quelque chose". Mais, elle est aussi une "action d'origine divine ou surnaturelle par laquelle l'homme aurait la révélation de ce qu'il doit faire, dire, penser". Dans la conception essentiellement dualiste de notre récit, ce second sens est sous-jacent avec l'ironie à l'égard de l'inspirateur qu'est Dieu. Le verbe "rêver" accentue le caractère impulsif, éphémère et mal fondé qu'avait le verbe "songer" ("j'ai songé à rechercher la clef").
    [...]
    Dans le paragraphe 10 apparaît pour la première fois un autre personnage [...] [Sa parole] est donnée comme une vive réprimande ("se récrie") mais aussi comme un réconfort pour que 'je' puisse mener à bien sa révolte. [...]
    La suite de la parole du démon montre l'ambiguïté foncière de la notion de "mort", déjà signalée plus haut. Gagner la mort avec les appétits et les passions, avec tout ce qui caractérise l'homme, est une réalité, banale même. [...] Alors, ressusciter à une vie satanique, qu'est-ce que cela veut dire ? Etant donné que le but de Satan consiste à exterminer les créatures de Dieu et que 'je' joue à la fois le rôle de Satan et celui de la victime, son initiation ne serait complète qu'au moment où il serait mort effectivement. La distinction entre la mort symbolique et la mort réelle est ambiguë ; plutôt, elle n'existe pas.
    [...] L' "égoïsme" est une anti-morale de la "charité". [...]

Il est manifeste que Nakaji a compris de la même façon que moi le passage en question. Tout le monde cite cette thèse comme l'un des trois ouvrages à lire au sujet d'Une saison en enfer, alors pourquoi dans le débat Nakaji passe autant que moi à l'éteignoir, au profit du débat contradictoire de Pierre Brunel et Jean Molino. C'est quand même clair que l'arme de Satan, c'est l'égoïsme et les péchés capitaux, l'exact opposé de la "charité". Nakaji relève comme moi qu'il y a un jeu de mots sur "inspiration", sous-entendu divine, parce que ce n'est pas une découverte de chercheur. Des milliers de gens qui lisent Une saison en enfer ont cette pensée spontanée à l'esprit.
Il est admis que la phrase "Cette inspiration prouve que j'ai rêvé!" repousse la phrase "La charité est cette clef!" Alors pourquoi aller dire que la complétive "que j'ai rêvé" se rapporte à un sommeil provoqué par le démon. La suite du texte montre bien que la révolte continue, donc elle n'est pas un rêve qui vient d'être réglé. Pire, Satan apparaît. Et on voit bien que l'arme revendiquée de Satan n'est pas la charité.
Je suis désolé, mais les lectures de Brunel, Molino, Murat et Bardel, d'autres encore, sont erronées. C'est un fait. C'est un autre fait que j'avais raison de dire que le problème de compréhension n'existait pas auparavant. On voit bien que Nakaji arrivait naturellement à ma conclusion, alors que la lecture de Molino est une construction pour résoudre un contresens, et que des commentaires comme ceux de Bardel ou Murat ont voulu s'inscrire dans cette continuité, ou plutôt trouver une voie tierce qui conservât un peu de la réflexion de Molino. Et je trouve que quelqu'un qui veut proposer un commentaire et des références sur la prose liminaire d'Une saison en enfer doit recenser la lecture naturelle qui est la mienne et celle de Nakaji. Ou alors qu'il cesse d'avoir des prétentions à l'objectivité, qu'il cesse de parler de son envie de se rendre utile à la communauté des lecteurs. Il ne faut pas les tromper et pratiquer les omissions. Enfin, c'est un peu facile de faire semblant de rien, parce qu'on s'accorde à considérer qu'un débat est devenu un peu sulfureux. On veut me faire honte de mon comportement, on va dire que je suis orgueilleux, tyrannique, agressif. Mais, sur le fond, j'ai raison : oui ou non ? Alors, pourquoi ce silence ? Est-ce ainsi qu'on rend service aux lecteurs?
C'est sûr que je ne peux pas m'en payer un d'avocat pour me plaindre, mais le respect, ça marche dans les deux sens. Moi, je ne suis pas respecté, et je prouve encore une fois que je ne me trompe pas sur l'interprétation rimbaldienne. Avec ce blog, je me bats pour diffuser une vérité objective. Tout le monde peut avoir sa susceptibilité, sa mauvaise foi, mais moi je ne triche pas, et je recenserai toujours tout ce qu'il y a de juste à dire sur Rimbaud. J'ai pas d'objectif de carrière qui va m'inviter à me taire, je n'ai pas une soif d'honneurs sans mélange et je m'expose, et je dis les choses, et il se trouve que j'ai raison, pas tout le temps, mais assez souvent quand même.
Je reviens sur un point. Nakaji pense étrangement qu'il y a deux plans pour la mort : une mort symbolique et une mort réelle. Je n'ai pas cité le passage où le couronnement de pavots est assimilé à une réussite initiatique. Nakaji semble ainsi suppose contre la logique même des temps verbaux, passé simple contre présents de l'indicatif et de l'impératif, que le poète a fini par "gagner la mort" comme on "passe son bac", "gagne une situation", etc. Il y a donc effectivement une difficulté que rencontrent les lecteurs au sujet de la relative "qui me couronna de si aimables pavots".
Les pavots sont ici liés aux trois idées de drogue (tromperie), de sommeil et de mort ("Gagne la mort"). Il est évident que ces pavots dont le poète se plaint d'avoir trop pris ont à voir avec cette chute et ce sommeil qu'ailleurs dans le livre le poète ne s'explique plus.
Mais il n'y a pas besoin de confondre le rêve de la charité et la chute et le sommeil des pavots, c'est quand même pas difficile à envisager comme distinction.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire