dimanche 30 mars 2014

Une saison en enfer : prose poétique, prose rythmique

La poésie suppose le respect de trois règles métriques et depuis le seizième siècle de deux ou trois règles prosodiques.
Les trois règles métriques sont la longueur de vers qui doivent être égaux entre eux, la rime et la strophe. Au passage, la manifestation de la structure de la strophe est liée à la rime.
Dans le cadre de la poésie en prose, l'équivalence des paragraphes ou des versets avec la strophe peut être recherchée. Mais, les paragraphes souvent courts d'Une saison en enfer donnent une impression d'irrégularité dans leur succession, certains paragraphes sont longs, et la comparaison avec des versets n'est pas tenable. En revanche, on observe un usage du paragraphe court peu fréquent dans les oeuvres littéraires en prose avec à plusieurs reprises une phrase qui forme à elle seule un alinéa : "Je me suis armé contre la justice" et nous pouvons présenter deux énoncés plus courts encore qui se succèdent dans L'Impossible : "Je m'évade!" et "Je m'explique!" Ce découpage alinéaire semble s'inscrire dans la continuité de Victor Hugo dont Rimbaud considère le roman Les Misérables comme un "vrai poème". Ce découpage alinéaire ne correspond pas à l'idée de prose poétique couramment associée aux oeuvres en prose depuis Chateaubriand, mais il correspond bien à une poésie romanesque intime issue de Victor Hugo, ce qui rapproche finalement plus encore de la poésie : Victor Hugo étant plus poète que Chateaubriand. L'alinéa bref permet aussi des effets rythmiques importants et, pour le lecteur qui suit le texte sur le papier, il a un autre terme de comparaison avec le vers, le cerveau effectue de nombreux retours à la ligne, ce qui relève d'une forme de scansion mentale.
La rime fait partie des formes de répétition. Les jeux de répétition se retrouvent dans Une saison en enfer et il n'est bien sûr pas impossible d'y trouver des rimes internes.
Pour ce qui est de la longueur des vers, il va s'agir de découper le texte d'Une saison en enfer pour éprouver la question de l'équilibre éventuel des masses syllabiques. Il va s'agir aussi de traquer le vers blanc, puisque cette pratique discriminante vient du classicisme qui s'appliquait à ce que la prose ne fît pas songer à un alexandrin.

Pour ce qui est des règles prosodiques, depuis le seizième siècle, deux proscriptions font loi : celle du hiatus et celle du "e" languissant. Le poète doit éviter entre deux mots la succession de deux voyelles autres que "e", seul le hiatus à l'intérieur du mot ("jou-er", "s'évanou-ir") est autorisé. Il est permis dans un vers d'écrire "joue avec", mais pas "jeu avec". Cette proscription concerne aussi la conjonction "et" dont le "t" n'est plus jamais réalisé à l'oral : "et es-tu prêt?" La règle est moins stricte en ce qui concerne les voyelles nasales terminées par une consonne graphique "festin ancien", ça dépend des époques, il faudrait mener une enquête. La règle s'applique aussi au "h" jonctif, le "h" dit muet, mais pas au "h" disjonctif dit "aspiré" (resteras hyène"). Enfin, on tolère les hiatus d'expressions toutes faites comme "çà et là" et "peu à peu". Voyez dans les Poëmes saturniens de Verlaine.
Certains critiques pensent que les pièces en prose de Molière sont farcies de vers blancs dans l'optique d'une adaptation en vers qui ne s'est jamais faite. Cela est souvent affirmé, mais jamais illustré par des exemples. Outre que le gain de temps de ces vers blancs serait ruiné par la nécessité de modifier le texte afin d'y mettre encore de la rime, si pas de revenir sur les césures, encore faut-il ne pas croiser de hiatus, ni de "e" languissant dans la prose moliéresque. Cela fait beaucoup de contraintes préalables dans un texte en prose. Si le poète n'a pas composé en vers faute de temps, il n'est pas concevable qu'il ait inutilement perdu son temps à prévenir la transformation en vers au plan prosodique.
Les hiatus ne sont pas surabondants dans les textes en prose. Il ne suffit pas que la proscription soit levée pour qu'ils prolifèrent.
Dans le cas d'Une saison en enfer, je laisserai de côté la question des voyelles nasales en fin de mot, j'ai déjà su si Rimbaud la respectait ou non en vers, mais j'ai oublié la réponse et n'ai plus réfléchi sur ces sujets prosodiques depuis quelque temps déjà. Je ne vais pas relever "festin ancien" et "festin où s'ouvraient". Je ne vais pas non plus relever des hiatus d'une phrase à l'autre, bien évidemment : "enfui. Ô sorcières..." Donc, que les hiatus ne soient pas surabondants, c'est normal, mais un cas remarquable s'impose d'emblée à la lecture : "j'ai assis" (le premier hiatus, abstraction faite de "festin où", c'est assez amusant à noter), "je l'ai injuriée", "a été confié", "J'ai appelé", "J'ai appelé", "La malheur a été mon dieu", "séché à l'air du crime", "m'a apporté", "j'ai songé à rechercher", "La charité est cette clef", "si aimables pavots", "et en attendant", "vous qui aimez".
Peu de lecteurs sont sans doute conscients qu'il est impossible à un versificateur d'écrire des suites aussi banales que "(song)é à ", "qui aimez", "et en (attendant)",  et surtout d'employer certains temps composés notamment passifs "a été". Le poète peut écrire "il ne l'a pas apporté", mais pas "il m'a apporté", "il l'a apporté", etc. Ce qui frappe ici, c'est que les premiers hiatus sont essentiellement concentrés dans les temps composés, et le fait est d'autant plus surprenant que ces verbes sont employés avec un certain relief poétique dans des anaphores (reprises de mêmes termes au début d'énoncés ou de segments de phrase), avec même une répétition du verbe lui-même en position d'anaphore : "J'ai appelé".
Il est délicat d'affirmer qu'il s'agit là d'un fait exprès de la part de Rimbaud, mais rythmiquement ce n'est pas sot du tout. Il s'en dégage une sorte de relief verbal et en même temps c'est un point de croisement entre la familiarité et la poésie du texte, puisque ces emplois verbaux comportent des hiatus alors même que les phénomènes de reprises, d'anaphores et d'assonances sont sensibles, assonances faciles qui plus est avec des terminaisons basiques de participes passés en "é" fondue à des échos entre infinitifs de la même famille "étrangler", "étouffer".
Pour le coup, on peut parler de poésie sans bizarrerie de style. Le poète utilise sans forcer les moyens les plus immédiats à rebours de l'esthétique classique de la difficulté vaincue, de la contrainte supplémentaire à surmonter.
Bien sûr, ces effets faciles ne sont qu'un aspect parmi d'autres d'un texte très travaillé.
Il demeure évident que nous n'avons pas affaire à une prose de tous les jours.
Une autre proscription prosodique s'est imposée au cours du seizième siècle. Le poète doit éviter qu'une syllabe dans son vers ne soit constituée que de la seule voyelle féminine "e". Peu de gens sont conscients qu'un poète s'interdit des emplois aussi courants que ceux des participes passés féminins pluriels à thème vocalique en "é" ou "i" : "envoyées", "finies", ce qui brasse large, qu'ils s'interdisent les pluriels d'adjectifs ou de noms comme "vies", "folies", "infinies", "joues", etc. Le mot au pluriel "vies" était pourtant présent dans la poésie d'une partie du seizième siècle, avant que la proscription ne devienne impérieuse. Pour y recourir, le poète n'a pas d'autre choix que les placer à la rime.
Dans la prose liminaire d'Une saison en enfer, j'observe que le mot "folie" est en fin de phrase, voire en fin de paragraphe, il échapperait donc à toute critique. Le mot "vie" dans le premier paragraphe "ma vie était" est suivi d'une voyelle qui permet d'éviter que le "e" ne devienne une voyelle à part entière : "ma vie se passe". Il faudrait une enquête de plus grande ampleur sur toute Une saison en enfer, un contre-exemple est si vite arrivé : "plusieurs autres vies me semblaient dues".
Mais on peut se demander si Rimbaud n'est pas en partie conditionné par des habitudes d'écriture en vers, en latin comme en français d'ailleurs, ce qui entraînerait une moindre prolifération de hiatus et de "e" languissant.
Les "e" languissants peuvent mettre en doute l'idée d'un découpage syllabique de la prose de Rimbaud. C'est le cas dans la prose liminaire avec l'incise "se récrie le démon". Il n'est pas question de contourner le problème en parlant de deux fois trois syllabes en incise. Cette incise se lit tout d'une haleine, et dans l'hypothèse d'une syllabation du texte, doit-on compter le "e" comme une syllabe ou non, le segment compte-t-il six ou sept syllabes ? Evidemment, l'alternative soulève une question : est-ce qu'il y a un intérêt ici à déterminer le nombre de syllabes?
C'est un indice important pour dire qu'il est peu probable que Rimbaud ait composé son texte en se souciant des quantités syllabiques.
Un relevé des masses syllabiques peut toutefois contribuer à l'analyse rythmique en soulignant des contrastes (4,7,4,7,4,7 ou plus irrégulier 4,7,3,8,4,8,3,7) ou des suites plus ou moins homogènes (7,7,7 ou 7,6,7,8,7).
Mais encore les jeux locaux sur la syllabation sont possibles.
Le début de la prose liminaire me semble concerné.

Jadis (2), si je me souviens bien (6), ma vie était un festin (7) où s'ouvraient tous les coeurs (6), où tous les vins coulaient. (6)
Un soir (2), j'ai assis la Beauté (6) sur mes genoux (4). - Et je l'ai trouvée amère. (7) - Et je l'ai injuriée. (6)

On peut observer le parallèle "Jadis" et "Un soir" conforté par le caractère dissyllabique.
Le complément circonstanciel de temps "Jadis" mis à part, le premier paragraphe présente une certaine régularité 6, 7, 6, 6. Le premier segment de 6 prépare sans doute le couple qui ponctue ce paragraphe en faisant entendre un vers blanc, et même si l'irrégularité s'inscrit avec un segment de sept syllabes, il y a rime interne "bien" :: "festin" entre le premier segment de six syllabes et le suivant de sept syllabes.
Quant au vers blanc qui aurait attiré l'attention du censeur classique, il est souligné par l'anaphore du pronom relatif "où", par des répétitions "tous les", par une même terminaison d'imparfait et par une reprise en chiasme verbe - sujet / sujet-verbe : "où s'ouvraient tous les coeurs, où tous les vins coulaient". Les deux verbes sont dissyllabiques et les deux groupes nominaux sont trisyllabiques. Etant donné la reprise de la détermination "tous les", "coeurs" et "vins" se répondent en étant tous deux des monosyllabes, et tout cela souligne la relation métaphorique qui en vient ainsi à les unir avec l'évocation de la couleur rouge commune au sang et au vin. Rimbaud ne pouvait pas ignorer avoir composé là un vers blanc. Et au plan de l'effet de sens, l'alexandrin s'impose comme image de l'harmonie. La rupture est ensuite orchestrée par le surgissement du premier hiatus "j'ai assis", que Rimbaud l'ait fait consciemment ou non. Pour la séquence "j'ai assis la Beauté sur mes genoux", le découpage syllabique n'a aucune évidence, si ce n'est que la forme (6) ferait une quatrième apparition en peu d'espace. Toutefois, l'anaphore à partir de la coordination "et" impose le rapprochement avec l'anaphore du pronom relatif "où" précédent. Et il est frappant de constater que le couple du second paragraphe propose la succession d'un segment de sept et d'un segment de six syllabes. Un segment de sept syllabes était déjà présent dans le premier paragraphe. Le poète semble avoir ménagé les effets de rupture, et il est difficile de ne pas considérer, dans un contexte aussi riche en répétitions, aussi saturé en effets de reprise, que l'opposition du vers blanc au couple dissymétrique de sept et six syllabes du second paragraphe, avec en prime un nouveau hiatus, fait sens : " s'ouvraient tous les coeurs (6), tous les vins coulaient (6)." / "- Et je l'ai trouvée amère. (7) - Et je l'ai injuriée. (6)"
Il y a l'harmonie et la révolte qui s'enchaînent d'un paragraphe à l'autre avec des passerelles sonores : "où tous" deux fois, "s'ouvraient", "coulaient", "trouvée". L'idée de sensation troublée passe du mot "vins" à la qualification "amère".
Après un tel début, on peut déchanter rapidement. Les jeux sur la quantification syllabique cessent rapidement d'être probants.
On observe toutefois qu'ils sont parfois favorisés par les anaphores ou plus largement les reprises de termes similaires, comparables.
"Je me suis enfui" face à "Je me suis armé contre la justice". L'anaphore et le caractère dissyllabique des verbes peut faire songer à l'enchaînement de deux fois cinq syllabes. Mais le relevé n'a pas d'intérêt s'il ne fait qu'exhiber la reprise de mêmes termes. L'égalité est alors plus ou moins un effet mécanique de la reprise des mêmes mots.
Toutefois, au sixième paragraphe, la reprise anaphorique "J'ai appelé" est accompagnée d'un fait de rime interne entre compléments d'objet direct : "les bourreaux", "les fléaux", et cela amène à constater deux égalités, celle des trisyllabes "les bourreaux" et "les fléaux" et celle des débuts de phrase : "J'ai appelé les bourreaux", "J'ai appelé les fléaux", de sept syllabes chacun. Mais, c'est le petit effet d'attention du poète aux deux brefs groupes nominaux qui conditionne le repérage d'une égalité plus importante entre deux énoncés de sept syllabes. En principe, d'un vers à l'autre, nous n'avons pas de telles symétries internes, de telles reprises, pour favoriser la reconnaissance du vers. Il y a bien là un jeu de Rimbaud sur la quantité syllabique, mais il n'est pas un jeu de versification pure et simple.
Pour ce qui est des dernières sections du livre Une saison en enfer, un autre jeu de mise en abîme de la versification apparaît dans L'Eclair : "Que la prière galope et que la lumière gronde..." A la différence du vers blanc du premier paragraphe de la prose liminaire, le chiasme ne porte pas sur la syntaxe sujet et verbe, mais sur les "phonèmes" avec la rime interne en "ère", sinon "[j]ère" et l'allitération à l'initiale du verbe en [g].
Comme nous avions des effets de couplage par le pronom relatif "où" ou bien la conjonction de coordination "Et" en attaque de phrase, dans le cas contrasté des deux premiers paragraphes de la prose liminaire, nous avons ici un rythme de subjonctifs coordonnés appuyés par les mentions "que... et que".
L'occurrence du "et" imposait à cette symétrie une perte d'une syllabe dans le second couple sujet-verbe. Le poète a choisi d'en faire profiter le verbe avec opposition "galope" et "gronde".
Le côté délié du verbe "galope" et le côté ramassé du verbe "gronde" coïncident bien avec les idées exprimées par les verbes. Le couple "prière" et "lumière" est nettement distingué par la rime. Mais, surtout, l'intérêt de cette suite de deux segments en écho de sept syllabes que soude la coordination permet de faire surgir l'idée d'une solennité poétique au service du mot d'ordre de la société moderne, mais dans un tour déçu qui fait entendre implicitement son humeur "Que la prière galope et que la lumière gronde..." dans cette image où se superpose l'idéal du train lâché à toute vapeur, idéal très contesté à l'époque par les nombreuses caricatures d'explosions (mot du texte justement) et d'accidents ferroviaires.
Voilà ce que j'ai relevé de plus certain comme jeux sur les égalités en nombre de syllabes dans la prose liminaire et les trois dernières sections titrées d'Une saison en enfer.

Je n'ai pas traité non plus de la règle prosodique qui fait que certains mots sont prononcés avec une diérèse. Je pars du principe qu'à moins de rencontrer des indices troublants en ce sens, on ne relève pas de diérèses poétiques dans un texte en prose que tout le monde lit spontanément comme de la prose. On verra qu'il y a des faits troublants dans les Illuminations.
Une autre proscription prosodique existe depuis le dix-septième siècle, bien qu'elle ne soit pas aussi scrupuleusement respectée. Il est question d'éviter que deux syllabes identiques se suivent ou d'accumuler trop de syllabes à la suite les unes des autres avec la même voyelle. Une suite de mêmes voyelles est taxée de cacophonie depuis Malherbe. Pauvre obsédé classique qui aurait déploré dans "m'a apporté l'affreux rire", un hiatus et une cacophonie dans une configuration résolument inimaginable en vers.
Quand Antoine Fongaro dénonce "parmi mille féeries profanes" dans Une saison en enfer, il cite en fait cette règle, et son jugement s'aligne sur la considération subjective qui veut que ce soit une cacophonie, ce qui ne me convainc pas vraiment. La succession de deux syllabes identiques n'est pas désagréable en soi. Il y a des cas où c'est moche, des cas où on ne remarque rien et des cas où c'est même plutôt joli.
En revanche, dans Alchimie du verbe, la version remaniée du poème L'Eternité joue à l'évidence avec la réputation disgracieuse de telles reprises. Nous passons de "mer allée" à "mer mêlée", et là au passage j'oserai faire part de mon avis subjectif, par exception malherbien, je préfère nettement la version "mer allée".
Je pense que, dans la mesure où les poèmes en vers dans Alchimie du verbe étaient pris à témoin, le poète pouvait alors se permettre des transgressions décisives, alors que le poème présenté de manière autonome demande plus de prudence, car à exhiber trop de vers faux l'allure poétique se perd.
Dans Alchimie du verbe, le poème L'Eternité perd son charme poétique à force de fautes violentes de versification "C'est la mer mêlée / Au soleil", "Braises de satin, / Votre ardeur / Est le devoir" (5 puis 3 syllabes, ou bien 5, 3 puis 4 syllabes). Il ne faut pas sacraliser Rimbaud au point de trouver belles toutes les violences qu'il fait subir au vers.
Mais, mon propos est le lien de la prose à la versification, je présenterai donc prochainement des découpages de sections d'Une saison en enfer à titre indicatif, pour qu'on puisse comparer avec ce que j'en ai présentement extrait.
Mais, je n'ai pas encore véritablement traité des qualités rythmiques de cette prose. J'y reviendrai ensuite.

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