lundi 10 mars 2014

Prochain article : une approche pragmatique de la prose liminaire d'Une saison en enfer

L'abondance d'articles nuit peut-être à l'élargissement du public susceptible de suivre l'activité du blog, mais pas à l'intérêt rimbaldien qu'on peut en tirer.
Je reviens plusieurs fois sur un même texte au vu des oppositions rencontrées et j'atteins un degré de précision dans l'analyse et le commentaire qui finit bien par ne plus rien laisser à désirer.
On voit encore ce que j'arrive à faire sur ces trois fameux paragraphes d'Une saison en enfer. J'ai multiplié les preuves. On observera aussi que j'ai lancé une idée importante sur le souvenir inculqué, donc sur l'illusion de souvenir qu'on interroge. Cela vaut pour le "si je me souviens bien" du début du texte, mais aussi pour la suite. J'en ai parlé pour Mauvais sang.
On se rappelle aussi que dans le cas de Voyelles j'en ai profité pour proposer une synthèse de ce que j'avais retenu des théories relevant de la pragmatique : Austin, Grice, et surtout le livre La Pertinence de Sperber et Wilson.
Je vais refondre mon compte rendu concernant ce livre, mais aussi je vais tenter une approche de la prose liminaire en mobilisant les concepts de cet ouvrage. Dans ma précédente revue, je n'avais pas mis en valeur le concept de "contexte manifeste" pour le communicateur et pour le destinataire.
En fait, on peut revoir un peu la question. La science, voulant définir la communication, s'est concentrée sur ce que disent explicitement les phrases. Elle a développé une théorie du code, en perdant de vue que le sens que nous attribuions aux énoncés n'était pas tout entier dans la signification explicite d'une phrase étudiée sous l'angle du vocabulaire et de la grammaire.
Si quelqu'un nous dit : "Il est cinq heures", la signification n'est pas la compréhension littérale du propos. La phrase va entrer en résonance avec un contexte, un contexte physique mais aussi mentale, par exemple cette phrase va nous rappeler qu'à cinq heures et demie nous devons nous trouver à un autre endroit et que nous sommes en train de prendre du retard.
Nous communiquons sans doute un message codé par les phrases, ce qui est une façon de déclencher chez une personne cette pensée que nous avons en tête, mais fort visiblement la communication ne consiste pas qu'à échanger ainsi un message codé qui compense le fait que je ne peux pas directement envoyer ma pensée elle-même de mon esprit à un autre, il faut bien certes passer par un canal qui suppose un code. Le problème, c'est que la communication ne doit pas se confondre avec la production de significations. En découvrant que la communication est aussi affaire d'inférences, Grice et ses successeurs ont montré qu'il existait un modèle concurrent à la théorie du code et, du coup, l'unité d'une théorie possible de la communication a éclaté. Tant que le modèle du code dominait seul, une théorie unifiée de la communication était tenable, ce qui n'est plus nécessairement le cas quand deux modèles sont en concurrence.
Mais les approches du type de Grice sont demeurées dans l'idée d'un lien entre communication et production de significations précises, alors que ce qui est intéressant c'est que les inférences débouchent sur une communication plus floue, car cela ouvre une nouvelle perspective à la compréhension du problème et c'est ce dont se saisissent les auteurs du livre La Pertinence. En réalité, la communication ostensive-inférentielle suppose qu'on attire l'attention sur tout un champ d'idées, de façon à ce que la personne dont on se soucie soit amené à faire certaines inférences intéressantes. Bien sûr, avec le principe de pertinence, on va expliquer pourquoi la personne va arriver à comprendre l'information précise qu'on veut lui délivrer, mais en même temps il faut voir que le champ d'idées construit est en lui-même intéressant.
Le but de la communication n'est pas forcément de délivrer une information, il peut être tout simplement de mettre en commun un champ d'idées. Cela peut se vérifier dans le domaine verbal et cela est assez facile à observer dans une communication non verbale. Le fait de regarder dans une direction en fronçant les sourcils est une forme de communication qui ne délivre pas tant de l'information qu'elle demande au destinataire d'être disponible à une autre orientation de sa pensée.
Ce qui est rendu manifeste, c'est plus ce changement d'orientation que l'information éventuelle qu'on va pouvoir inférer de la scène.
Dans le cas d'Une saison en enfer, je suis assez rompu que pour dire des choses sur "si je me souviens bien" et "Cette inspiration prouve que j'ai rêvé" comme on a pu s'en apercevoir, mais je vais maintenant me servir du cadre théorique de la théorie de la pertinence pour préciser les enseignements du texte.
La forme "si je me souviens bien" nous informe d'un doute, mais on peut présenter aussi cette subordonnée comme la création d'un cadre qui pose problème et qui doit déclencher en nous toute une série de questions. On me dira, cela revient au même. Pas tout à fait puisque dans le second cas nous posons d'emblée que le contexte n'est pas d'un Jadis de festin ancien, mais d'une hypothèse de souvenir d'un festin ancien. La différence sera peut-être plus sensible dans le cas de Mauvais sang, car le souvenir n'est pas toujours mis en doute. Or, là, on aura en mémoire que nous identifions le souvenir à un cadre jugé problématique. A ce moment-là, la nuance prend tout son sens. Dans un cas, nous ne doutons de la validité du souvenir que quand ce doute nous est signifié "si je me souviens bien", "N'eus-je pas une fois...", mais dans le second cas nous nous servons du doute investi au début du livre pour recadrer toutes les prétentions au souvenir qui vont suivre.
Pour la phrase "Cette inspiration prouve que j'ai rêvé", j'ai utilisé plusieurs arguments logiques pour ruiner la lecture de Molino, lecture qui est encore celle en partie de Murat, lequel propose une alternative pour le sens et lequel ne tranche pas clairement la question de l'instance extérieure derrière l'inspiration : il ne dit pas que c'est le démon, mais c'est bien ce qu'il laisse entendre ensuite, quand bien même il envisage correctement que le démon va s'opposer à la conversion du poète.
J'ai exploité plusieurs arguments, tous plus efficaces les uns que les autres. Leur convergence ne laisse plus rien à désirer.
J'ai bien montré que la charité et la mort s'oppose, que la charité comme preuve de rêve n'est pas compatible avec l'interprétation de Molino puis Murat (il aurait pu en aller différemment, mais pas nécessairement, si l'inspiration avait plutôt servi de révélateur), j'ai bien montré que l'approche par champ lexical est impertinente et que le texte pose à la fois les pavots du démon et le souvenir douteux du festin. Il est clair que le rêve peut concerner deux éléments distincts et même opposés du texte.
Un dernier argument que j'ai pensé à employer, c'est évidemment que si le poète rejette sa débauche comme un rêve, on ne voit pas pourquoi ensuite, même si c'est avec désinvolture, il va réassurer Satan de son dévouement à sa cause.
Là, l'approche pragmatique au plan du lecteur est intéressante. Nous avons une unité par le découpage d'un paragraphe qui isole deux phrases : "La charité est cette clef. - Cette inspiration prouve que j'ai rêvé!"
La référence à retrouver suite à l'emploi du déterminant "cette" est un cas grammatical simple de passage à la compréhension inférentielle.
La lecture de Molino-Murat se fonde sur la succession de "que j'ai rêvé" à "qui me couronna de si aimables pavots". Ils pensent à une révélation progressive. Le poète constate qu'il a rêvé, puis, démasqué, le démon se révélerait à nous. L'inspiration, c'était le démon. Le problème, c'est qu'il faut préciser ce qu'est "cette inspiration". C'est ce qu'a fait Molino qui s'est dit, mais ce n'est pas Satan qui va demander au poète de se tourner vers la charité pour éviter la mort. Molino a donc cherché "cette inspiration" plus avant dans le texte et il a donc décrété que tout le récit de révolte était ce rêve. Mais deux problèmes se posent alors : en quoi l'inspiration de la clef charité, qui va contre cette révolte et contre la mort, peut-elle en soi prouver que les scènes de révolte furent un rêve. La clef-charité est partie prenante du souvenir du festin, pas des scène de révolte. Elle peut prouver que le festin est un rêve, mais pas l'abandon à des actions sataniques. Qui plus est, un abandon satanique en rêve est-il beaucoup moins qu'un abandon satanique dans la vie ? Mais, deuxième problème, si la révolte satanique n'a été qu'un rêve et que le poète s'en exclame, cela doit déboucher sur une réjouissance. Or, ce que répond le poète à Satan, certes sur le ton de persiflage, ne reflète en rien l'idée de rêve enfin vaincu de ce côté-là.
L'approche pragmatique doit jouer sur le déroulement au fil du texte.
Quand le poète s'exclame! "Cette inspiration prouve que j'ai rêvé", il n'est pas question encore du démon et de ses pavots, il est question d'un festin dont le souvenir n'est pas certain et d'un festin qu'on songe à retrouver. La charité clef est un élément d'accès à ce festin.
La succession de deux phrases implique d'autant plus clairement que l'inspiration soit cette phrase "La charité est cette clef" que nos deux phrases sont isolées en un bref paragraphe. Rien que pour cela, la lecture de Molino est insoutenable. La lecture de Murat prend acte de l'unité de ce paragraphe, mais, contre Molino, Murat revient à l'idée que l'inspiration de la charité a été soufflée au poète. Il suffit de dire que cette inspiration est ironique pour ne pas envisager d'humeur chrétienne du démon, compréhension ironique qui resterait à justifier bien évidemment.
Le problème, c'est que le lecteur a eu son idée sur la phrase quand il l'a lue, mais pas quand il fait un retour après qu'il ait lu plus tard la mention "pavots".
C'est là que j'envisage la compréhension de type pragmatique. La phrase "Cette inspiration prouve que j'ai rêvé!" ne pose pas de problème de signification en soi. Mais, c'est son inscription dans le texte qui pose problème. Or, cette phrase relève de l'effet pragmatique. Il s'agit d'interpeller le lecteur. Au dix-neuvième siècle, la pensée religieuse est encore fort prégnante. Le poète veut éviter la mort, renouer avec le festin, il semble donc renoncer à ses péchés, la charité se propose à lui. Mais, ce qui est extraordinaire, c'est que le poète ne répond pas par un débat, mais il déclare que le simple fait qu'on lui dise que la charité est la solution à son problème prouve que tout cela ne tient pas. Il sollicite alors ce fameux "si je me souviens bien". Le poète ne précise pas en quoi il y a preuve, c'est à nous de chercher. La preuve peut être que le poète n'a jamais connu la charité, la preuve peut être aussi, et la suite du livre va en ce sens que la société n'est pas ce festin où s'ouvrent tous les coeurs qu'elle prétend être. La preuve peut être aussi que la charité a plus une valeur instrumentale que d'appétit de vie entre les hommes réunis en concorde. Il suffirait ici de citer les extraits, mais je me concentre sur le fait que la phrase de la prose liminaire n'est pas là pour nous dire déjà ce que le poète pense, mais pour que s'ouvre en nous une orientation de pensée négative à l'égard de l'idée trop naturelle à des esprits conditionnés que la charité va nous réconcilier avec le monde. C'est ça que dit le texte de Rimbaud, et ce n'est même pas qu'il dit quelque chose de précis, c'est qu'il s'agit là d'une perspective qui s'ouvre.
Je suis obligé d'aller très loin dans l'analyse du texte, car visiblement tout le monde s'y perd, alors que c'est la page la moins problématique à mes yeux de tout le livre Une saison en enfer.

J'envisage aussi de revenir sur la question de la folie qu'on enferme, à laquelle on joue des tours, avec constitution de délires.
Michel Murat évoque Esquirol et Freud, se disant que si Rimbaud vient sur le terrain, c'est que ça peut faire ami ami.
Rappelons que dans Chant de guerre Parisien, les communards sont menacés par les "douches de pétrole" des versaillais, par l'internement psychiatrique.
Freud n'est pas connu à l'époque par Rimbaud et Freud n'est que l'inventeur de la psychanalyse, pas de la psychiatrie. Ultérieurement, la psychiatrie s'est nourrie de Freud, mais à l'époque de Rimbaud n'est certainement pas freudienne, psychanalytique.
Je n'avais pas attendu Onfray pour savoir toute l'imposture qu'est la psychanalyse freudienne. Mais il y a à dire aussi du côté de la psychiatrie. On dirait que les gens regardent Vol au-dessus d'un nid de coucous simplement comme un bon film.
Si vous voulez une bonne lecture, de Michel Foucault ne lisez pas Histoire de la folie à l'âge classique, mais son cours au Collège de France Le pouvoir psychiatrique, d'autres cours à lire autour de cela d'ailleurs.
La psychiatrie est une science invraisemblable et c'est un pouvoir foncièrement coercitif toujours à l'heure actuelle, alors au dix-neuvième siècle vous pensez bien.
Autre lecture à conseiller, les comptes rendus de Leuret, psychiatre du dix-neuvième, c'est édifiant.
Au dix-neuvième siècle, la psychiatrie s'est constituée institutionnellement et elle a même réussi à établir des conditions de pouvoir avec des facilités administratives dont elle bénéficie toujours à l'heure actuelle.
Les traitements au sujet des internés sont coercitifs et on assimile étrangement à une guérison le fait dans un discours d'imposer à une personne de ne plus dire, prétendre quelque chose.
L'interné a une conviction qu'il exprime, le but du jeu est de le forcer par tous les moyens à ne plus rien prétendre, voire de le forcer à répéter ce qu'on lui impose par voie d'autorité.
Quand Rimbaud parle de ses délires, de son rapport à la "folie qu'on enferme", vous pensez bien que c'est le "forçat intraitable" qui se dresse contre la société qui prend la parole.
Sauf que là le poète ne se laisse pas réduire à une opposition Dieu-Satan, n'en déplaise à la société coercitive qui prétendrait le corriger.
A suivre.

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