mardi 4 mars 2014

Problème de mémoire dans Une saison en enfer

La prose liminaire du livre Une saison en enfer a été la victime des analyses rimbaldiennes, et j'ai combattu par deux articles les dégâts causés.
Aussi, avant de me pencher sur mon sujet du jour, il me faut revenir sur les principaux points que je récuse ou éclaire à ma facon.

1) "Un soir, j'ai assis la Beauté sur mes genoux. - Et je l'ai trouvée amère. - Et je l'ai injuriée."

L'allégorie de la "Beauté" est présentée avec une majuscule. Les rimbaldiens citent alors spontanément Baudelaire qui a écrit un sonnet La Beauté et puis un Hymne à la Beauté.
Dans le sonnet, il est question d'immobilité des lignes d'un être d'une indifférence cruelle et dans l'hymne d'une danse de la Beauté sur des corps dont elle se moque, les deux beautés baudelairiennes sont contrastées, ce qui fait déjà qu'à bon droit on souhaiterait de nos rimbaldiens des précisions sur la reprise du motif qu'ils prétendent attribuer à Rimbaud. Mais, en prime, il s'agit dans tous les cas de deux "fleurs du Mal".
Dans le prologue du livre Une saison en enfer, la Beauté, déclarée "amère" est encadrée par un luxe important de notions chrétiennes que les rimbaldiens identifient et admettent, mais encore par une notion de "justice" qui est solidaire de l'idée chrétienne.
Il est évident que les agapes du festin sont bien un renvoi biblique. C'est le festin de la foi en Dieu et, au jugement dernier, ceux qui auront rejeté Dieu iront en enfer. Le motif est en phase avec le projet du livre tel qu'il est annoncé par le titre. C'est clair comme de l'eau de roche "où s'ouvraient tous les coeurs, où tous les vins coulaient". Même, la Beauté déclarée "amère" est un renvoi biblique, même si on peut penser à Lucrèce, un renvoi à la femme comme plus amère que la mort dans le texte de l'Ecclésiaste, une référence explicite dans la section L'Eclair du même livre Une saison en enfer. On comprend aisément que l'ouverture des coeurs, la Beauté et la justice ne font qu'un. A cette aune, je ne vois pas très bien ce que la Beauté explicitement satanique de Baudelaire viendrait faire là. Rimbaud n'écrit pas n'importe quoi en disant qu'il rejette l'ouverture des coeurs, la Beauté satanique et la justice. Il y a une lecture littérale qui coule de source, et on impose une référence intertextuelle que rien ne justifie, sauf la majuscule à "Beauté", idée farfelue qui met complètement par terre la compréhension du texte. Je ne trouve pas ça très intelligent, mais il faut se faire à tout. Ajoutons que nos experts rimbaldiens admettent pourtant la place centrale de l'opposition à la religion et, bien sûr, on observe que Rimbaud se réclame d'entités sataniques, les sorcières, misère et haine. Dois-je continuer d'insister lourdement sur le fait que les deux Beautés baudelairiennes sont elles-mêmes des figures de sorcières, et non des figures de l'amour et de Dieu ? Quant à la phrase : "Le malheur a été mon dieu[,]" l'absence de majuscule à "dieu" lève l'ambiguïté grammaticale. Ce n'est pas que Dieu a été un malheur pour le poète, mais c'est que le malheur a été choisi comme dieu par le poète fuyant le bonheur des coeurs qui s'ouvrent, le bonheur de la justice, le bonheur de la Beauté donc également, etc.

2) "Et le printemps m'a apporté l'affreux rire de l'idiot" : l'esprit se dessèche, ce qui annonce des développements conflictuels avec l'esprit dans les sections à venir du livre. Ce dessèchement est associé à une action printanière d'une nature dont l'action pourrait bien n'être ni évangélique, ni angélique.

3) "le dernier couac"
Beaucoup de rimbaldiens ne se gênent pas pour y voir une allusion biographique au coup de pistolet de Verlaine en juillet 1873 à Bruxelles. L'idée d'une telle allusion est favorisée par un autre rapprochement possible. Il y a cette mention "Sur mon lit d'hôpital" dans la section L'Eclair qu'il est tout aussi facile de placer dans un tel cadre biographique. En ce cas, la section L'Eclair aurait été composé ou parachevée entre le 10 et 21 juillet 1873, tandis que la prose liminaire aurait été composée après le 10 juillet 1873, le poète ne l'ayant inventée qu'après la composition des sections du livre et en tout cas qu'après les sections Mauvais sang, Nuit de l'enfer et Alchimie du verbe, puisque Verlaine détenait des brouillons de cette partie de l'ouvrage et puisqu'une lettre à Delahaye invite à penser que Mauvais sang était déjà en grande partie composé sous une première forme en mai 1873. Deux coquilles importantes de la prose liminaire "le clef" pour "la clef" et "prouve que que j'ai rêvé" ont déjà été interprétées comme des signes possibles d'une composition hâtive ultime résultant d'un ajout de dernière minute, idée intéressante en soi. Ceci dit, si le texte avait été publié en octobre 1873 comme à peu près prévu, Rimbaud qui n'est sans doute pas le plus idiot des rimbaldiens aurait forcément songé que sa vie n'était pas connue des lecteurs. On voit bien qu'il n'a pas cherché à les informer de l'essentiel au moyen d'une petite préface à la Darzens. Rimbaud suppose bien que son texte est en soi compréhensible sans allusion biographique. Je précise aussi que si aujourd'hui il est à la mode d'étudier un concept de "pacte autobiographique" douteux et foireux auquel les auteurs se soumettraient quand ils écrivent une autobiographie, des mémoires, etc., Rimbaud lui ne connaissait pas le concept. S'il vous plaît, laissez ce concept de pacte de lecture aux orties, vous me ferez plaisir, et ensuite démasquons au moins un aspect de la référence autobiographique. Sur son site, Alain Bardel affirme sans rire dans ses notes sur le "dernier couac" que, dans Adieu, Rimbaud s'interrogeant : "la charité serait-elle soeur de la mort, pour moi", il est fait allusion au coup de feu de Bruxelles.
Et le poème Les Soeurs de charité, daté de "Juin 1871", va-t-il falloir revoir sa place dans la chronologie de l'oeuvre en ce cas ?

Ô Mort mystérieuse, ô soeur de charité !
Bref, il faut arrêter avec les lectures biographiques superficielles. D'ailleurs, Rimbaud n'est en rien responsable du coup de feu à Bruxelles. Verlaine a cherché à le tuer. La prose liminaire d'Une saison en enfer évoque un responsable de son propre malheur qui a frôlé la mort. Je trouve que cet arrière-plan biographique supposé affadit le propos, ça ne colle pas. Surtout, la métaphore "dernier couac" assimile la mort à une ultime fausse note, donc à une erreur personnelle.  Et de toute façon, merde à la fin, il faut comprendre le texte lui-même. Point barre.

4) Contre quoi se récrie le démon ? L'élucidation de ce passage est un de mes apports rimbaldiens majeurs.
Voici de quoi il s'agit. Nous avons un passage qui s'est mis à poser problème :

      Or, tout dernièrement m'étant trouvé sur le point de faire le dernier couac ! j'ai songé à rechercher la clef du festin ancien, où je reprendrais peut-être appétit.
      La charité est cette clef. - Cette inspiration prouve que j'ai rêvé !
    "Tu resteras hyène, etc...", se récrie le démon qui me couronna de si aimables pavots. "Gagne la mort avec tous tes appétits, et ton égoïsme, et tous les péchés capitaux."
      Ah ! j'en ai trop pris [...]

Pierre Brunel a commenté ce passage dans son édition critique d'Une saison en enfer en 1987. Et donc il identifie l'inspiration rejetée à la charité comme clef, et puis il considère que Satan se récrie parce que le poète rejette la séductrice charité qu'il lui tend.
Un autre rimbaldien, Pierre, Paul, Jacques Molino, je ne sais plus son prénom, arrive là-dessus et constate une étrange contradiction : Satan reprocherait au poète de ne pas se tourner vers la charité comme clef. Il est évident que la lecture de Pierre Brunel est erronée. Pour corriger le tir, Pierre, Paul, Jacques Molino considère que l'inspiration de la charité comme clef dénonce comme rêve les visions de s'armer contre la justice, etc. Le poète ne sait plus trop si son souvenir est juste d'un passé de concorde, mais voilà avec Molino aux commandes que c'est tout ce qu'il a fait depuis un soir de révolte qui est un mauvais rêve.
Pas du tout. En réalité, le poète nous dit qu'à force de révolte il a frôlé la mort et que cela l'a suffisamment alerté que pour essayer de renouer avec l'état initial. Et cette idée s'est présentée sous forme de songe, un songe qui impliquait l'idée d'un appétit retrouvé et non plus une domination de l'être par l'amertume. Mais, dès que l'inspiration se précise "La charité est cette clef", le poète comprend qu'il se leurre sur cet espoir d'appétit et de retour à la condition initiale.
Là où la lecture de Pierre Brunel fait fausse route, c'est seulement quant à la réaction de Satan. Le démon ne s'indigne pas du "prouve que j'ai rêvé" et donc du rejet de la "charité". Le poète a frôlé la mort et a rejeté l'inspiration divine, mais Satan dit en toutes lettres pourquoi il se récrie "Gagne la mort avec tous tes appétits". Cela fait clairement écho à "tout dernièrement m'étant trouvé sur le point de faire le dernier couac [...] je reprendrais appétit." On a "mort" qui reprend "couac" et la répétition singulier-pluriel "appétit(s)". Et, du coup, la laborieuse correction de Pierre, Paul, Jacques Molino n'a plus lieu d'être, d'autant que le "rêve", le "songe", dès le début du texte, est associé non pas aux scènes de révolte, mais à la scène primordiale des agapes : "Jadis, si je me souviens bien, ma vie était un festin...", même si les "pavots" vont lui aussi le ramener à une duperie concurrente.
Aucun rimbaldien ne m'a encore donné raison. Peut-être qu'ils vont se réunir en conclave serré pour délivrer une décision consensuelle sur le sens de ce passage. Tu parles, on peut toujours attendre qu'ils se prononcent...
Qui plus est, il est déjà question d'espérance dans ce texte, une vertu théologale, dans un passage dont on peut difficilement évacuer l'idée d'une réécriture d'une formule célèbre de Dante au seuil de l'Enfer, le "laissez toute espérance" : "Je parvins à faire s'évanouir dans mon esprit toute l'espérance humaine."
Les rimbaldiens admettent que et l'ensemble d'Une saison en enfer et cette prose liminaire sont saturés d'allusions au christianisme. Et comme on avait des oppositions terme à terme "coeurs, abondance de tous les vins, Beauté, justice" contre "misère, haine, malheur", on a bien l'opposition des vertus théologales aux sept péchés capitaux, nommément présents dans ce texte : "espérance", "charité", "tous les péchés capitaux".
Il est strictement évident que la notion de charité est ici chrétienne. Ce n'est pas qu'une question de "foi" pour citer la troisième vertu théologale.
Il est évident que pour lui éviter la mort la religion tend ses bras au poète, mais que le poète refuse de s'y soumettre.
Reste alors l'épreuve de Satan qui prend à son tour la parole, sauf que nous sommes dans les paroles rapportées gratifiées d'un désinvolte "etc."
Et le but de Satan c'est d'amener à la mort, de gagner une âme à son enfer.
C'est très clair ce passage, on a un tour à tour. La religion rapplique : "tu songes à moi, Rimbaud?" et puis petite explication de la charité en langage de curé. Alors là, Rimbaud : "ah ben non, c'est idiot". Mais Satan, il attendait son tour pour prendre la parole parce qu'il est un minimum bien élevé et surtout parce que la charité a été plus rapide que lui, la malpolie.

5) "gagne la mort", dans le droit fil de ce que je dis en note 4), c'est le retournement fallacieux de l'expression plus inquiétante "perds la vie". Je le mets séparément, parce que ce résultat précédemment publié n'a pas marqué les esprits jusqu'à présent. Pourtant, c'est tellement évident et lumineux.

6) Ah j'en ai trop pris, oui le pronom renvoie aux "pavots".

7) les "lâchetés en retard", l'expression passe chez certains pour une allusion à d'autres poèmes mis en attente, à savoir les Illuminations. Donc, pour certains, Rimbaud dit platement "ouais, pote, ne t'énerve pas, en attendant les Illuminations, lis déjà Une saison en enfer." C'est d'autant plus débile que cela introduirait une échelle de valeurs. Un "en attendant mieux" assez ahurissant.
Il est plus riche de mettre en perspective ces "lâchetés" comme celles, au sens littéral, du rebelle qui ironise sur son dévouement lié au démon. Il n'a pas encore été assez lâche pour Satan, quoique celui-ci ce serait sans doute bien passé d'une lâcheté devant la mort, "manquer de courage d'aimer la mort" donc pour parler comme Rimbaud, et il lui dédie un écrit qui rassemble quelques feuillets d'un carnet. Il n'y a nulle part écrit que les autres feuillets sont des "lâchetés en retard", ce qui d'ailleurs ne veut rien dire. Des poèmes qui seraient des "lâchetés en retard"??

Passons maintenant à ce problème de mémoire : "Jadis, si je me souviens bien, ma vie était un festin..." Le souvenir est ici une création de l'esprit. Il s'agit d'une mémoire culturelle. Le poète hérite de l'idée qu'il doit renouer avec un festin primordial. Il aurait défait quelque chose en se révoltant. Il s'agit à l'évidence d'une fiction culpabilisatrice pour autoriser la repentance.
Prenez le début de Mauvais sang et vous allez retrouver une même problématique de la mémoire construite par un enseignement. Je donne ce texte avec la leçon authentique "même" et non la correction insoutenable "mène" : "Après, la domesticité même trop loin", mais ce n'est pas là le propos. La première partie avant le trait s'ouvre par deux paragraphes de culture scolaire d'époque sur les gaulois, des clichés discutables. Face à cette culture scolaire, le poète se compare et déclare ce qu'il en a hérité de ces gaulois illustrés : "D'eux j'ai...". On comprend que l'histoire construit une mémoire orientée et non vérifiée enseignée ici au poète et que le poète se situe face à cette mémoire dont il ne peut interroger la validité. Ce premier mouvement s'achève sur un paragraphe étonnant : le poète semble connaître ses ancêtres, mais ne sait pas qui a rendu sa langue ainsi perfide, et, en même temps, il sort cette formule "j'ai connu chaque fils de famille" qui veut bien dire que la mémoire est ici affaire de synthèse d'un enseignement par l'école et les livres. On va voir que la seconde partie prolonge bien cette mise en place d'une mémoire fallacieuse par rapport à laquelle le poète consent à se situer.
      J'ai de mes ancêtres gaulois l'œil bleu blanc, la cervelle étroite, et la maladresse dans la lutte. Je trouve mon habillement aussi barbare que le leur. Mais je ne beurre pas ma chevelure. 
     Les Gaulois étaient les écorcheurs de bêtes, les brûleurs d'herbes les plus ineptes de leur temps. 
     D'eux, j'ai : l'idolâtrie et l'amour du sacrilège ; — oh ! tous les vices, colère, luxure, — magnifique, la luxure ; — surtout mensonge et paresse. 
     J'ai horreur de tous les métiers. Maîtres et ouvriers, tous paysans, ignobles. La main à plume vaut la main à charrue. — Quel siècle à mains ! — Je n'aurai jamais ma main. Après, la domesticité même trop loin. L'honnêteté de la mendicité me navre. Les criminels dégoûtent comme des châtrés : moi, je suis intact, et ça m'est égal. 
     Mais ! qui a fait ma langue perfide tellement qu'elle ait guidé et sauvegardé jusqu'ici ma paresse ? Sans me servir pour vivre même de mon corps, et plus oisif que le crapaud, j'ai vécu partout. Pas une famille d'Europe que je ne connaisse. — J'entends des familles comme la mienne, qui tiennent tout de la déclaration des Droits de l'Homme. — J'ai connu chaque fils de famille !
__________
     Si j'avais des antécédents à un point quelconque de l'histoire deFrance ! 
     Mais non, rien. 
     Il m'est bien évident que j'ai toujours été de race inférieure. Je ne puis comprendre la révolte. Ma race ne se souleva jamais que pour piller : tels les loups à la bête qu'ils n'ont pas tuée. 
     Je me rappelle l'histoire de la France fille aînée de l'Église. J'aurais fait, manant, le voyage de terre sainte, j'ai dans la tête des routes dans les plaines souabes, des vues de Byzance, des remparts de Solyme ; le culte de Marie, l'attendrissement sur le crucifié s'éveillent en moi parmi les mille féeries profanes. — Je suis assis, lépreux, sur les pots cassés et les orties, au pied d'un mur rongé par le soleil. — Plus tard, reître, j'aurais bivaqué sous les nuits d'Allemagne. 
     Ah ! encore : je danse le sabbat dans une rouge clairière, avec des vieilles et des enfants. 
     Je ne me souviens pas plus loin que cette terre-ci et le christianisme. Je n'en finirais pas de me revoir dans ce passé. Mais toujours seul ; sans famille ; même, quelle langue parlais-je ? Je ne me vois jamais dans les conseils du Christ ; ni dans les conseils des Seigneurs, — représentants du Christ. 
     Qu'étais-je au siècle dernier : je ne me retrouve qu'aujourd'hui. Plus de vagabonds, plus de guerres vagues. La race inférieure a tout couvert — le peuple, comme on dit, la raison ; la nation et la science. 
     Oh ! la science ! On a tout repris. Pour le corps et pour l'âme, — le viatique, — on a la médecine et la philosophie, — les remèdes de bonnes femmes et les chansons populaires arrangées. Et les divertissements des princes et les jeux qu'ils interdisaient ! Géographie, cosmographie, mécanique, chimie !... 
     La science, la nouvelle noblesse ! Le progrès. Le monde marche ! Pourquoi ne tournerait-il pas ? 
    C'est la vision des nombres. Nous allons à l'Esprit. C'est très certain, c'est oracle, ce que je dis. Je comprends, et ne sachant m'expliquer sans paroles païennes, je voudrais me taire.
ça vous a plus ?
Très bien, tant mieux, je reprends.

Avez-vous noté les amorces successives des paragraphes de ce deuxième mouvement ?

"Il m'est bien évident..."
"Je me rappelle..."
"Ah encore..."
"Je ne me souviens pas plus loin que..."
"Qu'étais-je au siècle dernier?"

"Si j'avais des antécédents à un point quelconque de l'histoire de France!"
L'histoire est présentée comme une carte géographique sur laquelle se repérer : un "point". Et alors que les ancêtres sont identifiés, les "antécédents" ne le sont pas.
Evidemment, on dira que l'histoire des gaulois n'est pas dans le souvenir de la vie personnelle du poète.
Quand même, les paragraphes qui suivent déclarent la confusion. Et comment expliquer l'évidence d'avoir toujours été quelque chose, en l'occurrence "race inférieure" ? Combien de lecteurs lisent sagement cette phrase en dissociant la vie du poète et l'histoire, sans se laisser entraîner par un texte qui fait songer que le poète "a toujours été race inférieure" à travers les siècles, basculement conforté plus loin par l'interrogation "Qu'étais-je au siècle dernier?"
"Je me rappelle l'histoire fille aînée de l'Eglise", je veux bien qu'on négocie en "je me rappelle ce qu'on m'a appris", mais "J'aurais fait, manant, le voyage de terre sainte", c'est la confusion qui s'établit, et c'est très intéressant en termes de signification, car cela veut dire que l'histoire (Histoire aujourd'hui avec un grand H) qu'on nous enseigne nous assimile au-delà de toute réalité biologique. Cette culture qui nous façonne établit nos origines, et c'est à cette aune qu'on peut comprendre ce que veut dire ce "si je me souviens bien" en regard du festin de concorde initiale, sachant que s'il n'y a pas eu de concorde initiale il n'y a peut-être pas eu de chute. Quand le poète dit "Je ne me souviens pas plus loin que cette terre-ci et le christianisme", il est clair qu'il cherche à échapper à une construction intellectuelle (peut-être qu'il préfère Christian Clavier à François Truffaut), il veut échapper à un récit qui le plie moralement. Et notre poète s'interroge bel et bien sur la validité de cette mémoire patrimoine "Qu'étais-je au siècle dernier ?"

- Ouah, David, t'es le meilleur.
- Oui je sais, ça me fait plaisir qu'on me le dise.

Un autre point que je peux commenter au passage.
Dans le troisième mouvement de Mauvais sang, il est question d'un départ. Le poète quitte l'Europe et revient avec le masque d'un sauvage et barbare équivalent des ancêtres gaulois. Ce passage est souvent cité fort bêtement comme prémonitoire. Non ! L'idée est d'échapper et à l'histoire imposée et au régime de vie imposé. Le poète va aller se ressourcer là où son histoire n'agit pas. Au retour, on remarque qu'il a un pouvoir de fascination qui plaît à tous ("on me jugera d'une race forte", "Les femmes soignent ces féroces infirmes" (chercheuses de poux dans les soins d'ailleurs), "Je serai mêlé aux affaires [et] sauvé"), et on observe aussi que le fait de ne pas être pris dans la même histoire sert d'excuse, du coup. Mais, pour le poète, tout cela est pipé. "On ne part pas", car le voyage ne changerait rien à soi-même dans le fond. Cette idée de barbarie reconquise par le voyage n'est qu'une mascarade. Ce n'est pas cela qui va régler le problème du poète qui se ruine alors dans l'alcool et dans le choix paradoxal de rester sur la grève pour entretenir malgré tout un espoir d'évasion.

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