vendredi 21 février 2014

Alchimie du verbe, à suivre

Je vais faire une pause en ce qui concerne Voyelles. On peut remarquer dans ma synthèse que je traite avec une certaine nonchalance les liens à la théorie des Correspondances ou aux lettres dites "du voyant".
Je suis le premier au monde à avoir donné la signification du sonnet Voyelles, mais il y a maintenant un plan théorique intéressant à traiter sur les pouvoirs que s'attribuait Rimbaud.
Dans Alchimie du verbe, Rimbaud écrit :

    J'inventai la couleur des voyelles ! - A noir, E blanc, I rouge, O bleu, U vert. - Je réglai la forme et le mouvement de chaque consonne, et, avec des rhythmes instinctifs, je me flattai d'inventer un verbe poétique accessible, un jour ou l'autre, à tous les sens. Je réservais la traduction.

Au passage, je me demande de qui vient l'initiative de transcrire en italiques les cinq voyelles, de l'éditeur Poot ou de son équipe, de Rimbaud lui-même ? Mais peu importe. Je remarque les transpositions qu'il est possible de faire : "J'inventai la couleurs des voyelles ! - A noir, E blanc, I rouge, O bleu, U vert[,]" cela se rapporte au premier vers à un effet de réglage près, l'interversion du U et du O.
Cet autre extrait : "je me flattai d'inventer un verbe poétique accessible, un jour ou l'autre, à tous les sens. Je réservais la traduction[,]" se rapporte au vers deux : "Je dirai quelque jours vos naissances latentes" et à l'effet final avec le dévoilement aux sens de la divinité à prendre comme principe, elle est révélée alors par le truchement des "yeux". On remarque bien que "un jour ou l'autre" est la reprise de "quelque jour".
"Ses yeux" est indiscutablement le résultat alchimique, sachant qu'alchimie, mot bien présent dans Voyelles, est reconduit dans le titre de cette section que je cite d'Une saison en enfer, "Alchimie du verbe". Le poème Voyelles est clairement proposé comme un exemple, une illustration de la tentative d'alchimie du verbe. Et précisément dans le commentaire qui est fait de cette tentative, nous avons l'idée d'arriver à "un verbe poétique accessible [...] à tous les sens." Donc, l'explication des "naissances latentes" va de pair avec l'élaboration d'un tel verbe, et le dévoilement divin des "yeux" est un élément de cette aventure
Par ailleurs, le verbe "inventer" revient à deux reprises, et accompagné de l'idée de "rhythmes instinctifs" il est bien valorisé dans son sens de création plutôt que de découverte. L'alchimie du verbe n'est pas une théorie de la connaissance des lettres colorées, elle est une théorie de la pratique.
Maintenant, le passage d'Alchimie du verbe qu'il nous reste à rapprocher de Voyelles devrait donc se rapporter aux associations des vers 2 à 14 et à l'interversion du U et du O au vers 1.
Voici ce passage : "Je réglai la forme et le mouvement de chaque consonne et, avec des rythmes instinctifs, [je me flattai d'inventer un verbe poétique]"
J'ai cité entre crochets la partie qu'inévitablement je suis amené à exploiter à nouveau.
Nous passons des voyelles aux consonnes, ce qui peut s'expliquer soit par souci de complémentarité, soit par une vague idée de statut symbolique distinct, où les consonnes auraient alors plus spécifiquement en charge d'établir du mouvement et de mettre en forme le poème.
Un ami observe la suite "couleurs", "forme", "mouvement" et objectif déclaré et il la rapproche d'un passage de L'Impossible sur lequel j'ai moi-même attiré l'attention dans mes publications : "Non que je croie la lumière altérée, la forme exténuée, le mouvement égaré..." Il songe à un rapprochement avec les quatre causes aristotéliciennes : matière ici lumière, forme, mouvement et cause finale.
Je n'ai pas envie de brûler les étapes et de proposer des explications déclaratives. Chaque chose en son temps.
Il y a maintenant un lien évident entre les lettres dites "du voyant" et Une saison en enfer, et bien sûr tout particulièrement entre ces lettres et "Alchimie du verbe".
Il est évident que l'entreprise déclarée dans les lettres de mai 1871, avec une fébrilité sincère, concerne toute l'histoire de la poésie de Rimbaud, et que, même sans dire qu'Une saison en enfer est un adieu à la Littérature, ce livre de 1873 a une valeur testamentaire réelle, car il se trouve, que cela plaise ou non aux rimbaldiens, qu'il y a une convergence entre le fait que Rimbaud a cessé d'être poète à part entière après le drame de Bruxelles et le fait que ce livre est un retour sur sa pratique poétique passée, retour qui inclut en partie les poèmes en prose, mais d'une sorte qui reste à définir. Les poèmes en prose ont été écrits du milieu de 1872 à la première moitié de 1873, ils annoncent les mutations d'Une saison en enfer tout en portant les marques de l'entreprise du "voyant" lancées depuis 1871, même Une saison en enfer en porte les marques.
Il est certain que dans Alchimie du verbe nous trouvons l'esprit et parfois la lettre des lettres dites "du voyant", mais passés à l'examen autocritique.
Evidemment, on préfère éviter les propos quelque peu extravagants des lettres dites "du voyant".
Il existe pourtant une remarquable analyse de ces lettres par Gérald Schaeffer : ces lettres ont été éditées et commentées isolément par lui en 1975 dans une collection des "Textes littéraires français" chez Droz. Nous sommes face à des des textes depuis bien balisés et sur lesquels nous avons encore des marges de progression. L'autre idée forte est de ne pas chercher chez Rimbaud un savoir théorique, mais la théorie d'une pratique.

Maintenant, je ne peux pas me battre contre toute une société avec de futurs adultes qui en sont à l'ignorance de la grammaire, après des générations déjà sacrifiées en fait de travaux d'écritures pour s'approprier un style, contre toute une société qui se voile la face en inventant des maladies imaginaires comme la dyslexie où elle regroupe sans aucun des choses qui n'ont rien à faire ensemble, contre une société qui ne s'intéresse pas au sens du Bateau ivre ou de Voyelles, contre une société qui préfère à la une des journaux les élucubrations du "A-t-on lu Rimbaud?" de Faurisson, puisque ça a fait la une des journaux à l'époque ce genre de foutaises, contre une société qui reste bloquée sans réaction quand on déchiffre un vers d'un manuscrit L'Homme juste, contre une société qui ne fonctionne qu'aux discours d'autorité, contre une société qui ne veut ni réfléchir ni faire d'effort. Quand je vois le monde tel qu'il est, je me demande comment la Grèce antique et la Renaissance ont été possibles, je me demande pourquoi on fait mine de s'intéresser à la culture dans les écoles, parce que des gens qui s'intéressent au Beau, au Vrai, à la maîtrise éclatante du style, à l'expression d'idées saisissantes, mais il n'y en pas aujourd'hui. J'ai pris l'habitude de traiter le monde avec une parfaite indifférence et je ne vais certainement plus me secouer pour expliquer les secrets de Rimbaud avant tout le monde, je ferai cela comme ça me chante, parce que franchement le monde auquel je m'adresse ne m'inspire que du mépris.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire