samedi 18 janvier 2014

Voyelles, le problème du sens à la lecture, les inférences (partie 2)

Le modèle du code a cessé de dominer entièrement sur les théories de la communication: La réussite de la communication vient aussi de ce que spontanément nous pratiquions plus ou moins les bonnes inférences quand quelqu'un s'exprime devant nous: Si on nous propose du café, nous pouvons comprendre implicitement que, dans le contexte où nous nous trouvons, il est question de nous fournir un moyen pour lutter contre le sommeil: Les philosophes et les linguistes s'intéressent désormais à la compréhension psychologique de ce niveau de l'échange au-delà de la grammaire et de la définition des mots: Grice a proposé un certain nombre de "maximes conversationnelles" sur lesquelles fonder la réussite de la communication et le livre La Pertinence de Dan Sperber et Deirdre Wilson s'est attaché à son tour à perfectionner non pas une théorie de la communication, mais la compréhension logique de la réussite des échanges à partir d'inférences: Pour qu'une personne se fasse comprendre d'une autre, il y a tout un processus d'ostentation qui se met en place, c'est-à-dire que le simple fait de montrer qu'on cherche à communiquer est déjà un élément important qui va non seulement attirer l'attention, mais mobiliser des hypothèses chez celui à qui on s'adresse: Ensuite, l'inférence se doit d'être pertinente à un double niveau : nouveauté de l'information pour celui qui la reçoit et pertinence de cette information par rapport à tout ce dans quoi baigne à ce moment-là celui qui reçoit une information: Le système n'est pas infaillible, mais ce double degré de pertinence oriente la compréhension, que ce soit dans un échange gestuel ou que ce soit dans un échange verbal dont certaines considérations demeurent implicites Les intentions se dévoilent et délivrent un surplus de sens par rapport aux gestes ou aux paroles: Un autre élément sur lequel il convient d'insister, c'est que nous n'avons pas d'un côté ce dans quoi baigne la personne à qui nous communiquons et de l'autre ce que nous lui communiquons Les interactions sont continues, l'une après l'autre les nouvelles idées communiquées modifient ce dans quoi baigne la personne qui reçoit un message, discours, etc:
Or, dans un texte littéraire et a fortiori dans un poème, un sonnet même, tout cela se retrouve: Quand tous nous lisons un même poème, nos idées étaient différentes, n'avaient rien à voir entre elles, et le texte va nous soumettre un régime de communication progressive: vers après vers ou phrase après phrase, etc: Aussi bien que dans la vie courante, les phrases vont supposer des intentions particulières dont il faudra comprendre le sens, et pour nous conduire à envisager le surplus de sens, l'auteur va attirer notre attention de manière particulière et pour le poète ce sera aussi à l'aide des rimes, des césures, des particularités de versification:
Je reviens au premier vers de Voyelles:
Un lecteur qui lit le vers comme de la prose n'y voit que l'audition colorée d'une correspondance d'une voyelle à une couleur: "A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu : voyelles": Il notera sans doute aussi que "voyelles" fait une synthèse, marque qu'un ensemble est constitué, et nous constatons que c'est celui des cinq voyelles de l'alphabet: Il aura aussi conscience de la première liaison noir/blanc immédiate qui laisse penser qu'un regroupement rouge, vert, bleu est à envisager: Et il ne manquera pas d'observer l'interversion du U et du O pour accorder visiblement une place finale au O bleu, ce qui laisse supposer qu'aucune place n'est innocente, que le A noir est le commencement, que le E blanc doit lui succéder expressément, et ainsi de suite
Un lecteur qui se plie au rythme métrique va être plus fortement sensible aux phénomènes que nous venons de décrire, mais aussi à la position à la césure du "I rouge", même s'il ne peut savoir pourquoi c'est important en-dehors du signe d'un passage du couple noir blanc à la couleur au sens restreint du terme, mais il va du coup constater aussi que les trois premières voyelles du premier hémistiche, s'il en est à une relecture du sonnet, sont celles des deux quatrains, tandis que le vert et le bleu sont les couleurs des tercets, ce qui semble témoigner d'une volonté d'organiser des rapports entre les voyelles:
Enfin, il pourra, s'il connaît le Petit traité de poésie française de Banville et s'il sait qu'un rapprochement a été proposé avec un passage de cet ouvrage où les rimes sont présentées comme des gammes de couleurs, faire le rapprochement entre l'idée de rime ou de mot à la rime et l'idée que le mot "voyelles" est la reprise d'une gamme de couleurs déclinée dans le vers 1:
Les inférences sont sollicitées par des liaisons à faire qui s'imposent à l'esprit et, en même temps, on voit apparaître aussi un processus de suspens, nous n'avons pas toutes les réponses, il va falloir continuer la lecture pour que éventuellement ou non nos inférences, nos hypothèses, soient validées ou infirmées: La solution pour l'interversion U et O est en suspens: Mais tout ceci balise déjà la lecture du sonnet:
Prenons le cas d'inférence le plus évident : "A noir, E blanc":
Au XVIème siècle, des poètes lyonnais se sont rassemblés et ont publié un volume qu'ils ont attribué à Louise Labé, l'un des sonnets imite le procédé de la poétesse grecque Sappho, celui d'un passage par des états opposés pour décrire pourtant le même mal de la passion amoureuse: Le poème s'ouvre en ce sens par une véritable pulsation dissyllabique : "Je vis, je meurs :" Ces quatre premières syllabes forment un tout, et ce système d'opposition binaire va en fait parcourir tout le sonnet: Le mal amoureux sera l'oscillation entre plusieurs états extrêmes et opposés: Dans le cas du sonnet de Rimbaud, nous constatons quelque chose d'un peu différent: Le début du poème non pulsionnel, mais didactique "A noir, E blanc" attire notre attention sur le problème du contraire et nous allons voir que c'est important au plan des vers 3 à 6, mais l'égrènement des cinq voyelles et l'établissement de cinq correspondances laissent déjà aussi entendre que les contraires ne vont pas ici s'opposer de manière irréductible:
Prendre de haut le présent commentaire, on ne le voit que trop bien, c'est refuser d'être un lecteur: Quant à répondre qu'on le sait déjà tout cela, c'est oublier que c'est le maintien des indices de ces petits phénomènes dans notre esprit qui va contribuer en partie à la lecture fiable du poème: Car les lectures du poème se contentent de passer à des considérations successives voyelle après voyelle, de proposer un document externe comme éclairage (parfois jusqu'à l'anachronisme sinon l'impossible comme les textes publiés à titre posthume où Hugo joue avec la forme des consonnes), et de relier le tout plus ou moins heureusement, sans demeurer dans le conditionnement des opérations de liaison du poème:
Une dernière remarque à faire s'impose quant au vers 1 et au titre du poème, je veux parler du problème du mot "voyelles": Le mot "voyelles" permet de confondre les dimensions écrites et orales: Le premier vers se fonde sur une énumération des cinq voyelles de l'alphabet: Pour éviter de toujours employer le mot "voyelles", dans mon commentaire, je parle parfois de cinq lettres: Or, si les mots consonnes et voyelles valent pour l'écrit comme pour l'oral, ce n'est pas le cas du mot "lettres" qui ne vaut que pour l'écrit: Pour parler ainsi de cinq "lettres", je me fonde sur le constat qu'il est question des voyelles de l'alphabet, l'alphabet renvoie à l'écriture, pas à la dimension acoustique: En 2003, j'ai cité comme une des sources culturelles au procédé de Rimbaud dans Voyelles un extrait de poème de Victor Hugo, un poème des Contemplations où sept étoiles ou astres aux cieux forment les sept lettres d'or d'un alphabet divin: Victor Hugo déploie la métaphore dans un cadre visuel et utilise donc une notion exclusive de l'alphabet comme système d'écriture: Le ciel est à lire: Or, Rimbaud procède quelque peu différemment et ce n'est sans doute pas une des moindres raisons pour lesquelles ce sonnet déconcerte tant et semble si difficile à lire:
Rimbaud se place lui résolument du côté d'une exploitation complète de la métaphore du langage: Les voyelles de l'alphabet servent à écrire et donc à communiquer par l'écrit dans une langue donnée, mais si on parle de voyelles et de consonnes dans l'alphabet, c'est bien que l'écriture alphabétique est en grande partie le relief de la formulation orale supposée aux phrases et aux mots que nous écrivons: Si Rimbaud avait écrit "alphabet" et non "voyelles", nous serions sans doute dans une métaphore visuelle repliée sur le rapport de l'écrit aux visions, mais le choix du nom "voyelles" ménage l'écrit et l'oral pour parler de langage:
Je me suis engagé ici dans une lecture littérale, mais je vais au moins manger le morceau pour le vers 9 qui parle de "vibrements": La vibration est inévitablement à la fois l'affaire de la voyelle "U" au plan acoustique, de la voyelle écrite ou alphabétique "U" en forme de diapason et de la couleur verte associée A l'époque de Rimbaud, son comme lumière sont clairement interprétés comme des ondes (je donnerai bientôt des sources sur ce genre de sujet) et une image naturelle de la manifestation des ondes dans la Nature est celle des vagues marines: Dnas "ondulation" nous lisons "onde": On voit très bien avec le vers 9 "U, cycles, vibrements divins des mers virides" qu'il faut garder à l'esprit que l'idée de Rimbaud en prenant pour titre le nom "voyelles" est de faire primer un tout alphabétique en correspondance avec un tout des couleurs pour former les jeux de la lumière et de jouer aussi sur l'expansion de timbre des voyelles en liaison avec les concentrations et diffusions des couleurs:
Je ne parle pas encore ici de réfraction et réflexion de la lumière, ni de l'opposition de phénomènes de pigmentation et de réfraction pour expliquer la couleur des plumes d'un oiseau, etc:
La présente série sur les inférences c'est de montrer qu'on ne doit pas lire n'importe comment Rimbaud, en pointant du doigt des automatismes qu'il conviendrait d'avoir, en rappelant qu'il y a toujours des efforts à fournir à la lecture et qu'il faut éduquer ce sens de l'effort pour qu'il soit efficace:
D'autres idées neuves sont prévues dans cet article, notamment en ce qui concerne l'unique rime masculine:

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