dimanche 12 janvier 2014

Voyelles comme poème-univers

Une note de Suzanne Bernard dans l'édition des Oeuvres de Rimbaud de la collection Classiques Garnier me fait réagir (note 1, page 434) A la suite d'un rapprochement attendu avec le sonnet des Correspondances de Baudelaire, elle écrit : "on n'aperçoit chez Rimbaud aucune intention de symboliser, comme Baudelaire, l'unité essentielle de l'univers"
Cela vient d'une part de ce que Rimbaud ne refait pas le poème de Baudelaire en disant la même chose que lui et d'autre part de ce que Rimbaud a choisi des images très originales, très particulières, notamment au plan des deux quatrains car les tercets jouent nettement eux sur les universaux
On voit que Suzanne Bernard n'a cerné que partiellement le jeu de construction symbolique lettre par lettre : elle associe minimalement mort au A, pureté au E et sérénité au vert
Rimbaud est pourtant un organisme cérébral de premier ordre Dès 1870, il a charpenté un poème idéologiquement aussi puissant que Credo in unam, véritable tour de force dans la composition qui montre que nous avons affaire à quelqu'un de très intelligent capable de développer une pensée complexe fortement structurée
Il ne faut pas s'étonner qu'un an après il atteigne des sommets avec Voyelles

Incapable de se mesure au sonnet, Etiemble s'est permis de le conspuer : "C'est le jour où le sonnet des Voyelles ne sera plus pris au sérieux que l'on pourra parler sérieusement de Rimbaud" Pour Etiemble, c'est un "poème incohérent, vaguement construit, bourré d'allusions littéraires, de latinismes, d'images livresques, et qui, si je dois à toute force lui trouver un sens, c'est tout bêtement celui-ci : après avoir sacrifié en deux vers idiots à la mode des voyelles colorées, Rimbaud s'oublier heureusement et se borne à grouper entre l'image de la mort physique et celle du jugement dernier, des objets noirs, blancs, rouges, verts ou bleus, tous on ne peut plus banals, sans aucun rapport avec les "Voyelles" qu'ils illustrent, qui faisaient partie de son univers personnel : la nature, la vie, l'amour, la science, de ce que tout homme oppose pour vivre aux obsessions macabres Mais le sang craché ? Il fout tout par terre ? Il n'est pas beau ? Allons, c'est beau le sang frais Vous le savez bien Outre que l'enfant Rimbaud était plus qu'un peu sadique"

Etiemble ne fait qu'avouer qu'il ne comprend pas la présence de la mention "sang craché", ni la logique qui préside à la succession des images proposées
Etiemble considère aussi que Rimbaud n'est pas sérieux en ne citant que les cinq lettres de l'alphabet et en ne s'intéressant pas à l'ensemble des voyelles du français qu'on peut rendre à l'oral Il est aussi obnubilé par l'audition colorée, mais il revient lui aussi sur la question de la trichromie
De René Ghil à des commentateurs on ne peut plus récents, tout le monde se demande pourquoi le vert et pas le jaune
La réponse est apportée par le livre d'Helmholtz traduit en français en 1867 Or, Etiemble envisage un moment l'idée, mais il n'en fait rien

A propos du rouge, du vert et du violet, il écrit qu'elles "sont justement considérées comme fondamentales dans certaines théories de la vision, de Helmholtz par exemple

Il ne s'agit pas ici de principe de la photographie en couleur, ni de trois couleurs dans l'absolu, mais d'études physiologiques Il n'est pas de couleurs sans perception par quelqu'un Deux couleurs sont établies par Helmholtz comme fondamentales le rouge et le vert, mais une concurrence existe entre le bleu et le violet, et dans son article sur l'influence possible d'Helmholtz Victor Gysembergh entrevoit là l'explication de la variation finale du tercet par un basculement du bleu au violet
En même temps, appuyée par les mentions "Suprême" et "Oméga", le violet est l'ultime couleur révélée dans la décomposition de la lumière à l'aide d'un prisme

Rimbaud s'est visiblement montré très sensible aux théories de la vision de son époque et cela nullement pour se donner des garanties scientifiques ou pour espérer y trouver des prolongements de poètes, mais pour s'en servir comme des moyens de donner de la consistance à ses créations poétiques
La consultation d'ouvrages comme ceux de Figuier dont Bruno Claisse a montré l'importance pour la lecture des poèmes en prose révèle un Rimbaud très soucieux de s'informer et de maîtriser des connaissances pour les utiliser ensuite au service de sa poésie
Et tout au long de sa poésie, on voit qu'il est nettement marqué par les idées de vision

Je reviendrai donc tout prochainement sur le choix de ces couleurs comme je l'ai annoncé
Mais, ce qu'il importe de comprendre, c'est que, bien que le poème s'intitule Voyelles, c'est un poème de visions, et que la métaphore est de présenter les couleurs de la vision comme l'alphabet d'une langue d'images

Maintenant, quelles que soient les précisions à venir sur les couleurs et le système les associant aux cinq voyelles de l'alphabet, il est loisible de mieux cerner que ne l'ont fait l'irritable Etiemble ou bien Suzanne Bernard le sens global du poème et l'organisation des cinq séries d'associations

Le sonnet ne comporte qu'une seule phrase en tant que tel : "Je dirai quelque jour vos naissances latentes" Il s'agit d'une explication différée sur le mystère des visions, mais par le dévoilement du regard divin une promesse engageante nous est faite, puisque l'acte de foi annonce bien une origine divine qui prend la forme d'une allégorie féminine.

En ce sens, la déception de Suzanne Bernard qui estime que Rimbaud n'a pas cherché comme Baudelaire à exprimer, "symboliser" dit-elle, "l'unité essentielle de l'univers" n'est pas juste

Mais, c'est le sens des cinq associations qui doit nous intéresser
Ni Suzanne Bernard, ni rené Etiemble n'arrivent à organiser les images entre elles, bien qu'ils perçoivent l'idée d'une tension entre mort et jugement dernier, en considérant notamment que le "A noir" est consacré à la mort

En fait, pour lire, nous apprenons des règles de grammaire et nous tendons à associer chaque mot à une définition Le mot renvoie à une définition, comme un code, la construction de la phrase renvoie à une règle porteuse de sens
On dirait qu'il n'est question que de déchiffrer mécaniquement le sens, ce qui est erroné Dans la vie de tous les jours, nous nous apercevons bien que la communication est aussi affaire d'inférences, qu'une même phrase n'est pas comprise de la même manière par tous, qu'il y a des sous-entendus, etc

En littérature, le texte appartient au papier, il n'est plus prononcé par le poète, mais il n'en reste pas moins qu'il faut faire des inférences Les inférences peuvent être culturelles Le poète dit ceci parce que son époque est dominée par tel débat, et le commentaire va déployer les implications de tout cela pour montrer qu'il a bien compris le texte de l'artiste, sa portée ou visée
Mais, en-dehors à la limite du signifié des pronoms et assimilés, la grammaire ne s'étudie guère dans la succession des phrases ou au plan des juxtapositions, et il y a aussi un certain nombre d'inférences à faire à un niveau plus élémentaire
Un poète qui abuse des tours elliptiques, des images non expliquées, des juxtapositions, demande à ses lecteurs de savoir mener les bonnes inférences à la lecture

Dans son Petit traité, Banville disait sottement qu'on ne voit que le mot qui est à la rime, que de là partent les visions, et soucieux de faire la promotion de son art Banville s'enflammait et parlait de gammes de couleurs, de visions, produites par les rimes et les mots du poème
Rimbaud a appliqué le programme dans Voyelles tout en se moquant de Banville

Le sonnet est saturé de rimes riches voyantes, d'une part, et, d'autre part, Rimbaud a eu le vice de ne pas produire un discours nettement enchâssé dans des phrases sujet-verbe qui guident le lecteur Il a privilégié la juxtaposition des images ou groupes de mots
Rimbaud crée donc visiblement à partir de cette idée de Banville Il nous présente un sonnet, des rimes, des groupes de mots, et tout cela réunit qui n'est pas de la prose a un sens et une aura poétique
Mais, l'intelligence de Rimbaud n'a pas pu manquer de cerner que, si les mots ne sont pas créés par le poète (ils sont choisis, ce qui est différent), ce qui est créé c'est la combinaison, y compris quand elle relève simplement de faits de juxtaposition, sans aucun mot grammatical qui va introduire des liens de cause, de conséquence, etc.
Car une rime, c'est deux mots Banville dit une belle ânerie quand il dit qu'on ne voit que le mot à la rime. Sous peine qu'elle ne soit pas banale ou sans intérêt, le lecteur voit une rime d'au moins deux mots et on pourrait citer Banville contre lui-même qui parle de rajeunir les rimes banales éternelles "amour"::"toujours" à la façon d'Hugo, mais le rajeunissement de cette rime, donc déjà la combinaison des deux mots, ne peut se faire que par le tissage du texte lui-même, par tout ce qui précède la rime justement
Or, pour apprécier une rime, il faut donc un cerveau porté aux inférences, et cela veut encore pour la lecture d'ensemble du poème, et cela se montre crucialement nécessaire quand on rencontre précisément ces juxtapositions qui ne sont pas une des moindres caractéristiques accentuées du sonnet Voyelles
Les deux premiers vers sont faciles à lire : apostrophe détaillée par une apposition la précédant au premier vers, puis annonce d'un projet d'explication du mystère des visions produites par les couleurs.
Rimbaud dira un jour ce que sont les "golfes d'ombre", etc, et non directement le "A noir", puisque c'est les "naissances latentes" qu'il dira un jour et que celles-ci sont non pas les cinq associations du premier vers, mais les associations des vers 3 à 14.
Comme tout lecteur, Suzanne Bernard a bien cerné qu'il y a cinq séries d'associations, mais elle n'en définit symboliquement que trois et la première est très mal définie

Pour la première association, il suffit de repérer le parallèle des mots régisseurs qui sont "corset" et "golfes" pour comprendre que la mort n'est pas l'idée du "A noir", car les visions de mort sont soumises à l'action du "corset" des mouches et du "golfe" qui recueille des "ombres" qui ne sont pas strictement images de mort
On voit que le "A noir", ce n'est pas la nuit, le néant, ni les puanteurs cruelles, mais le corps qui va créer en recueillant et formant une entité nouvelle appelée à la vie.
Ce constat sur le "A noir", on ne le voit que trop bien laisse alors comprendre qu'il est très facile de corriger les lectures d'Etiemble ou Bernard Nous n'allons pas de la mort au jugement dernier, nous allons d'un corps qui crée la vie face aux forces contraires à un jugement dernier
Et le discours du sonnet n'est pas de parler de l'unité essentielle de l'univers, mais, le sujet, il est de vie universelle
On comprend alors que le "E blanc" n'est pas tellement de pureté que d'affirmation première de soi au monde en s'ouvrant à sa lumière, puisque le noir est dans le système des couleurs l'absence de lumière, une couleur paradoxalement non-couleur, mais dont Rimbaud a traité des valeurs positives malgré tout en l'établissant comme matrice.
Nous sommes là dans un langage parfaitement articulé où le passage du "A noir" au "E blanc" est strictement cohérent au plan symbolique.
Les "noirs poèmes" étaient le cocon de fleurs, la chrysalide de papillons électriques dans Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs
Les images du "E blanc" ne posent aucun problème de lecture En comparant les deux versions, nous savons l'importance rectrice du mot "frissons", "frissons" et "candeurs" sont par ailleurs substituables l'un à l'autre Les frissons sont clairement ceux d'un virginal éveil à la vie dans "candeurs ou frissons des vapeurs" et "frissons d'ombelles". Seul le mot "tentes" peut surprendre, et il ne suffit pas de comprendre qu'elles doivent être de toile blanche
Mais étant donné le primat de la candeur première, de l'éveil nouveau à la vie, le recours au mot "tentes" se comprend aisément comme expression de la naissance humaine fragile et sacrée. Le mot "tentes" est en facteur commun à "vapeurs" : "frissons ou candeurs des vapeurs et des tentes" Le mot "tentes" qui désigne un habitat est clairement associé à une idée de circulation "vapeurs", à un nomadisme qui convient mieux pour caractériser notre présence au monde. L'habitat sédentaire n'est pas acquis et la vie c'est être invité à un voyage au monde.
Le vers 6 gouverne un autre plan d'inférences : qu'on soit grand ou petit, nous sommes tous sacrés par cet éveil à la vie : sommets blancs des monts comme petite fleurs blanches.
Les inférences vont de soi L'activité critique qui consiste à aller étudier la définition du nom "ombelles" jusqu'à s'apercevoir qu'elles sont plutôt verdâtres n'a pas d'intérêt ici. Le texte nous incite à deux inférences, l'une entre les mots "ombres" et "ombelles", qui orchestre le passage du noir au blanc, l'autre entre la grandeur des glaciers qualifiés volontairement de "fiers" pour exprimer la majesté par les grandes dimensions et la petitesse des fleurs où noter la terminaison "-elles" qui souligne la miniaturisation.
L'expression "rois blancs" coincé entre les deux expressions suit inévitablement ce régime d'inférences et permet de traiter l'expression "rois blancs" comme métaphorique et non comme allusion à des rois en vêtement de lin. L'inférence prend ici nettement le pas sur le déchiffrement mot à mot. Rappelons que Rimbaud a écrit un manifeste Credo in unam dont le titre est devenu Soleil et Chair, rempli qu'il était d'une divinisation de la lumière, rempli qu'il était d'un désir de visions et d'une hantise de la pâleur cadavérique, d'une raison mal éclairée.

Le second quatrain forme une unité et le mot "pourpre" ou "pourpres" en tête des associations du I poursuit la même logique d'inférences à mener par le lecteur. Le quatrain unit le sacre de la vie à la consécration publique des actes Il faut bien sûr prendre toute la mesure des significations symboliques du mot "pourpre(s)" et comprendre les associations du "I rouge" comme des vertus
Le "rire des lèvres belles" n'est pas celui d'une mère ou d'une épouse, ni d'une enfant, il est celui de la femme à conquérir. Le "sang craché" l'est parce que soi-même l'avons donné. Les "ivresses pénitentes" imposent cette inférence en faisant se clore le quatrain par l'expression des sacrifices consentis, mais consentis à hauteur d'un idéal qui enivre. Car il n'est pas question de gratuité comme l'atteste encore le mot engagé "colère".

En trois séries d'associations, Rimbaud ordonne un tout qui célèbre a) le corps s'arrachant à l'hostilité ambiante pour donner la vie, e) l'éveil premier et virginal à la lumière du monde où voyager, i) la combativité de l'être humain pour un idéal et sa réussite partagée
Nous sommes très loin des considérations sommaires de Suzanne Bernard et nous avons bien affaire à un discours complet, articulé et intelligent

Ces trois premières associations sont entièrement contenues dans les quatrains et offrent une expression de la vie encore sous forme individuelle, avec une sorte de progression en ligne droite

Au point de bascule de quatrains à tercets, ce palier individuel est franchi et nous allons passer dans les tercets à des plans plus larges On remarque que les tercets n'offrent plus les images aussi apparemment aléatoires, aussi originales, que les quatrains, pour se recentrer sur des universaux.

Le terme recteur du U est "cycles" et en même temps la répétition de "paix" pour deux des trois autres associations complète l'idée symbolique du U vert.
Rimbaud est en paix avec la figure des cycles ce qu'il redit peu de mois après avec le poème L'Eternité
Le mot "cycles" est au pluriel sur les deux versions du poème et il est facile de cerner les allusions à des cycles dans chacune des images consacrées au U vert.
Quant au mot "Paix", s'il n'est pas employé au sujet de l'image maritime du vers 9, on ne peut que le supposer pertinent malgré tout.
Et c'est bien normal. L'expression "vibrements divins des mers virides" dont Etiemble déplore gratuitement le vocabulaire, le latinisme "virides", le terme "vibrements", dont il méprise l'adjectif "divins", est pour ceux qui vont à l'essentiel (la compréhension de la toute beauté suprême du poème) une image du vaste spectacle en majesté d'une Nature harmonieuse. La force immense de ce spectacle cyclique et donc harmonieux est admirée toute romantiquement encore aujourd'hui et la contemplation de la mer nous apaise comme elle peut entraîner de l'effroi, et cela vaut encore pour les bêtes sauvages qui nous fascinent : lions, requins ou aigles. Ce sont des spectacles qui nous transportent par une majesté, une idée d'éclat supérieur de la vie, en dépit du danger qu'on ressent. Le tercet du U vert est celui de cycles planétaires : cycles marins, cycles de la Nature (pâtis, semés, animaux), cycles des générations humaines avec transmission de la culture qui est verte dans les rides des fronts studieux.
Or, si les quatrains forment une ligne droite vouée à l'individu, le tercet des cycles planétaires du U vert est clairement confronté au tercet du O bleu de la transcendance située au ciel
Le sonnet Les Correspondances de Baudelaire ne témoigne pas d'un souci d'organisation aussi fabuleux que celui-là, que nous sachions.
Mais, avant de traiter du O bleu, on peut aussi relever que des boucles traversent le poème Le premier quatrain se termine par les "puanteurs cruelles", le second par des "ivresses pénitentes" qui réactive la notion de menace, l'idée que la mort rôde, le premier tercet se termine sur les rides vertes des fronts studieux Sans aller jusqu'à dire que la couleur verte est celle de morts, le vert étant plutôt symbole d'empreinte de la culture et de verdeur sur les âmes (ce qu'appuie la rime par inclusion "virides"::"rides"), la vieillesse et la passation transgénérationnelle indiquent encore la présence d'une mort qui rôde. Mais la vie y répond par les cycles qui fixent notre éternité Vie, vie, vie, vie, c'est le discours de chaque lettre.
Le dernier tercet a pour termes directeurs "clairon" et "rayon", le clairon désigne l'instrument du Jugement dernier et donc une transcendance et une vie par-delà la mort au monde. Mais associé au terme "rayon", il débouche non sur la main d'un dieu vengeur et il y aurait à dire sur le parallèle de composition entre le poème La Trompette du jugement d'Hugo et le sonnet Voyelles, mais sur un regard étrange et féminin qui par la façon galante dont il est qualifié "rayon violet de ses yeux", par l'inférence de bienveillance associée au féminin, et par l'échange de regards croisés que suppose le fait d'intercepter le rayon d'un regard comme on interceptait le "rire des lèvres belles" (autre plan d'inférence majeur!!), va retourner l'idée d'un jugement de vengeance sévère en amour pour ceux qui s'en sont allés.

Voilà le poème d'une beauté à couper le souffle auquel nous avons droit, poème qui fait rêver et qui est bien "miraculeux de détails" Nous avons bien la continuation de l'oeuvre de celui qui a écrit Credo in unam, mais qui aussi a été meurtri et a composé depuis Paris se repeuple

Le problème, c'est que pour une bonne partie du vingtième siècle et pour le public en 2014 encore la posture ironique fait loi. Pour un lecteur d'aujourd'hui, ce Rimbaud-là n'est pas concevable. Rimbaud doit être un positiviste qui ne s'avoue pas, et il ne doit surtout pas écrire un acte de foi sur une transcendance, une valeur de vie par-delà la mort (car on peut nuancer) en imitant le christianisme, même si cela a un plan contre-évangélique. Rimbaud doit se moquer de la naïveté de ceux qui croient à la poésie, il doit poser et faire genre, son intelligence acide est pour afficher une supériorité de dédain exclusivement. C'est la lecture de Victor Gysembergh qui a bien vu l'influence d'Helmholtz, mais qui échoue à en rendre compte dans le poème, et surtout à rendre compte du poème, tout en offrant une analyse typée universitaire laborieuse d'un court extrait d'Alchimie du verbe
Voilà les lignes désolantes de son intérêt pour Rimbaud : "Pour récapituler, la lecture de Voyelles ici proposée s'appuie sur le constat que ce poème renferme une allusion à la théorie helmoltzienne des couleurs. Le fait que cette allusion soit très difficilement perceptible nous éclaire sur la relation avec le public : la très grande majorité des lecteurs croira trouver une reformulation prophétique des théories poétiques du romantisme, tandis que seul un cercle très réduit sera en mesure de discerner d'une part la dimension parodique du poème, et d'autre part le fond sérieux qui vient renouveler ces théories en les rattachant aux plus récents progrès de la science."
Mais comment peut-on écrire quelque chose d'aussi odieux ? On rabaisse le génie de Rimbaud à la morgue de caste des petits marquis Rimbaud se moquerait en bande du monde et l'auteur pense bien sûr au Cercle du Zutisme. Mais Rimbaud les a plaqués et condamnés en quelques mois, ces zutistes ! Ils sont déjà derrière lui quand il compose les poèmes en prose des Illuminations en Angleterre avec Verlaine. Et ce mot de parodique est lâché, mais si certes une bonne part de la production rimbaldienne est parodique, y a-t-il un sens à ce que le lecteur cherche automatiquement la parodie dans le texte qu'il lit ? Le dernier mot d'une lecture d'un poème de Rimbaud est-il : "je me moque de tout, tout ceci est parodique"? On veut réserver à Rimbaud une lucidité qu'on ne réserve à aucun poète et on veut que Rimbaud n'écrive des poèmes que pour dire lucidement je ne crois pas à ces procédés de sublimation des poètes, comme si Hugo n'était pas conscient que sa performance n'est pas un acte de foi mais qu'elle est rhétorique quand il compose tel poème exalté de l'un quelconque de ses recueils. Mais où allons-nous ? Gysembergh est d'ailleurs embarrassé par cette nécessité de conjuguer la pose ironique, parodique voire pour le coup nihiliste qu'il suppose à Rimbaud et l'allusion à la science la plus récente de son époque, ce qui le laisse ménager contradictoirement les horizons. Mais là encore Gysembergh attribue à l'allusion helmholtzienne plus qu'il ne convient. Rimbaud ne prolonge en aucun cas la science par la poésie, il utilise les produits les plus vifs du débat scientifique qui lui est contemporain pour en tirer un parti maximal en poésie, il n'y a pas à le percevoir comme scientifique en poésie à la façon d'un mauvais discours d'Emile Zola sur la naturalisme, ça n'a pas de sens!
Au contraire, il faut admirer un poème furieusement conduit et constater que Rimbaud se montrait très soucieux de connaissances scientifiques, de savoir se situer dans un débat contemporain sur certaines questions qui le charmaient, lui le poète. C'est très parlant sur ce qu'était Rimbaud, et ce poète dont notre connaissance biographique nous oblige à cerner un comportement difficile, parfois méchant, est ici rehaussé par ce que révèle et son intérêt pour les sciences, et le sens profond de sa poésie, car on est dans quelque chose qui fait rêver, qui est ambitieux et qui est tout à son honneur.

 Et Rimbaud est intime jusqu'au bout, des inférences bien moins naturelles mais que la mise en commun d'expressions avec d'autres poèmes contemporains du même auteur révèlent : "bombinent", "suprême clairon", "strideurs", mais aussi la rime "étranges"::"anges", des mots comme "colère", "mouches", "ivresses pénientes" et "puanteurs cruelles" tissent des liens avec Paris se repeuple et Les Mains de Jeanne-Marie, et ce poème de vie est adressé en note d'espoir à ceux qui doivent se relever du martyre communard. Les "puanteurs cruelles", les "ivresses pénitentes" et le moment du "suprême clairon" sont ici pour eux, et les lances des glaciers fiers sont une figuration subreptice de leur valeur de vie, ainsi que l'image des mers agités "Poème de la mer" dans le tercet du U vert pour citer Le Bateau ivre et "suprême poésie" dans le tercet du O bleu pour citer Paris se repeuple. La poésie de Rimbaud fait mot d'ordre pour des millions de gens et ce sourire qu'est Voyelles pour ceux à qui on a pris la vie et qui à l'époque n'ont pas pour eux les cris de victoire et raison, voilà que ces mêmes lecteurs ne le reconnaissent pas, nient l'hommage pour la sécheresse de coeur de l'hermétisme jalousement gardé en poésie.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire