jeudi 9 janvier 2014

Gengoux, moi et le rapprochement entre Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs et Voyelles


Dans cet article, Jacques Bienvenu ironise sur l'importance d'un rapprochement que j'ai fait entre Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs et Voyelles et en même temps réattribue la paternité de ce rapprochement à Jacques Gengoux pour ensuite me situer dans le prolongement de celui-ci.

Je cite :

 
De tes noirs Poèmes, − Jongleur !
Blancs, verts, et rouges dioptriques,
Que s’évadent d’étranges fleurs
Et des papillons électriques !

Il y voit un  lien avec les couleurs des voyelles inventées par Rimbaud et estime être le premier à avoir fait ce qu'il considère comme une  trouvaille remarquable. En fait, il a été précédé en ce sens par Jacques Gengoux qui  faisait du  sonnet Voyelles une sorte de clé ésotérique de la poésie de Rimbaud. On reproduit ci-dessous un  passage du volumineux livre de Jacques Gengoux, La pensée poétique de Rimbaud, Nizet, 1950.
 Pour Gengoux le mot dioptrique est associé au sceptre solaire et  pour Ducoffre c’est un peu la même chose, mais il va plus loin que son illustre prédécesseur. Pour Ducoffre il est acquis que Rimbaud connaissait la trichromie additive pour laquelle les couleurs primaires sont le bleu le vert et le rouge. Toutefois les couleurs primaires historiquement ont été au départ le bleu le rouge et le jaune, comme celles des peintres.


Je ne possède pas le livre La Pensée poétique de Rimbaud, mais je détiens un exemplaire personnel de La Symbolique de Rimbaud du même auteur, où il est plusieurs fois question de Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs, qui est même le titre de plusieurs sections. Je n'ai jamais lu ce livre de manière suivie, et ceux qui l'auront entre les mains comprendront aisément pourquoi.
J'ai cherché en vain le passage correspondant à celui exhibé dans cet article. Dans La Symbolique de Rimbaud, la seule fois où le quatrain qui nous intéresse est cité, page 43, le commentaire n'a rien à voir avec celui extrait du livre La Pensée poétique de Rimbaud qui est cité dans l'article de Bienvenu en lien ci-dessus, le commentaire ne s'intéresse qu'à l'anomalie de deux couleurs qui selon les dires de Gengoux ne sont pas à leur place, le vert et le noir.
La citation de l'extrait permet de témoigner de ma bonne foi, car l'article précédent me situe dans le prolongement de Gengoux, ce que je tiens à récuser. Je cite donc cet extrait de la page 43 qui contient les vers de Rimbaud qui nous intéressent, mais sans corriger les coquilles.

Dans ces deux poèmes déjà, les couleurs vert et noir se promenaient en dehors de leur domaine : noir se rapporte évidemment à [I], vert à [E]. Par exemple : vieilles verdures [E].

Dis non, les pampas printaniers [I]
Noirs d'épouvantables révoltes.
De tes noirs, poèmes, - Jongleur
Blancs, verts et rouges dioptriques,
Que s'évadent d'étranges fleurs.

[...]

Après ma citation, il passe sans transition à un vers du poème A la Musique sans le commenter, puis aux Peaux-Rouges du Bateau ivre.
 
Et j'observe que dans le passage cité par Bienvenu, mais c'est vrai que ce n'est qu'un extrait du livre, il manque le bleu qui est dans "Bleus Thyrses immenses".
Or, j'affirme que le rapprochement est capital qui montre que les couleurs de la cinquième partie du poème envoyé à Banville sont réexploitées dans Voyelles, avec le noir des Poèmes et les trois couleurs présentées comme dioptriques le vert le blanc et le rouge dans deux ordres différents, ce tout couronné par le bleu des "Bleus Thyrses immenses".
J'affirme que dans les deux poèmes le noir a un rôle de matrice : "De tes noirs Poèmes [...] que s'évadent d'étranges fleurs et apposition ou construction détachée des trois couleurs dioptriques. C'est le discours du quatrain de Ce qu'on dit au poète... Dans le sonnet, le noir "Golfes d'ombre" débouche sur d'abord le blanc qui caresse le sommet des montagnes et des fleurs, avant de passer au rouge, puis au vert, puis au bleu.
Ce que je mets en commun, c'est la lumière.
Je fais une différence entre réfraction et réflexion de la lumière, puis entre dioptrique, prisme solaire et trichromie, mais j'affirme que les cinq voyelles forment un tout alphabétique mis en correspondance avec cinq couleurs tout de la lumière (en 2003 j'étais attaché à une idée d'aube étendue à tout le poème, mais j'ai considéré plus prudent de considérer qu'il est question de propagation de la lumière, avec automatiquement une conservation des significations métaphoriques), et cet apport est neuf. Je remarque aussi que ce rapprochement initial de Gengoux (sans le bleu?) n'est de toute façon pas mentionné dans les notes des éditions courantes.

Rappelons que le débat sur le sens des Voyelles a fait la une des médias avec celui qu'on peut appeler aujourd'hui "horresco referens", je veux dire Robert Faurisson. Alors, je n'aurais pas dû donner ici une toile de fond, mais Faurisson a écrit tout un volume Avez-vous lu Rimbaud? où il s'en prend personnellement à Etiemble dans un combat de coqs pour savoir qui est le plus compétent face à un texte hermétique, et la résolution érotique de Faurisson est d'une gratuité complète, où un A à l'envers est une chevelure, et ainsi de suite, j'en passe et des meilleures.
Mais, j'observe que ni Etiemble ni quiconque, de tout ce que j'ai lu, ne l'ont démenti en mobilisant une lecture de Voyelles. C'est le caractère franchement grotesque de la lecture de Faurisson qui a été sabré, mais les rimbaldiens n'ont pas répliqué en disant, avec bon sens, que tel vers veut dire ça, tel autre ça, au plan littéral, et que même dans l'éventualité d'une lecture codée il faut peut-être pensé à faire quelque chose du sens littéral.
J'observe que René Etiemble a publié un livre sur les interprétations du Sonnet des Voyelles, que j'ai lu, je l'ai même intégralement photocopié et il doit m'en rester une bonne partie, où il ne propose aucune lecture, mais réfute tout ce qui bouge, reprenant seulement des éléments qui ne sont pas de lui, par exemple l'allusion à La Trompette du jugement, poème d'Hugo, et donc au Jugement dernier, de la mention "Suprême Clairon", ce qui vient de Barrère, lequel a pourtant été critiqué également par Etiemble.
Dans les semaines qui viennent, on va prendre le temps de mettre les points sur les "i".
J'ajoute encore que le commentaire des poèmes de Rimbaud s'est longtemps concentré sur quelques poèmes, et en particulier Le Bateau ivre et Voyelles. Or, dans les années 1980, tous les poèmes ont commencé à faire l'objet d'articles et paradoxalement Le Bateau ivre et Voyelles furent délaissés.
Or, dans les notes des éditions plus anciennes, on a parfois des observations intéressantes sur Le Bateau ivre et Voyelles qui disparaissent des éditions plus récentes, alors que les notes s'étoffent et deviennent franchement intéressantes pour nombre d'autres poèmes. En tout cas, les notes anciennes sont souvent fort discutables pour la plupart des poèmes, mais pour Voyelles et Le Bateau ivre sans bien sûr être satisfaisantes elles sont plus stimulantes que celles des éditions récentes.
Je prends ici l'édition en Classiques Garnier dont les notes sont de Suzanne Bernard, mais revues et augmentées par André Guyaux qui a eu en charge la révision de l'édition 2000. Il s'agit d'une des diverses éditions courantes que je possède.

Je retiens le passage suivant (page 436) qui va dans mon sens et qui est de Suzanne Bernard :

Ce qui me paraît probable, c'est que Rimbaud, comme beaucoup de gens, donne aux couleurs une valeur symbolique, que le noir éveille en lui des idées de mort, le blanc des idées de pureté, le vert des idées de sérénité.
J'ai approfondi cette idée en travaillant directement sur les associations.
Le "A noir" est lié à la mort mais pour la contrer. Le coeur des association, c'est le couple corset et golfes. Et dans Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs, les "noirs Poèmes" sont quelque peu assimilables à des corsets d'où jaillissent des fleurs.
Le A noir est un corps protecteur, une carapace accueillante, un endroit où se concentre la nouvelle vie. Même dans les puanteurs cruelles, les putréfactions, la vie se refait. Les mouches en bombinant sur les cadavres cherchent la leur. Voilà donc l'idée corrigée du A noir.
Le E blanc est évidemment l'expansion première qui peut être pureté, candeur et qui est un sacre, comme le sacre de la femme est auroral dans le premier poème de La Légende des siècles de 1859 et comme il y a un sacre du printemps. Dans ces associations, on a le sommet blanc des montagnes, avec l'image indiscutable des pics neigeux. Les antibois sont privilégiés pour ça. Ils ont une magnifique vue panoramique des pics neigeux en février et la mer à côté. Et on passe de l'immensément grand au petit avec la lumière qui tombe sur des fleurs qui frissonnent, et dont le nom est un calembour avec ombres "ombelles".
Ombelle et montagne se retrouvent bien sûr dans le jeu de lumière du poème Mémoire et les "glacier fiers" blancs au soleil sont qualifiés pareillement à la "montagne fière" du val ensoleillé du Dormeur du val. Pourquoi personne n'a expliqué les images du "E blanc" à Faurisson ?
Les notes de Suzanne Bernard relèvent bien l'idée que la blancheur est celle des pics neigeux et des ombelles, mais elle n'en tira pas une idée de synthèse sur le "E blanc" sauf celle de pureté. Elle croit bon de nuancer l'idée que les ombelles soient "blanches", elle dit qu'elles sont plutôt "verdâtres" comme si cela remettait en cause le sens du poème, ce qui est absurde. Je passe sur la note 8 à propos des "Lances des glaciers [ou glaçons] fiers" et des stalagmites présentées comme tombantes, ce qui me semble une confusion avec stalactites, ou alors il manque une virgule après "tombantes". Suzanne Bernard crée des hésitations à la lecture qui n'ont pas lieu d'être et gênent l'effort de synthèse. Il faut dire qu'elle s'appuie sur la lecture douteuse de Barrère.

8. "Visiblement, écrit Barrère, Rimbaud a pensé à quelque stalagmite de glaçons, comme l'indique une variante." Ou bien Rimbaud, respectant l'euphonie du vers, a voulu éviter glaçons à côté de frissons, ou bien il a pensé que des lances évoquaient des pointes dressées vers le haut, et non tombantes comme celle des stalagmites [sic]."
Rimbaud a pensé à des pics neigeux, "glaçons" ne convenaient pas, associé à "Lances" "glaciers" renvoie bien à une telle vue de sommets glacés, gelés, en montagne ou au pôle.
Pourquoi aller chercher midi à quatorze heures ?

Pour le "U vert", Suzanne Bernard met en avant le mot "clef" sérénité qui est méritoire, puisqu'il est synonyme de la mention "paix" qui gouverne deux associations, tout en étant significatif pour la majesté des "vibrements divins des mers virides". Il est d'ailleurs question des "étangs de sérénités" dans Les Mains de Jeanne-Marie. Mais il faut penser aussi à "cycles" comme terme régisseur : cycles à voir dans ces vibrements des mers, sachant que Rimbaud ne l'a encore jamais vue, mais qu'il en fait contemporainement un thème majeur et une image métaphorique du peuple insurgé à la suite d'Hugo, Chénier. Le cycle est dans la Nature "pâtis", dans les "animaux", dans l'idée de "semence", on peut même parler des cycles avec une chaîne alimentaire (les animaux semés paissant dans le pâtis) et la vieillesse est inévitablement positionnée par rapport à celle de cycle, les vieux laissent la place aux jeunes, mais non seulement quand ils étaient plus jeunes ils ont transmis la vie à des jeunes mais ils offrent leur savoir accumulé aux nouvelles générations.
Est-ce que c'est là une lecture ésotérique ? Est-ce que le tercet du "U vert" est difficile à comprendre ? Allo allo la Terre appelle la Lune !

Le O est gouverné par le ciel et le Jugement dernier. Et on voit bien que Rimbaud songe aux communards, puisqu'il reprend trois termes d'un quatrain de Paris se repeuple et la même avant-dernière rime des Mains de Jeanne-Marie, poème contemporain du célèbre sonnet selon toute vraisemblance.

O, Suprême Clairon plein des strideurs étranges,
Silences traversés des Mondes et des Anges :
Ô l'Oméga, rayon violet de Ses Yeux !
L'orage t'a sacré suprême poésie ;
L'immense remuement des forces te secourt ;
Ton œuvre bout, ta mort gronde, Cité choisie !
Amasse les strideurs au cœur du clairon lourd.
("sacré" faute d'accord volontaire, licence métrique comme on en trouve chez Baudelaire)

Et c'est un soubresaut étrange
Dans nos êtres, quand, quelquefois,
On veut vous déhâler, Mains d'ange,
En vous faisant saigner les doigts !
La féminité de la Raison-Vénus est donc aussi un discret hommage aux pétroleuses.
Gengoux a proposé un rapprochement du vers "Silences traversés des Mondes et des Anges" avec un passage de livre occultiste, avec un passage d'Eliphas Levi : "Le secret des sciences occultes, c'est celui de la nature elle-même, c'est le secret de la génération des anges et des mondes, c'est celui de la toute-puissance de Dieu". Mon idée est de chercher si ce genre de formule qui peut bien avoir un lien avec l'occultisme n'est pas un lieu commun romantique dans la littérature du dix-neuvième siècle. Je reviens prochainement sur ce point.

Reste le I. Comme le "U vert" est gouverné par un mot recteur isolé "cycles", il me semble que le mot "pourpre" n'est pas un mauvais terme recteur pour le "I rouge". Le mot "rois" n'était pas recteur dans le "E blanc", mais sa signification porte, et il s'agit d'une royauté de sacre. Dans le même quatrain, le "pourpre" confirme cet horizon de sens, mais il ne s'agit plus de la royauté première du sacre, mais de la royauté par les actes. La "pourpre" s'acquiert par le combat, le "sang craché", la victoire sur le "rire des lèvres belles". Et cela dans situations soit de "colère", soit d' "ivresses pénitentes".
Le "rire des lèvres belles", c'est un rire de femmes dans une foule, pas le rire de l'épouse. Le "rire des lèvres belles" dans la "colère", ce n'est pas une scène de ménage, car ce rire est celui du partage du même côté de la colère. Je remarque que dans ses notes Suzanne Bernard sent bien que l'expression "ivresses pénitentes" est remarquable et que le rire n'est pas fréquent dans la colère. Sa note 12 est dans l'ensemble dérisoire et elle ne résout pas le problème que lui pose l'alliance de mots dans "ivresses pénitentes", mais on voit qu'elle a compris que cela avait certainement de l'importance pour Rimbaud :

12. Suivant Godchot, si Rimbaud parle de sang craché et de lèvres belles, c'est parce qu'il se rappelle Gautier évoquant des femmes avec "leurs bouches teintées de rouge et semblables à des blessures sanglantes". Mais si l'on peut rire avec colère, on ne voit pas bien quel rôle jouent ici les ivresses pénitentes - ou plutôt on peut les expliquer soit par le I qui commence ivresses, soit par le désir de Rimbaud d'évoquer la passion, la violence : on peut être ivre de pénitence comme de colère.

Il n'est pas colonel, Godchot ? Il ne peut pas voir le lien entre "pourpre" et "sang craché". La passion et la violence, oui très bien, mais ça va avec le terme recteur "pourpre", l'acquisition de la gloire, du pouvoir, au combat. Après le sacre de la vie, la consécration par les actes. Plus haut, j'ai expliqué comment marier le rire et la colère. J'ai donné une lecture du mot "sang craché" qui n'est pas un symptôme d'une maladie, mais le sang versé pour la pourpre, car je n'imagine pas la tuberculose ou une autre maladie être rattachée à la symbolique du mot "pourpre" dans le sonnet de Rimbaud et côtoyer des images dont la signification ne présente aucun rapport sensible. Or, comme l'emplacement inhabituel de l'adjectif "belles" est exploité également dans Paris se repeuple, comme le mot "colère" se retrouve dans Paris se repeuple, le motif de l'enivrement, de l'orgie même s'y retrouve aussi, mais pour stigmatiser alors les Versaillais. L'orgie des vainqueurs n'est pas celle de pénitents. En revanche, elle répond aux accusations d'orgie adressées aux communards dont pourtant l'histoire n'a été qu'un long combat avec ses pénitences. Et dans tous les cas, des "ivresses pénitentes", c'est et ce ne saurait être autre chose que l'enivrement d'une cause pour laquelle on souffre et on se sacrifie.
Nous avons un poème en cinq éclairages. Pour chaque éclairage, je donne une symbolique fouillée qui émane de la signification simple des images proposées. Sur un autre plan, je vois des allusions à la Commune, mais je les justifie par une surabondance de citations de deux poèmes communards contemporains.
Pourtant, aucune de mes trois idées n'est admise, ni la liaison alphabet-lumière comme tout, ni les cinq éclairages, ni les allusions à la Commune.
La confrontation aux travaux des autres rimbaldiens montre pourtant que mon commentaire ne s'arrête pas là où les autres butent. Il faut bien qu'il y ait une raison à ce prodige.

 






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