mercredi 23 octobre 2013

Versification : L'héritage d'André Chénier (partie 2)

Les rejets de verbes que j'ai soulignés dans le poème Le Serment du jeu de paume sont connus, identifiés comme tels Mais, ma première partie se prétend originale à plusieurs égards Les approches métriques se concentrent sur la césure ou l'entrevers, et la plupart des audaces sont étudiées en fonction de la forme grammaticale des mots placés en rejets ou contre-rejets Mon étude sur le poème Le Serment du jeu de paume révèle la date historique d'un phénomène, insiste sur un effet de série, souligne par contrepoint l'absence du rejet d'adjectif qui vient pourtant aussi de Chénier et elle définit le procédé : placement du signe de ponctuation forte au milieu des hémistiches, et surtout séparation du sujet et du verbe ou du groupe verbe et COD ou COI à la césure ou à l'entrevers, ce qui est en soi banal, mais cela peut se faire désormais sans harmoniser ce chevauchement par une construction du genre un vers ou un hémistiche pour le groupe en fonction sujet, un hémistiche pour le groupe en fonction de verbe, ou la suite du verbe suivi de son complément d'objet C'est le tout formé par ces remarques qui justifient que je parle de l'originalité de mon approche
J'ai glissé plusieurs remarques dans mon article Ecarts métriques d'un Bateau ivre paru dans le numéro 5 des Cahiers du centre d'études métriques de Nantes Etrangement, Jean-Michel Gouvard a publié au même moment un article sur la versification d'André Chénier durant la période longue de gestation de mon article pour ce cahier Il y figure quelques remarques similaires à celles que j'ai disséminées dans mon étude

Ces deux études peuvent être consultées en ligne


Quelques citations :

“ Ne pouvait songer… Mais, + que nous font ses ennuis ? ” (Chénier, Elégies, XXI, 21).

La césure sur l’adversatif “ mais ”, au-delà du XVIe et d’Aubigné, se rencontre avec Rotrou (L’Hercule mourant), Molière (Les Fâcheux v.574, Le Misanthrope v.442, Tartuffe v.1138), La Champmeslé joint à La Fontaine (Ragotin, 1884) et un Corneille racinien (Suréna vers 689 et 841).

Les “ FSM 5 ” et “ FSM 11 ” ne sont pas si rares qu’on peut l’imaginer chez Corneille et Molière, ou dans Les Plaideurs. Pour les tragédies de Racine, voici quatre vers “ FSM 5 ”, le second sans récupération féminine : “ Ah ! cher Narcisse, cours + au-devant de ton maître ; ” “ Je pouvais revoir… Qui ? + J’en rougis. Mais enfin ”, “ Prends cette lettre. Cours + au-devant de la reine[,] ” “ Vous en Aulide ? Vous ? + Eh ! qu’y venez-vous faire ? ” (Britannicus, vers 691 et 933, Iphigénie, vers 129 et 725).
“ Et sur un char, pareil + au char qui dans la Grèce… ” (cas limite de Roucher), “ Sa voix faible, ses yeux + éteints, ses pas tremblants… ” (Marmontel avec prosodie F4), “ Toujours ivre, toujours + débile, chancelant ” (Chénier, imitation du trimètre de Suréna, mais solution non trimètre), “ Voilà pourquoi, toujours + prudents, et toujours sages, ” (Vigny, Eloa, exemple troublant de 1824).

Vigny antidatait certains de ses poèmes pour ne pas admettre sa dette à l’égard de Chénier : l’audacieux entrevers dans La Dryade :  “ un moment + Joyeuse, ” est soi disant écrit en 1815. S’il ne s’agit pas d’un rejet épithétique, l’adjectif de  “ moissons + joyeuses ” de Chénier sera repris en rejet par Emile Deschamps et Sainte-Beuve. Les audaces de Vigny connaîtront leur acmé avec Les Amants de Montmorency et Paris, avant d’en revenir à une versification plus stable (Les Destinées) tout comme Musset.

Chénier avait notamment l’art de passer d’un jeu de ponctuation antécésurielle à un jeu de ponctuation postcésurielle, et vice versa, ou bien l’art d’équilibrer la fonction sujet en fin de vers et le groupe verbal en début de vers, jeux pour lesquels l’approche vers par vers est inadéquate.



Celui-ci reconduit notamment la relation syntaxe et mètre des poètes du XVIe, ce en quoi très peu de ses contemporains l’ont suivi. Delille est à minorer, même pour sa production au début du XIXe, à peine retiendra-t-on Marmontel ou Roucher. Peu de vers nous sont parvenus de Malfilâtre, mais quelle valeur ont les deux audaces de sa production : “ Grand dieu des mers, et toi, dont les nombreux troupeaux / De Cée, en bondissant, dépouillent les coteaux ; ” “ On entendait au loin retentir une voix / Lamentable, et des cris sortis du fond des bois ” (traduction partielle du premier livre des Géorgiques de Virgile[1][9]) ! Deux enjambements “ virgiliens ” à l’entrevers, exceptionnels à la fin du XVIIIe : le premier se fait sur un complément du nom, le second, cité par Ténint en 1844, se fait sur une épithète postposée à sa base nominale ; on semble vouloir renouer avec les pratiques du XVIe.

Un autre aspect original de mon article paru en 2007 venait de ce que je proposais un historique du retour aux rejets d'adjectifs épithètes
Chénier a d'emblée été associé à la pratique du rejet, mais le lien internet suivant montrera assez les confusions qui règnent dans les esprits à ce sujet Chénier est confondu avec Roucher, Bertin, Parny, Delille et l'originalité de la versification y traitée de problème secondaire


Je cite un extrait qui fait lui-même suite à une citation d'Anatole France valant argument d'autorité où Chénier n'est pas perçu comme un "initiateur", mais comme "la dernière expression d'un art expirant", où Chénier n'a rien deviné du romantisme à venir :

Il est le moins romantique des poètes. Et à ce sujet, le même critique fait observer que les rejets, les césures et les coupes dont le Jeu de paume offre de si nombreux exemples, ne lui appartiennent pas en propre. Il ne serait pas impossible de signaler plus d'une audace semblable dans Bertin, dans Parny et jusque dans Delille. Mais cette question de métrique, après tout secondaire, une fois écartée, on ne saurait non plus sérieusement soutenir qu'il ait exercé une influence, quelconque sur Lamartine, sur Victor Hugo, sur Alfred de Musset, non pas même sur Alfred de Vigny dont les premiers poèmes antiques (Symétha, la Dryade) sont antérieurs de quatre ans à l'édition de de Latouche (1819).
En réalité, au début du XXème siècle, dans la Revue d'Histoire littéraire de la France, un long article fourmillant de citations et de rapprochements entre les oeuvres de Vigny et Chénier a montré sans qu'il soit possible de rien contester que Vigny s'était inspiré de l'oeuvre de Chénier et qu'il avait nécessairement antidaté quelques-unes de ses peu nombreuses compositions qui, bien qu'elles portent les dates 1815 ou 1815, ont été publiées de 1820 à 1822, après le succès de librairie d'André Chénier Je n'ai pas les références de cet article que j'ai consulté à la bibliothèque municipale de Toulouse, pas même le nom de son auteur Il n'est dans cet article nullement question d'une influence de la versification, ce qui est assez frappant L'auteur étudiait la composition d'ensemble, les thèmes, les expressions, mais pas les audaces de versification
Dans le domaine des études métriques, je me réclame personnellement de la métricométrie de Benoît de Cornulier qui présente un modèle plus achevé et efficace que celui à peine antérieur de Jacques Roubaud Benoît de Cornulier, Jean-Michel Gouvard, Jean-Pierre Bobillot sont un peu les trois noms clefs de l'analyse de la césure en métricométrie Malgré une forte divergence dans la conception du vers, les métricométriciens tiennent compte tout particulièrement des travaux de Philippe Martinon au début du XXème siècle, et moi, personnellement, j'ai aussi pas mal fréquenté à l'Université de Toulouse le Mirail les ouvrages de Georges Lote où se trouvent pas mal de choses discutables mais où apprécier une grande étendue d'informations historiques J'ai lu bien d'autres ouvrages, mais telle est la base de mes lectures en fait d'analyse du vers
Or, la métricométrie s'est concentrée sur les problèmes de césure les plus radicaux, ceux qui ont créé un bouleversement dans le champ de la poésie lyrique de 1850 à 1890, et elle s'est intéressée à des ordres variés de phénomènes Mais, ce qui a retenu mon attention, c'est que les rejets d'adjectifs épithètes étaient déjà banals en 1850, voire en 1830 ou 1840, alors qu'il ne s'en trouvait pas dans les tragédies de Racine, Corneille et Rotrou
J'ai lu une grande quantité de recueils et j'ai effectué des relevés J'ai lu des recueils de poésies du XVIème siècle et des recueils de poésie de la fin du XVIIIème siècle et du début du XIXème siècle J'ai aussi lu beaucoup d'auteurs du XVIIème siècle, en incluant la farce, les vers de Molière ou Régnier, de Théophile de Viau
Comme cela était prévisible, les rejets d'adjectifs d'épithètes se sont raréfiés au cours du XVIème siècle Malherbe a hérité de cette évolution parmi quelques autres et les rejets d'adjectifs sont très rares aux XVIIème et XVIIIème siècles, mais avec des exceptions dans la comédie, la farce, l'oeuvre de Voltaire, sans parler des Tragiques d'Aubigné de 1616, oeuvre d'un poète resté du XVIème siècle
Le retour des rejets d'adjectifs date d'André Chénier, mais il faut les chercher dans son oeuvre Je n'ai pas estimé que la versification de Roucher était aussi libre que celle d'André Chénier et je suis très réservé quant au poète Delille qui ne me paraît pas audacieux, et dont l'évolution, si évolution il y a eu, est dans le meilleur des cas tardive
Maintenant que j'ai tracé tout ceci à grands traits, je vais pouvoir révéler un phénomène historique de première importance dans l'histoire de la versification française, un phénomène qui va au-delà du simple constat que parmi les audaces nouvelles de Chénier il y a cet intérêt pour le rejet d'adjectif qui a fait école
J'ai déjà traité ce point dans mon article de 2007, mais il me manquait encore des éléments Je vais donc reprendre ce sujet qui me permet d'arriver à des conclusions fermes d'importance historique Je ne connais pas d'étude de versification soulevant le même lièvre et parvenant aux mêmes conclusions Nous allons observer ce qu'il s'est passé entre Chénier, Vigny, Hugo et quelques autres romantiques, et mettre un pied inattendu dans l'histoire jamais formulée du trimètre, lequel trimètre fera à son tour l'objet d'une étude poussée de ma part ensuite

A suivre

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