vendredi 11 octobre 2013

Le sens du sonnet Voyelles (3) : A noir

                         Voyelles
 
A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu : voyelles,
Je dirai quelque jour vos naissances latentes :
A, noir corset velu des mouches éclatantes
Qui bombinent autour des puanteurs cruelles,

Golfes d'ombre
; E, candeurs des vapeurs et des tentes,
Lances des glaciers fiers, rois blancs, frissons d'ombelles ;
I, pourpres, sang craché, rire des lèvres belles
Dans la colère ou les ivresses pénitentes ;

U, cycles, vibrements divins des mers virides,
Paix des pâtis semés d'animaux, paix des rides
Que l'alchimie imprime aux grands fronts studieux ;

O, suprême Clairon plein des strideurs étranges,
Silences traversés des Mondes et des Anges :
Ô l'Oméga, rayon violet de Ses Yeux !


    Nous avons vu que Rimbaud reprenait une métaphore très présente chez Victor Hugo d'une lumière alphabet du monde Le commencement va se jouer dans le noir et un éveil se faire ressentir avec le blanc, puis nous assisterons à la déclinaison du rouge, du vert et du bleu Dans mon étude de 2003, j'envisageais l'idée d'un éveil du jour : la fin de la nuit, le blanchiment de l'aube, le rougeoiement de l'aurore, le vert qui pouvait être dans le ton camaïeu du ciel, mais qui révélait surtout la Nature terrestre avec des troupeaux qui vont paître à l'aube et enfin un regard fixé par-delà le bleu du ciel jusqu'à l'ultime rayon violet du spectre solaire Comme Hugo, Rimbaud célèbre souvent l'aube dans sa poésie et s'en sert comme symbole positif de vie communiquée au monde, en l'associant à des idées de coeur, à des idées aussi communardes Le poème L'Eternité, de peu postérieur à Voyelles, en est une parfaite illustration, puisqu'il évoque d'une façon similaire à Voyelles la succession de l'ombre au jour : "la nuit si nulle" s'y retire devant le "jour en feu" Si la plupart des lecteurs pensent qu'il s'agit d'un couchant dans le poème L'Eternité, malgré ce fait, malgré la mention antichrétienne "Nul orietur" (refus de cette prière du matin), malgré l'incompatibilité symbolique entre "éternité" et "couchant", c'est tout simplement qu'ils ne savent pas lire et ne sentent pas Rimbaud Aube propose également une scène de passage de la nuit au jour où les ailes qui se lèvent sans bruit, l'animation soudaine des pierres, correspondent exactement à l'échange qui se joue au vers 5 de Voyelles, dans cette succession de "Golfes d'ombre" à "frissons" et "candeurs" (la copie Verlaine porte la leçon "frissons" qui est un cliché romantique et même un cliché du XVIIIème siècle)
     Les deux vers introductifs ont quelque part expliqué le titre et le propos du poème serait de montrer la lumière comme alphabet du monde Il s'agit d'un alphabet cosmique et ce que nous voyons dans la Nature est un immense langage régi par un alphabet Les voyelles sont les cinq éléments constitutifs d'un tout et elles ne sont pas des phonèmes (sons) comme dans un échange de paroles humaines, ni des lettres graphiques dans un code de l'écriture, elles sont des couleurs, le blanc et le noir étant des couleurs, en dépit d'une tradition du XXème à leur refuser cette dénomination pour les mettre à part Il va de soi que le choix est arbitraire, ce qui intéresse Rimbaud c'est de produire un effet poétique Précisons que dans Alchimie du verbe Rimbaud joue sur l'ambiguïté du verbe "inventer" qui a aussi, même si cet usage s'est perdu, le sens de découvrir : "Christophe Colomb a inventé l'Amérique" par exemple : "J'inventai la couleur des voyelles!", "je me flattai d'inventer un verbe poétique" L'invention a un aspect de découverte Mais, tout cela est renvoyé à la vanité faustienne dans Alchimie du verbe Toutefois, il convient d'éviter de rétroactivement, en prenant au pied de la lettre l'autocritique d'Une saison en enfer, d'imaginer Rimbaud en un Faust impeccablement sincère, naïf et convaincu dans sa quête d'un absolu Il convient d'être plus nuancé Or, dans Voyelles, les deux premiers vers n'offrent que le cadre métaphorique du sonnet, mais le véritable propos va transparaître dans les images qui vont suivre Il ne s'agit pas de prendre ce poème comme une illustration personnelle des thèses de l'universelle analogie (thèses des correspondances, etc), déjà bien présentes chez les autres poètes de son siècle, depuis l'avènement du romantisme Lamartine, Hugo, Vigny et Baudelaire parlent tous du poète comme d'un voyant et s'intéressent tous à des révélations liés à la lumière, aux analogies, etc Le sonnet de Baudelaire Les Correspondances est une synthèse remarquée qui fait date, mais il n'a aucune primauté là-dedans Le problème, c'est que, même s'ils se sont intéressés aux images, les lecteurs de Voyelles ont considéré que le propos était posé dans le premier vers, voire dans le deuxième pour ceux qui, méjugeant l'emploi du futur simple, ont cru qu'il s'agissait bien du programme du sonnet : dire les naissances latentes des voyelles, ce qui n'est pas le cas Mais ils n'ont pas cherché à déterminer un propos au travers des associations, ni au plan d'une logique de la succession des cinq séries Ils ont confondu l'enveloppe avec le propos, étant donné que le titre et le caractère ramassé du premier vers y invitaient, alors que la substantifique moelle réside dans les douze vers qui suivent, et qui sont bien autre chose qu'une variation libre sur un sujet donné
       Evidemment, je suis obligé de retarder la présentation de rapprochements avec d'autres textes, de façon à ce que les lecteurs les plus obtus ne viennent pas dire que nous expliquons Voyelles par un système de décodage appliqué au texte Ils sont dans la tour d'ivoire de ceux qui se consolent en se disant que personne n'est jamais arrivé à lire ce texte et, pour leur susceptibilité, il n'est pas question qu'il s'en montre un premier Nous sommes dans l'idéal de la recension professorale : un tel a dit que, un autre a dit que, celui-ci a dit que, moi je pense que Il va de soi que ma lecture ne sera véritablement reconnue que le jour où les tenants des autres lectures publiées se seront retirés du jeu également Avoir la chance d'expliquer le premier le poème le plus débattu au monde, c'est partir pour un beau combat
       Que vais-je faire ? Je vais lire le poème série par série Mais, avant d'attaquer les cinq analyses, je précise à nouveau que je rattache cette façon de procéder à une perspective d'ensemble D'une part, je vais juger de chaque série comme d'une unité, au lieu de voyager dans tout le sonnet et d'établir des parallèles, de dégager des thèmes, etc D'autre part, en étudiant chaque série séparément, je ne me perds pas de vue l'idée que leur succession n'est pas anodine La preuve la plus éclatante en est la succession noir/blanc au vers 5 que j'ai déjà en partie commentée : "Golfes d'ombre, E candeurs", fait d'autant plus volontaire de la part de Rimbaud que "Golfes d'ombre" est en rejet, puisque cette expression est brutalement rejetée du vers 4 et même du premier quatrain, pour être placée au début du vers 5 sans être menée jusqu'à la césure Ce n'est quand même pas anodin Et on appréciera encore le trait ludique qui consiste à faire élider un "e" de "ombre" par le "E" majuscule qui est ici supposé "blanc"
        C'est avec tout ceci en tête que je peux faire observer que deux associations seulement concernent le "A noir": d'un côté, le "noir corset velu des mouches éclatantes qui bombinent autour des puanteurs cruelles", de l'autre les "golfes d'ombre", si on se permet une transcription non versifiée Ce qui est intéressant c'est que l'image détaillée des mouches sur des puanteurs cruelles est présentée comme équivalente à des "golfes d'ombre" dont nous avons bien vu et compris, j'espère, l'aspect de foyer hugolien de recueillement duquel une lumière peut jaillir Il devrait être clair et jamais perdu de vue par les lecteurs que Rimbaud célèbre quelque chose de paradoxal dans la vision prédatrice et horrible des mouches cruelles Non seulement les commentaires ne se sont pas attachés à ce fait important, mais visiblement ils ont méprisé de haut mes explications sur le sujet
          Reprenons Les mouches sont présentées comme "velues", le mot "velu" se retrouve chez Leconte de Lisle, volontiers à la césure tout comme "vêtu"), elles sont "éclatantes", elles s'affairent au milieu des "puanteurs" Nous associons tous spontanément les mouches à la saleté et à des risques sanitaires, encore que cette idée peut se perdre de vue dans le confort citadin, mais Rimbaud écrit lui au XIXème siècle, et dans tous les cas il détaille ces mouches de manière à ce que personne ne s'y méprenne On comprend dès lors la liaison avec les "golfes d'ombre" Tout comme dans la poésie d'Hugo riche de paradoxes et d'antithèses, Rimbaud veut montrer que derrière la vision sombre et horrible il y a une poésie, un retournement qui s'opère Il appartient à la sensibilité littéraire d'anticiper cela Et cette image s'accompagne encore de trois autres mots clefs "corset", "bombinent" et "cruelles" qui eux ne se contentent pas de préciser à quelles mouches nous avons affaire Ajoutons le mot "puanteurs" qui excède la simple idée de décrire des mouches dans un milieu malodorant Le mot "corset" appliqué à une mouche est une corruption sensible du mot "corselet" Ce terme crée une dimension érotique paradoxale qui confirme encore une fois que nous avons dit vrai au sujet de la succession du noir au blanc, au sujet donc de la valeur poétique enfouie du noir Les "puanteurs cruelles" évoquent l'idée d'un cadavre, voire même d'un charnier
          Ici, les rimbaldiens s'empressent de citer Une charogne, mais les intentions critiques ne sont pas très claires, à part communier dans le consensus que Baudelaire est le poète préféré des intellectuels et des universitaires, de beaucoup d'écrivains et poètes mêmes, qu'il fait plus sérieux qu'Hugo, que Rimbaud l'a traité de"vrai dieu" (dans une pièce montée qui tourne en raillerie, mais ça on refuse de le voir), qu'il faut des rapprochements pour justifier la filiation Baudelaire-Rimbaud, etc Les descriptions répugnantes n'ont pas attendu Baudelaire malgré tout Les contre-blasons et les Vénus laides existaient dans la poésie du XVIème siècle (du Bellay, etc), et si ce n'est que la femme décrite est bien vivante, à tout prendre, Vénus Anadyomène est beaucoup plus proche d'Une charogne dans la manière que ces vers de Voyelles Qui plus est, le poème Une charogne semble soumis aux aléas des conceptions théoriques : certains pensent qu'il est métaphysique, d'autres qu'il s'agit de gros sel, d'autres qu'il veut choquer Personnellement, je n'arrive même pas à contenir Une charogne dans l'idée d'un carpe diem inversé ou d'une variation sur la danse macabre Ce que je remarque, c'est un dispositif scénique Dans la poésie amoureuse, la femme parée de toutes les beautés est le centre de toute l'attention et ici l'attention bascule sur une femme devenue charogne, mais en présence de la femme parée de toute beauté qui est prise à témoin Cette implication est capitale, car c'est une idée forte que de songer que la charogne a une telle présence qu'elle peut imposer sa fascination par-dessus la fascinante beauté de la femme aimée, et le poète joue ici à empêcher que le regard se détourne, et c'est à ce niveau-là, mais ce niveau-là seulement que figure du gros sel dans le propos tout-à-fait sérieux du poème Et ce que Baudelaire impose très clairement à l'aimée c'est la conscience du squelette, de la danse macabre que nous jouons sur terre, et le poème se ponctue par une pointe sadique, mais une pointe sadique d'aliéné, d'où la très belle intensité et figuration d'un paradoxe : "dites à la vermine Qui vous mangera de baisers, Que j'ai gardé la forme et l'essence divine De mes amours décomposés!" Cela est magnifique, mais n'a rien à voir avec le sonnet de Rimbaud, pas grand-chose, malgré les mentions "mouches" ou "puanteurs cruelles" La poésie du XIXème est celle des alliances de mots "Belle hideusement" est d'époque dans Vénus Anadyomène, le siècle où la poésie peut jaillir du laid et du grotesque depuis au moins la préface de Cromwell par Victor Hugo, etc Une description déplaisante de corps morts ou mourants, ce n'est pas un sujet neuf en Littérature, ni dans la poésie (Châtiments, Légende des siècles), et cela ne peut pas l'être L'amour, la mort, on a compris
       Restons au plan de l'image de Voyelles Les puanteurs sont qualifiées de "cruelles", ce qui soulève l'idée d'une connotation morale rendant plus insupportable encore le charnier Il y a aussi le rapprochement étonnant des termes "éclatantes" et "bombinent" Le premier fait entendre "éclats" qui a tout-à-fait sa place dans une image sur le thème de la décomposition des corps, mais le second "bombinent" est un mot inédit Nous lui connaissons un second emploi dans Les Mains de Jeanne-Marie du même auteur Rimbaud Mais au-delà où avons-nous déjà rencontré ce verbe qui semble un latinisme? Le sens est facile à cerner, ce verbe décrit le vol tournoyant et bruyant des mouches, c'est un équivalent de "bourdonnent", mais sa forme est étonnante, il contient le mot "bombe" qui fait écho à "éclats", voilà qui est assez remarquable, car on ne peut en aucun cas se réfugier derrière la banalité d'emploi de ce verbe, puisque nous n'en connaissons que les deux occurrences dans deux poèmes de Rimbaud Il faut bien que ce mot soit choisi à dessein et, même s'il est question tantôt de diptères, tantôt de mouches, il est difficile de faire fi de son enveloppe acoustique "bomb" Nous sommes en présence d'un charnier et nous entendons "éclats" et "bombes" dans "éclatantes" et "bombinent" A l'image de mouches dans un charnier se superpose l'image des raisons du charnier, des images de guerre, ce qui s'appelait très précisément les "éclats d'artillerie" Et quand on sait que le poème a été composé peu de temps après la semaine sanglante, et que ce soit à la fin de 1871 ou au début de 1872, pendant le procès des communards, nous avons déjà une possibilité claire, nette et précise de rattacher ce poème à une perspective historique
         Il y aura toujours le lecteur pour qui "bombinent" n'est qu'un mot un peu précieux et recherché pour parler du vol des mouches ou des diptères Il est clair que ce sont ces petits êtres qui bombinent, les lecteurs tendent à vouloir s'arrêter à cela, ils ont bien trop peur de surinterpréter Il n'en reste pas moins que les "puanteurs cruelles" désignent un charnier et que l'autre poème où figure le verbe "bombinent" est explicitement un hommage à la Commune Et même en minimisant l'idée de lire le poème en fonction de l'actualité communarde, le discours de Voyelles ne se négocie pas quand il met en relation un charnier et des golfes d'ombre comme expressions d'un commencement "A noir"qui promet un "E blanc", ce qui impose de méditer la poésie du charnier

A suivre
















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