mardi 15 octobre 2013

I rouge

I, pourpres, sang craché, rire des lèvres belles
Dans la colère ou les ivresses pénitentes ;
Pour beaucoup de rimbaldiens, ces deux vers sont l'expression de l'érotisme du faune, avec du rire et du sang, de la beauté féminine et de la colère, des lèvres et de l'ivresse. Cela a même inspiré une théorie meschonnicienne du "I synthétisé rouge" à Bruno Claisse dans un de ses rares articles ne portant pas sur un poème en prose des Illuminations. Yves Reboul pense qu'il s'agit d'un couplet sur la passion romantique avec pour chute la phtisie. Tout cela est bien joli, quoiqu'un peu vague, mais il y manque une explication du mot "pénitentes" pour qualifier des "ivresses". Il y manque aussi une meilleure intégration du mot "pourpre" ou pluriel "pourpres" selon les versions manuscrites. Je ne constate pour ma part aucune présence de la phtisie dans la chute de ces deux vers, ni nulle part dans ces deux vers. Et le lien du "sang craché" à l'érotisme ou à la passion romantique n'est désespérément pas premier dans mon cerveau. La colère ne me paraît pas non plus indiqué, le pluriel "colères" serait beaucoup plus drôle pour évoquer l'amour. En fait, toute ces thèses sur la passion romantique ou sur la sensualité faunesque se contentent d'extrapoler à partir de l'expression "rire des lèvres belles". Il y a bien un érotisme dans ce quatrain, un érotisme qui fait rimer la femme et la fleur : "frissons d'ombelles" et "rire des lèvres belles". Mais je note surtout la liaisons "rois blancs" et "pourpre(s)" que je peux doubler d'une symétrie de construction entre "Lances des glaciers fiers" et "rire des lèvres belles". Du coup, ce qui s'impose à mon esprit, c'est la pourpre comme signe de pouvoir, de puissance, d'imperium. Cela entraîne une lecture assez naturelle des expressions "sang craché" et "colère". Il s'agitde verser son sang pour une cause et de révolte, et à cela l'érotisme répond par l'adhésion d'un rire franc des femmes dont les lèvres précisément sont belles par l'adhésion féminine qu'elles formulent. Enfin, j'en viens à ces "ivresses pénitentes". Le discours de Verlaine qui introduit Voyelles dans Les Poètes maudits signale à notre attention que le Rimbaud "première manière" joue peu des césures libertines. Cela est nettement le cas dans Voyelles. L'unique césure foncièrement libertine du poème tombe précisément au vers 8, le dernier du second quatrain, et détache très nettement cette expression curieuse "ivresses pénitentes" qui n'a pas su pourtant retenir l'attention des commentateurs. Le glissement à la césure se fait après l'article défini "les" et donne un relief suspensif final au syntagme "ivresses pénitentes".

Dans la colère ou les + ivresses pénitentes ;

Telle est la césure la plus osée du poème, césure qui s'est banalisée depuis une quinzaine d'années chez les poètes parnassiens.

On comprend bien tout le potentiel du mot "ivresses". Le mot "vapeurs", est-ce les vapeurs du jour, du train ou de l'alcool? Pour moi, c'est d'abord les vapeurs du jour, je l'ai clairement montré, et je n'irai pas rechercher ici la lecture ingénieuse.
Mais, le mot "pénitentes" nous conduit sur le terrain du religieux, religieux que Rimbaud n'envisage certainement pas dans l'ordre chrétien des choses.
Surtout, nous avons affaire à une alliance de mots, ce qui veut dire que les termes "ivresses" et "pénitentes" qui, en principe, se repoussent, sont associés. L'un qualifie l'autre.
Le mot "pénitentes" n'est pas synonyme de "pénibles", il donne à ces ivresses une dimension sacrificielle, on songe au "sang craché", et nous sentons même avec la proximité des images du "A noir" qu'elles se dégagent d'un martyre.
Il est tout de même frappant de constater que le mot "colère" est employé sans aucune forme de limite donnée par un adjectif ou un complément du nom à sa portée de sens. Le mot a un caractère tranchant, absolu. C'est précisément le cas, mais au pluriel, dans un vers de Paris se repeuple, poème où il est question de l'ivresse versaillaise. Un des titres du poème sur la version la plus longue qui ait été imprimée est même L'Orgie parisienne. Ce poème est une réplique après la semaine sanglante aux accusations dans la presse qui assimilent les communards à des ivrognes. Et il s'agit notamment d'une réponse à un article de Paul de Saint-Victor L'Orgie rouge. C'est ainsi que Paul de Saint-Victor a baptisé la Commune dans un article publié à la fois dans Le Monde illustré et dans Le Moniteur universel au début du mois de juin 1871, dans les journaux mêmes où François Coppée va publier de suite après plusieurs de ses poèmes et nouvelles ciblés dans l'Album zutique : Promenades et intérieurs, poèmes du futur recueil des Humbles, nouvelle Ce qu'on prend pour une vocation et d'autres.
Le "I rouge" qui vire au "pourpre" est celui des "ivresses pénitentes", celui de "la colère", comme dans Paris se repeuple la ville a dansé "si fort dans les colères". Et ce n'est pas tout, la postposition originale de l'adjectif "belles" dans "rire des lèvres belles" est pratiquée précisément dans L'Orgie parisienne ou Paris se repeuple : "cité belle" au vers 4 (variante religieuse "cité sainte" dans l'autre version du poème).
Plusieurs éléments montrent qu'il est question de guerre de révolte dans le "I rouge" et pas du tout d'amours romantiques masochistes et tourmentés entre hommes et femmes ou entre faunes et femmes.
Ce qui ressort de la rencontre des mots dans les vers 7 et 8 de Voyelles, ce n'est pas le thème de l'amour, mais celui de la souffrance au combat : "pourpre", "ivresses pénitentes", "colère" et "sang craché". Le syntagme "ivresses pénitentes" signifie un dévouement enivrant qui va au sacrifice de soi, et le "sang craché" en est la manifestation physique. Au moment de composition de Voyelles, fin de l'année 1871 ou début de l'année 1872, Rimbaud compose également un autre poème Les Mains de Jeanne-Marie qui partage avec Voyelles l'emploi du mot "bombinent", et cela parce que nous sommes en plein procès de pétroleuses traitées comme des viragos, des guenons sans féminité et qu'il veut leur rendre hommage.
Tout le poème est conçu comme une montée d'un charnier noir au jour charmant de l'aube jusqu'à ces "ivresses pénitentes" qui sont le fin mot et des deux premiers quatrains, et de la série blanc noir rouge et de l'unité royale d'un second quatrain qui passe des "rois blancs" aux "pourpres", et dans la version finale Rimbaud opte pour la dissémination plurielle, il passe de "pourpre" à "pourpres", ce qui engage plus une collectivité dans la prise en compte de tous. Les passerelles sensibles de ces mots avec Paris se repeuple ne peuvent que conforter la lecture littérale de révolte guerrière, et non une lecture dérivée qui croit voir traiter par une série de métaphores une lointaine esquisse ou ébauche décousue et étrange de thèmes amoureux et érotiques. J'irai même jusqu'à dire que le texte ne dit même pas que les "lèvres" sont celles de "femmes". Ce que célèbre Rimbaud, c'est la beauté des voix libres qui affrontent le danger.

Et le style de ces vers de Voyelles a la même touche exaltée que celui de Paris se repeuple, quand la ville est célébrée avec le même recours au mot "colère(s)". Le mot est au pluriel cette fois, mais aucun complément du nom, aucun adjectif ne le précise ou nuance non plus. Citons ce texte, je commence par le vers 4 pour la postposition de l'adjectif "belles", je continue avec le quatrain des "bouches de puanteurs" qui traitent de l'ivresse du repeuplement Parisien par le parti versaillais. Quatrain qui impose un rapprochement évident avec Voyelles par sa mention "puanteurs", ses "bouches" et même son tour ramassé "bouches de puanteurs"! Je poursuis par la longue description de Paris où brille le mot "colères" à la rime, où s'observe aussi l'alliance "remagnétisé" et "peines" qui fait d'autant plus écho à "ivresses pénitentes" que "peines" et "pénitentes" sont de la même famille de mots et visent à la même idée. Dois-je préciser que le vers suivant est d'ivresse : "Tu rebois donc la vie effroyable". Suit encore le verbe "Sourdre" de Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs et Après le Déluge, et pour une image étonnante où les vers livides sont substituts de la "Rime" nommée dans le poème envoyé à Banville. Tout ce passage de Paris peut faire songer à la poésie du temps des guerres de religion (Ronsard, Aubigné) et c'est aussi surtout l'image dégoûtante de Paris retournée en beauté, le basculement du "A noir" en "E blanc" dans la vision superbe du "I rouge". Tout est là, tout est dit! L'ulcère est dit "puant", ce qui maintient encore une fois un lien direct aux "puanteurs cruelles" du vers 4 de Voyelles. L'oeuvre qui bout fait écho à l'alchimie du vers 11 et aux "naissances latentes" du vers 2. Et un seul quatrain concentre les mots "suprême" "clairon" et "strideurs" du vers 12 de Voyelles, ce sur quoi nous reviendrons. Il est question de la poésie dans cette réunion de mot et du martyre de Paris aux "prunelles claires". Citez-les les poèmes de Rimbaud où "sang craché", "ivresses pénitentes", "colère" s'inscrivent dans un traitement de la passion romantique ou de l'érotisme faunesque, parce que, face à ce qui suit, il va falloir solidement argumenter cette fois. Et dans ce qui suit, vous relèverez encore la mention "fauve renouveau". Car il est intéressant de noter les liens sous-jacents entre ces sources. J'ai déjà fait observer que Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs, dans des vers qui intéressaient la compréhension de Voyelles, offrait aussi des passerelles avec Le Bateau ivre : nous observions la reprise de deux mots à la rime "hystéries"::"Maries" dans le couple, cette fois non rimé, "hystérique" et "Maries", avec une même intention antireligieuse, blasphématoire. A proximité étaient d'ailleurs les "papillons électriques", qui ne sont pas sans faire songer à ceux de Comédie de la soif et au "papillon de mai" du Bateau ivre. Le "fauve renouveau" laisse entendre les "fauvettes de mai" dans une rime du poème Les Corbeaux qui est une réécriture de la rime "papillon de mai"::"crépuscule embaumé" du Bateau ivre : "Mât perdu dans le soir charmé":: "fauvettes de mai". Il annonce aussi les emplois insistants de l'adjectif "nouveau" dans des poèmes tels que Being Beauteous et A une Raison où la religion chrétienne est congédiée au profit d'une divinité féminine guerrière (A une Raison) et "remagnétisé pour les énormes peines" (Being Beauteous)
Et finissons par une citation biblique à l'intention des lecteurs de Rimbaud :
"Ils ont des yeux pour voir et ne veulent pas voir, des oreilles pour entendre et ne veulent pas entendre!"

[...]
Voilà la Cité belle assise à l'occident !

[...]

Ô coeurs de saleté, Bouches épouvantables
Fonctionnez plus fort, bouches de puanteurs !
Un vin pour ces torpeurs ignobles, sur ces tables...
Vos ventres sont fondus de honte, ô Vainqueurs!

[...]

Quant tes pieds ont dansé si fort dans les colères,
Paris ! quand tu reçus tant de coups de couteau,
Quand tu gis, retenant dans tes prunelles claires,
Un peu de la bonté du fauve renouveau,

Ô cité douloureuse, ô cité quasi morte,
La tête et les deux seins jetés vers l'Avenir
Ouvrant sur ta pâleur ses milliards de portes,
Cité que le Passé sombre pourrait bénir :

Corps remagnétisé pour les énormes peines,
Tu rebois donc la vie effroyable ! tu sens
Sourdre le flux des vers livides en tes veines,
Et sur ton clair amour rôder les doigts glaçants !

[...]

Quoique ce soit affreux de te revoir couverte
Ainsi ! quoiqu'on n'ait fait jamais d'une cité
Ulcère plus puant à la Nature verte,
Le Poète te dit : "Splendide est ta beauté !"

L'orage t'a sacré* suprême poésie ;
L'immense remuement des forces te secourt ;
Ton oeuvre bout, ta mort gronde, Cité choisie !
Amasse les strideurs au coeur du clairon lourd (ou "sourd" variante ou leçon de l'autre version)

[...]
* (leçon erronée des éditions: "L'orage a sacré ta suprême poésie" qui vient d'une initiative avortée et au crayon de l'éditeur sur les seules épreuves pour éviter la licence "sacré" pour "sacrée")

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