mercredi 9 octobre 2013

Dossier du mois : Le sens du sonnet Voyelles (2)

Le mystère du poème intitulé Voyelles tient en 14 vers
L'essentiel de la recherche critique s'est concentrée sur les seuls deux premiers vers, alors même qu'ils n'offraient pas les conditions suffisantes pour révéler le propos de Rimbaud

L'essentiel pour comprendre le sens de Voyelles se joue dans les 12 autres vers seulement

Ceci dit, nous allons commencer par une mise au point sur ce commencement du poème, il met en place un cadre métaphorique qu'il n'est pas si compliqué d'admettre pour ce qu'il est

[Remarque préalable : à moins d'une utilisation laborieuse de la fonction copier/coller, il va m'être difficile de placer les points et les points-virgules dans mon article (mais je pourrai y revenir plus tard), la touche ne fonctionne plus sur mon clavier Et du coup, je copie/colle la transcription du sonnet du site d'Alain Bardel]

Voyelles
 
A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu : voyelles,
Je dirai quelque jour vos naissances latentes :
A, noir corset velu des mouches éclatantes
Qui bombinent autour des puanteurs cruelles,

Golfes d'ombre ; E, candeurs des vapeurs et des tentes,
Lances des glaciers fiers, rois blancs, frissons d'ombelles ;
I, pourpres, sang craché, rire des lèvres belles
Dans la colère ou les ivresses pénitentes ;

U, cycles, vibrements divins des mers virides,
Paix des pâtis semés d'animaux, paix des rides
Que l'alchimie imprime aux grands fronts studieux ;

O, suprême Clairon plein des strideurs étranges,
Silences traversés des Mondes et des Anges :
Ô l'Oméga, rayon violet de Ses Yeux !

Je prends donc les deux premiers vers :

Voyelles
 
A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu : voyelles,
Je dirai quelque jour vos naissances latentes :

Certains commentaires prétendent que Rimbaud se contredit au vers 2 puisque le double point serait suivi justement de ce discours sur les naissances latentes, je préfère plus calmement considérer que "dire les naissances latentes" ne doit pas se confondre avec l'amplification sur douze vers des associations d'images (et d'idées) qui reprend l'apposition initiale
Il s'agit d'un sonnet de célébration annonçant une déclaration à faire sur les origines des voyelles, et non d'un sonnet exposant une thèse sur ces naissances
Cela semble évident, mais je suis bien obligé de le dire, puisqu'on parle parfois de ce sonnet comme d'une théorie

Nous avons cinq associations d'une voyelle à une couleur, et les voyelles ont la primauté à cause du titre
Rimbaud ne s'intéresse pas aux voyelles en tant que phonèmes (sons comme on dit couramment) : "a", "é", "è", "e", "i", "o", "u", "on", "an", "in", "un", "oeu" (comme dans "oeuf", "peur"), "eu" (comme dans "bleu"), "ou", "au" (pardonnez le non recours à l'aphabet phonétique, je pense que tout le monde ne le maîtrise pas forcément)
Non seulement Rimbaud n'en fait pas le relevé exhaustif pour la seule langue française, mais l'idée d'un relevé exhaustif des voyelles n'est même pas pertinent en soi
Surtout, une solution claire s'impose Rimbaud prend les cinq voyelles au sens graphique, celles qui figurent dans l'alphabet, à l'exclusion du "Y" qui aurait pris la place de deux syllabes dans son sonnet et entraîné une redondance cocasse avec le "i": "i" plus loin "i grec", cela était peu viable poétiquement
Mais, peu importe, la tradition de cataloguer le "Y" comme voyelle n'est pas si ancienne que cela et la tradition concurrente de ne compter que la série AEIOU est banale et évidente dans le cas du sonnet de Rimbaud
Bien sûr, on peut remarquer que, du coup, le sonnet se ponctue par un mot final dont l'initiale est un "Y" La copie de Verlaine, pour laquelle je ne partage pas du tout les avis de la notice d'André Guyaux dans l'édition de la Pléiade de 2009 où, sans preuve, Verlaine est supposé avoir pris des initiatives en fait de ponctuation, etc, donc la copie de Verlaine ne présente pas de "y" majuscule au dernier mot, mais Rimbaud a rajouté plusieurs majuscules à sa transcription autographe en incluant le cas du mot final "Yeux" Du coup, on voit apparaître la sixième voyelle de l'alphabet et on pourrait même s'amuser à dire que si on ne la prononce pas on la voit avec les "Yeux"
Non, franchement, je ne crois pas que cela ait une quelconque importance, c'est du détail, coïncidence ou pas, j'ai des choses plus intéressantes à traiter
Tout ce qui compte, c'est que Rimbaud énumère les lettres voyelles de l'alphabet, ce qui permet de songer à la notion d'alphabet qui n'est pas innocente, puisqu'elle implique l'idée d'un langage du monde et puisque les voyelles, libres émissions dans l'air par opposition aux consonnes, associe encore la liberté à cette idée d'un sens ultime à percer dans la vision de ces voyelles
Rimbaud s'inscrit alors dans la continuité de prédécesseurs, à commencer par Victor Hugo
La métaphore de l'alphabet-lumière est partout dans les recueils de Victor Hugo, et tout particulièrement dans Les Contemplations Cette métaphore est centrale dans des recueils politiques comme Châtiments et la première série de La Légende des siècles (les deux autres séries étant postérieures à la composition du sonnet Voyelles)

Une citation, parmi des milliers qui peuvent être exploitées comme témoignages, suffira, je cite ce vers du poème A propos d'Horace (Les Contemplations), car il est concis et clair :

"O Nature, alphabet des grandes lettres d'ombre !"

Ceci est un apport fondamental de mon étude de 2003, enfin je continue à le croire, bien que je sois superbement daubé par la communauté des rimbaldiens qui aiment publier entre gens reconnus ou au moins bien gentils entre eux

Rimbaud parle sans arrêt de la "liberté libre", de la "Nature" Tout se tient et il n'y a là rien de bien compliqué à comprendre dans son emploi métaphorique de la notion de "voyelles", à condition seulement de voir qu'est impliquée la notion d'alphabet à la manière de Victor Hugo par exemple

J'observe aussi la présence à la rime, précisément à la fin du second vers de cette introduction clef du poème, du mot "latentes", sachant que plus loin apparaîtra le mot "alchimie"
Le terme "latentes" fait bien sûr partie du champ lexical de l'alchimie pour parler un langage bien scolaire et je me permets de faire remarquer que la présentation ésotérique du poème est explicite au vu de la simple mention claire, nette, précise et sans appel "alchimie" Ajoutons sans que cela ne soit aisé à établir que la succession "noir", "blanc", "rouge" tend à coïncider avec les phases de réalisation du Grand Oeuvre en alchimie, à ceci près qu'il manque une autre phase "jaune", laquelle est parfois occultée (pardon du jeu de mots) par les adeptes de considérations alchimiques
Le poème n'est pas ésotérique et il est certain qu'expliquer Voyelles à un amateur borné des sciences occultes c'est aussi vain que d'expliquer ce même sonnet à son chien ou à son chat, mais, en réagissant contre les lectures des illuminés et déboussolés, il faut quand même prendre garde à ne pas jeter le bébé avec l'eau du bain, d'autant que, sur un simple plan littéraire ou poétique, rien n'empêche les éléments métaphoriques pointant l'ésotérisme d'être plus ou moins prégnants Il vaut mieux ici laisser de côté les a priori Nous sommes tous d'accord, les écrits de Jacques Gengoux sur ce qu'il croit le système symbolique ésotérique de la poésie rimbaldienne sont incompréhensibles et même faciles à réfuter étant donné leurs contradictions et leur extrême absence de logique, surtout quand est envisagée l'évolution d'une oeuvre dans le temps Je n'ai jamais compris comment tout le système pouvait être dans le premier poème sans empêcher que Rimbaud n'évoluât ou comment les imperfections du système dans les premiers poèmes dessinaient des degrés clairs et limpides dans la progression pas à pas de Rimbaud Allez lire les livres de Gengoux pour comprendre de quoi je m'étonne, moi ça me fatigue et je reviens à Rimbaud qui seul m'intéresse ici

Se poser la question de l'origine de l'univers ou de son existence à l'aide d'un substrat d'expressions ésotériques, cela n'a rien de déroutant dans le domaine de la poésie

Evidemment, le choix de cinq voyelles est une contingence, Rimbaud hérite du nombre de lettres voyelles de l'alphabet et il compose avec ce fait

La contingence est d'autant plus évidente que Rimbaud a interverti l'ordre de succession du O et du U, pour placer le O à la fin de la série, préparant son assimilation au "Oméga" de l'alphabet grec qui, d'ailleurs, n'a pas la forme "O" et qui s'oppose au "o micron"
L'allusion au "Oméga" confirme deux choses, l'importance de la notion d'alphabet et l'importance d'une revue qui va d'un début à une fin par l'allusion à la célèbre de "l'alpha et l'oméga" Nous allons du a alpha au o plus indirectement rattaché à la lettre "oméga", sauf que la fin du poème offre le parallèle de manière explicite : "O l'Oméga"

On appréciera maintenant le fait de s'en tenir aux deux premiers vers dans ce premier temps de notre approche Dans la suite du poème, les lettres sont associées à des images et il se trouve que les commentaires ont voulu très souvent expliquer les images par la forme graphique des voyelles Au moins, dans le premier vers, l'association de voyelle à couleur exclut une telle approche La question des rapprochements formels ne se pose pas
Rimbaud a retenu cinq couleurs, ce qui vient de ce qu'il y a cinq voyelles
Nous remarquons bien évidemment que le relevé n'est pas exhaustif : le noir, le blanc, le rouge, le vert, le bleu
Pourquoi ces cinq couleurs? Ce n'est pas une énumération des couleurs de l'arc-en-ciel, du prisme solaire, c'est d'abord le contraste noir et blanc, et puis trois couleurs bleu, rouge, vert dont on peut supposer qu'elles servent à former le tout des couleurs en liaison avec le noir et le blanc
Ce système existe bel et bien, il a été théorisé au début du dix-neuvième siècle, il s'agit de la trichromie additive Nous connaissons pratiquement exclusivement la trichromie soustractive du bleu, du rouge et du jaune, ce qui a visiblement bloqué la compréhension du premier vers de Voyelles

La question de savoir, pourquoi le noir avec le A et le blanc avec le E, n'est sans doute pas en soi pertinente Elle a obnubilé les amateurs de Rimbaud
Les solutions sont dans le recul de l'esprit, dans le travail de notre esprit de synthèse : la lucidité, c'est de voir que de tels appariements associent l'idée métaphorique d'alphabet comme clef du sens de l'univers aux jeux de la lumière (avec inclusion paradoxale de son absence dans le "noir")

Le langage est dans la vision, métaphore évidente pour un poète qui se veut "voyant", visionnaire si vous préférez

D'un côté, le contraste du noir et du blanc, de l'autre, la série rouge vert  bleu

Cette bipartition est intéressante à noter et elle vaut pour l'analyse des douze vers suivants

Du vers 3 au vers 6, les échanges du blanc et du noir passent au milieu du vers 5 :


Golfes d'ombre ; E, candeurs des vapeurs et des tentes,

avec ce choix du recueillement dans l'ombre avant le jaillissement du blanc, ce qui, pour tout esprit un peu porté à la poésie, impose deux rapprochements : d'une part, l'ombre d'où jaillit la lumière, c'est un cliché hugolien, d'autre part, le blanc jaillissant du noir suggère l'image de l'aube, ce sur quoi joue volontiers le cliché hugolien bien évidemment
C'est la seule fois où au milieu d'un vers nous passons d'une voyelle à l'autre dans le déroulement des vers 3 à 14 du sonnet
Là encore, j'ai apporté de telles mises au point dans mon article de 2003 L'article d'Yves Reboul qui s'intéresse sur ce point à la filiation hugolienne est nettement postérieur
 Dans la foulée, nous observons que les deux vers du "I rouge" occupent une place centrale, les vers 7 et 8, ceux-ci étant précédés de six vers et suivis de six autres
Le couple noir / blanc se situe dans les six premiers vers avec les deux vers introductifs et on observe alors que la bipartition apparente rouge vert bleu ne doit pas cacher une autre symétrie remarquable, puisque le "u" et le "o" ont chacun leur tercet
On peut même se montrer plus méticuleux, le "I rouge" est à la césure dans le premier vers, séparant deux couples précis : d'un côté "A noir, E blanc", de l'autre "U vert, O bleu" Comme le A et le E sont associés aux deux vers introductifs, il peut ne pas être anodin que dans le second hémistiche du premier vers, c'est le U et le O qui font corps avec la reprise "voyelles" Ou bien on peut remarquer que les trois lettres des quatrains sont dans le premier hémistiche du premier vers, et les deux lettres des tercets dans le second Nous pouvons appeler cela pinailler Mais, ce qu'il est important de voir en tout cas, c'est que la bipartition évidente "noir blanc" "rouge vert bleu" laisse apercevoir une nouvelle subdivision qui met au centre, comme un pivot, le "I rouge" et qui accentue l'idée d'un couple du "U vert" et du "O bleu" L'idée d'une progression "noir blanc rouge" se dessine également, avec effet culminant du rouge avant les amplifications nouvelles du vert et du bleu
Si j'anticipe, cela permet aussi de ne pas chercher à expliquer : pourquoi le I est rouge ?, en se concentrant sur le seul premier vers, et sur le fait cru de la seule association des deux mots "I rouge"
Raisonner dans l'absolu là-dessus est stérile Il faut chercher les règles d'organisation du poème, pas trouver un absolu dans chaque formule
Les liaisons sont contingentes Rimbaud a voulu que le commencement soit noir, donc il a associé le A au noir, il a voulu que le second temps soit blanc comme l'aube, il a associé le E seconde voyelle de l'alphabet au blanc, et la succession du noir et du blanc lui permet l'expression d'une poésie d'éveil du jour et de contraste, contraste redoublé par les tensions entre des mots comme "cruelles" et "candeurs"
C'est comme cela qu'il faut raisonner pour éclairer le sens de Voyelles et de ses associations
Il n'y a bien sûr là aucune association essentielle et si Rimbaud avait voulu donner un caractère canonique il se serait expliqué, et en tout cas en poésie ça ne voudrait que par un discours explicite, le A est noir parce que ou il s'impose que le A est noir
N'allons pas chercher à imposer ce que le texte n'impose pas, ne dit pas
Ne dit pas !
On me répliquera: "si!" Le premier vers dit ce qu'il dit
Oui, mais pas comme un absolu, et preuve en est que dans la suite du poème le "rouge" se précise en "pourpre(s)" et le bleu se corrompt en "violet", tandis que le "blanc" du moins dans la version autographe se définit moralement comme pureté, "candeurs" Le vert tend lui aussi à la connotation avec l'emploi botanique "virides" à la rime
C'est dans l'étude attentive des douze autres vers que nous allons maintenant cerner son propos Nous ne voyons pour l'instant que son enveloppe métaphorique et le second vers "Je dirai quelque jour" nous fait savoir que le poète pourrait très bien nous raconter les naissances de cet alphabet de couleurs, qu'il serait en mesure de le faire Il remet le projet à plus tard Ici, son propos est autre, et le premier vers n'est pas suffisant pour le cerner C'est dans les images associées aux voyelles que nous allons comprendre de quoi parle Rimbaud

Tout ce qui précède montre assez que vous n'aurez pas meilleur guide que moi pour vous orienter dans la lecture de Voyelles

A suivre













 




















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