lundi 18 mars 2024

Annonce de deux articles

Bon, dans une époque de sombres crétins, je mets encore des articles en ligne où j'étudie la poésie.
J'ai aussi des doutes sur mes lecteurs. Les deux articles "Le Voyage mental" ont eu moins de succès que les articles "trois erreurs d'approche d'un tel", etc. L'article sur le schéma narratif avec son titre qui fait réfléchir est dans la même impasse.
A part ça, j'ai étudié de près deux article sur Une saison en enfer. J'exploite le livre Lectures des Poésies et d'Une saison en enfer de Rimbaud, dirigé par Murphy et paru aux Presses Universitaires, en 2009.
Un de mes articles y figure. Il est excellent, malgré une partie centrale à corriger sur le poison et Nuit de l'enfer, et encore c'est instructif. Il y a d'ailleurs dans ce volume collectif l'article de Laurent Zimmermann sur le poison qui tout en se maintenant dans une thèse erronée remet bien en cause la thèse du poison baptême ou conversion. Il y a l'article de Pierre Laforgue sur les "damnés de la terre". Et puis, il y a l'article d'Henri Scepi : "Logique de la damnation", dont je vais prochainement rendre compte. Cela fait au moins quatre articles de référence. J'ai laissé mon livre dans une autre pièce, donc je ne sais plus ce que je peux citer d'autre comme bons articles précisément dans ce volume-là, lequel volume n'a que la moitié de ses articles consacrés à Une saison en enfer. Mais, bref, c'est un ouvrage de référence. Puis, il y a un article dont je vais rendre compte, celui de Vincent Vivès sur "l'usage des intensités". Je vais le décortiquer, parce que c'est un article complètement lunaire sous une apparence sérieuse. Le propos tenu se développe de manière suivie et nourrie, comme si c'était sérieux, sauf que les raisonnements sont pleins de failles et les affirmations impromptues, sans aucune justification, créent une patine qui endort efficacement la vigilance, encore que ça reste une lecture très floue malgré tout. Puis, j'ai une super idée qui m'est venue. Le critique littéraire peut jouer aux écrivains qui a des traits de plume, des saillies d'esprit, en rédigeant un article d'étude littéraire. Et il y a une sorte de légitimité qui lui est spontanément accordée, puisqu'il vaut mieux que le critique littéraire sache un tant soit peu lui-même pratiquer la rhétorique et les tours stylistiques des bons écrivains, cela va donner une impression de maîtrise du domaine, si pas du sujet. Puis, si les gens comme moi contestent, on va se retrouver avec l'éternelle blague : quand c'est un poète qui le fait, c'est bien, quand c'est un critique, c'est mal. Je vais donc essayer de montrer que le critique littéraire ne fait pas la même chose qu'un grand écrivain en dépit des apparences. Je vais faire éclater la bulle. Je vois à peu près ce que je dois faire et l'article de Vivès va me servir de galop d'essai, pour après faire quelque chose de plus d'ampleur. Puis, je vais épingler aussi des analyses biaisées. Pour "ça ne veut pas rien dire", Vivès prétend que le sens ne saurait être : "ça veut dire quelque chose", car c'est la double négation qu'il faut commenter, et il part dans une analyse étymologique : "rien" vient du latin res, rem, ce dont on se contrefiche bien pas mal ici, et il finit par ne garder que ce qui est en-dehors de la double négation (drôle de façon de la considérer comme importante) pour retenir "ça veut dire", et là il part dans le vouloir-dire hors-sens des intensités.
Je vais mettre un peu de temps à rédiger l'article, mais bon je pense qu'il est grand temps de s'attaquer à cette façon d'écrire et de penser.
Pour "ça ne veut pas rien dire", la double négation s'explique tout simplement par l'idée qu'un propos peut en rapporter un autre. Le professeur dirait : "ça ne veut rien dire", le poète dit : "non", et au lieu d'écrire ça en plusieurs phrases, il envoie à la tête du phrase : "ça ne veut pas rien dire." Autrement dit, il l'anticipe et ne lui laisse pas le temps de se braquer.
Il faut arrêter les délires interprétatifs, alors que la beauté d'écriture de "ça ne veut pas rien dire" elle est de bon sens dans ce que je viens de préciser.

Pour l'article de Scepi, d'abord, il y a un passage où il dit à peu près ce que je dis : l'histoire est avant tout un récit par les livres d'une histoire officielle avec ses codes, etc. Il cite un peu plus loin les passages sur les souvenirs et met ça en relation avec l'idées des images. Bref, sans s'y confondre, il approche de très près ma propre lecture sur les références nécessairement livresques de l'histoire de France dans "Mauvais sang" et il manque de peu l'élucidation du principe du souvenir.
Il prend aussi le temps de dire que l'enfer n'est pas celui d'Hadès, mais celui de l'axiologie chrétienne, on pourrait croire à une vérité de La Palice, mais ce n'est pas si anodin que ça de le rappeler.
Et puis, il prend pour référence le mythe romantique du damné et il précise que, normalement dans le cadre romantique, le damné, qui est par définition voué au mal, incarne un héroïsme qui va modifier la société et qui va être rédempteur. Et Scepi va un peu développer que le cas est différent dans Une saison en enfer, mais à mon sens Scepi n'a pas pris la pleine mesure du contraste entre le modèle romantique rédempteur et le modèle rimbaldien. En effet, je vais encore travailler l'article, mais même si cet article me plaît, j'ai l'impression que mes raisonnements vont plus loin sur la non-correspondance du modèle au héros d'Une saison en enfer. Donc ce sera un article de compte rendu, mais où je vais profiter d'une idée qu'il met en place pour creuser d'une façon mienne ma propre perception de la fin de la damnation. Je ne vais pas renouveler ma lecture qui est déjà très ferme, mais peut-être que je vais trouver le terrain qui permettra de mieux me faire comprendre auprès du public rimbaldien. Je sens qu'il y a un truc à jouer, donc je vais faire ça dans les jours à venir.
En vérité, j'ai pas mal d'autres boulots en cours, donc ça risque de traîner dix jours, mais j'y attache de l'importance.
A bientôt !

Vos devoirs pendant ce temps : lire les articles récents de ce blog que vous avez négligés, manifester contre l'envoi de troupes françaises en Ukraine, participer à une demande de destitution de Macron, écrire publiquement et massivement des articles contre l'emprise des Etats-Unis et la corruptions des dirigeants et partis politiques des pays de l'Union européenne.
Bye !


samedi 16 mars 2024

Livres en ligne sur les Illuminations !

Je n'entre pas dans le débat s'il faut écrire les Illuminations ou Les Illuminations. Je ne serais pas surpris qu'il faille écrire Les Illuminations, mais j'ai pris l'habitude du titre Illuminations.
En tout cas, je voulais signaler à l'attention que j'ai trouvé deux livres sur Les Illuminations qui peuvent être intégralement consultés sur internet.
Dans la bibliographie des Illuminations, il y a quelques livres de référence qui étudient à fond le sens de différents poèmes, par opposition à d'autre profils d'ouvrages sur Rimbaud et les Illuminations.
Les principaux ouvrages recommandés sont les suivants :

Antoine Fongaro, De la lettre à l'esprit, Pour lire Illuminations, Champion, 2004, ouvrage qui regroupe pas mal de publications d'ouvrages antérieurs parus aux presses universitaires de Toulouse le Mirail : Pour lire Illuminations, "Fraguemants" rimbaldiques, Matériaux pour lire Rimbaud et un quatrième dont le nom m'échappe. En revanche, on perd le volume Segments métriques dans la prose d'Illuminations, ce qui est dommage, même si l'étude était partie sur quelques fondements erronés.

Bruno Claisse, Rimbaud ou le dégagement rêvé, Bibliothèque sauvage, 1990, puis Les Illuminations et l'accession au réel, Classiques Garnier, 2012. Quelques articles n'ont pas été recueillis dans ces deux volumes du même auteur.

Pierre Brunel, Eclats de la violence, Corti, 2004.

Yves Reboul, Rimbaud dans son temps, Classiques Garnier, le volume contient quelques articles sur les poèmes en prose.

Après cela, il faut partir à la pêche aux articles dans différentes revues. On a le livre Duplicités de Rimbaud qui se rapproche à peu près d'une collection d'articles commentant certains poèmes, mais on reste quand même en-deçà de l'effort privilégié de l'élucidation du sens. Il existe aussi un livre que je n'ai jamais eu entre les mains, dont je ne connais même pas la couverture, celui d'Albert Henry : Contributions à la lecture de Rimbaud, il est vrai que je n'en attends pas grand-chose. Et puis, enfin, il y a deux livres, l'un réunissait à titre posthume les articles de Sergio Sacchi et l'autre était une suite d'études inédites d'Antoine Raybaud.
Le livre de Sergio Sacchi, de manière inexplicable, je l'ai téléchargé par hasard au fichier PDF sur internet. Je possédais déjà cet ouvrage, mais il a été détruit, mais c'est après l'avoir téléchargé que je me suis rendu compte de ce ce que c'était. C'est une publication de la Sorbonne, je ne sais pas où je l'ai récupéré, je faisais des opérations à toute vitesse sans faire attention. Je sais que c'est sur le net, et ce n'est pas une version Google books que j'ai.
Sergio Sacchi, Etudes sur les Illuminations de Rimbaud, Presses de la Sorbonne, 2002.

Et puis, on arrive au volume d'Antoine Raybaud. Je n'arrive pas à le télécharger, mais on peut le consulter sur le site Gallica de la BNF. On tourne les pages de sa mise en ligne en fac-similé. Je suis loin d'être convaincu par ce livre qui a fait du bruit parmi les rimbaldiens à sa sortie. On voit bien que personne ne le cite jamais, un quart de siècle plus tard.

mercredi 13 mars 2024

Trois erreurs d'approche de l'essai de Bardel sur Une saison en enfer (éternité, charité et travail)

Je poursuis mon analyse d'Une saison en enfer. C'est vraiment mon affaire de l'année 2023-2024, année au sens scolaire on va dire. Et si j'étais dans les conditions optimales pour le faire, imaginez à quel point nous irions loin.
Je voulais réagir sommairement à trois erreurs d'approche d'Alain Bardel, en identifiant clairement là où le bât blesse, et en dépit des apparences d'une analyse simple de quelques détails cela touche à la compréhension d'ensemble de l'ouvrage rimbaldien.
Le 08 mars 2024, "tout dernièrement" comme dirait l'autre, Bardel a mis en ligne une étude sur le poème "L'Eternité" dont la vente d'un manuscrit a fait du bruit quelques semaines auparavant. Ce qui est frappant, c'est que Bardel étudie ce poème avec le passage en prose qui l'introduit dans Une saison en enfer. Et, ce qui m'a frappé, c'est qu'au lieu de commenter le poème "L'Eternité" comme décrivant une aube, il a ironisé sur cette lecture pour défendre celle d'un couchant.
Nous allons voir ce qu'il en est de la séquence en prose introduisant à la lecture du poème dans "Alchimie du verbe", c'est la raison pour laquelle j'inclus ce point dans mon article, mais je voudrais déjà déclarer mon étonnement en regard du poème en vers lui-même.
Bardel considère donc que son article ponctué de ses remarques personnelles relève du "panorama critique". Il fournit une abondante bibliographie, à l'exclusion bien évidemment de ce que j'ai pu écrire sur internet, cela va de soi. Il ne rassemble que trois lectures fouillées du poème, ce qui est peu, celles de Bernard Meyer, de Christophe Bataillé et d'Antoine Nicolle. Je possède le livre de Bernard Meyer, mais j'ignore tout des deux autres lectures. Bernard Meyer n'est connu que pour ce livre sur Rimbaud paru au milieu des années 1990, auquel il faut ajouter deux ou trois articles d'époque, parus notamment dans la revue Parade sauvage et qui sont des compléments à une étude portant exclusivement sur l'ensemble appelé "Derniers vers". Meyer a le mérite de faire des études méthodiques très poussées et très soignées, mais en se permettant de prendre aucun risque au plan des visées profondes du discours rimbaldien. C'est un excellent livre de mise au point avec des garde-fous, mais on en attend plus d'un commentateur rimbaldien. Puis, il ne maîtrisait pas les questions de forme. Christophe Bataillé a fait pour moi un début assez fracassant avec l'article sur "Roman", ce qui assure à Bataillé d'avoir produit un article de référence sur un poème de Rimbaud. Il est devenu un collaborateur régulier de la revue Parade sauvage. Malheureusement, il n'a plus jamais produit un article aussi marquant que celui sur le poème "Roman" et s'il a fait une thèse sur "Les Déserts de l'amour" je n'ai pas pu la lire et les articles parus depuis par lui ou d'autres ne m'ont pas fait comprendre l'importance de son travail. En fait, parmi les nouveaux rimbaldiens vers le tournant du millénaire, je ne lisais pratiquement que les articles de Christophe Bataillé et Philippe Rocher. Les autres nouveaux rimbaldiens, Frémy compris, ne m'intéressaient pas. Je le dis comme je le pense. Enfin, Antoine Nicolle, est un tout nouveau venu de ces dernières années, je ne le connais pas. Il a fait un article sur "Chant de guerre Parisien", que je n'ai pas eu le temps de lire soigneusement, mais l'ayant lu en diagonale je l'ai trouvé assez costaud.
Maintenant, j'aimerais que sur ces trois lectures-là précisément, Bardel nous dise qui fait une lecture en fonction de l'aube, qui en fonction du couchant. N'ayant pas lu l'article de 2017 de Bataillé, j'ai essayé de repérer cela en lisant les notes rapidement du panorama critique, et je n'ai pas trouvé, j'ai eu l'impression que l'aube était privilégiée, mais sans certitude. L'étude d'Antoine Nicolle n'est jamais citée par Bardel, soit par respect d'une étude à paraître, soit parce qu'il référence un article qu'il n'a pas encore lu. Mais dans son titre Nicolle parle de l'aube sous le mot "alba". Je ne me souviens pas de la lecture de Meyer. Bref, Bardel dresse un panorama critique qu'il accompagne de notes et il anonymise les critiques rimbaldiens qui prétendent lire une aube dans le poème "L'Eternité" pour affirmer que la lecture d'un couchant vaut mieux. Bardel cite aussi les pages consacrées au poème "L'Eternité" par une quantité élevée de rimbaldiens : Jean-Pierre Richard, Margaret Davies, René Etiemble, Yoshikazu Nakaji, Jean-Paul Corsetti, Albert Henry, Jean-Luc Steinmetz, Michel Murat, Antoine Fongaro, Yann Frémy, Alain Vaillant, Alain Bardel lui-même, Suzanne Bernard, Marcel A. Ruff, Pierre Brunel, Steve Murphy, André Guyaux. Certains sont cités pour plusieurs interventions et je rappelle que Bataillé, Meyer et Nicolle ont un statut différent puisqu'eux fournissent une étude fouillée du poème sous la forme plus contraignante d'un article complet d'une certaine étendue.
Comment Bardel peut écrire aussi vaguement ceci ?
[...L]'image fusionnée de la mer et du soleil correspond, certes, à un point de l'espace mais elle renvoie surtout, pour la plupart des commentateurs, à un moment précis de la journée : l'aube pour certains, le crépuscule pour d'autres. Les exégètes, sur ce point, se divisent en deux parties égales. Ma préférence personnelle va au crépuscule. [...]
Moi, je veux des noms. Je veux savoir qui dit quoi ! Ce n'est pas difficile de mettre des énumérations entre parenthèses à côté du camp de l'aube et à côté du clan du couchant. On pourrait en plus apprécier une éventuelle évolution dans le temps. Peut-être que dans un lointain passé une lecture primait et que plus récemment la faveur est plus marquée en faveur de la lecture opposée. Si Bardel ne fait pas ça, son panorama critique ressemble à un fourre-tout. Il parle d'une concurrence égale des deux lectures, mais est-ce qu'il a vérifié ? Est-ce que réellement une lecture n'a plus les faveurs de la critique que l'autre ?
En tout cas, c'est à l'analyse du poème de trancher.
Et moi, j'attends qu'on m'explique comment on peut soutenir la lecture d'un couchant avec pour chaque quatrain de vers courts du poème un indice flagrant d'une référence à l'élévation du soleil dans le ciel.
Je laisse de côté le quatrain qui sert de refrain et bouclage au poème, c'est le quatrain qui est lu soit comme une allusion à l'aube, soit comme une allusion au couchant. Admettons que ce quatrain soit plus difficile à déterminer. Mais il y a les autres quatrains.
Âme sentinelle,
Murmurons l'aveu
De la nuit si nulle
Et du jour en feu.
Jusqu'à plus ample informé, l'âme sentinelle guettait la lumière et l'éternité dans la nuit et ici le poème s'exprime à l'instant de l'éternité retrouvée, donc à l'instant de jaillissement de la lumière d'éternité. Il y a un double aveu par la nuit et par le jour, mais dans un cadre de couchant la nuit étouffe le jour en feu, ce qui ne cadre pas avec un double aveu de la nuit et du jour. La nuit avoue sa nullité, donc elle ne prend pas l'ascendant. Certes, Bardel peut soutenir que "nuit si nulle" ça ne veut pas dire "la nuit s'annule" au matin, mais le sens du quatrain il est limpide et clair. Nous avons un lever de soleil sur la mer. Et la nuit se réjouit de l'apparition de la lumière. C'est du b.a-ba. Dans "Alchimie du verbe", la nuit est dite "seule". Il est plus logique de parler de "nuit seule" quand elle se retire le matin que quand elle est triomphante le soir.
Des humains suffrages,
Des communs élans,
Là tu te dégages
Et voles selon.
Le verbe "dégager" doit vous suggérer le lien avec le poème ultérieur "Génie" qui parle de "dégagement rêvé", et le fait de se dégager en s'envolant, c'est une idée d'élévation de cette éternité. Encore une fois, ça ne cadre pas avec un couchant, mais bien avec le lever du jour. D'ailleurs, l'expression de Rimbaud semble venir tout droit d'un passage du poème "Souvenir" de Musset où il est question de la Lune (ce que j'ai déjà écrit à plusieurs reprises).

Voyez ! la lune monte à travers ces ombrages.
Ton regard tremble encor, belle reine des nuits ;
Mais du sombre horizon déjà tu te dégages,
    Et tu t'épanouis.
Je vous explique ! Rimbaud a écrit un quatrain de vers courts volontairement et partiellement mal rimé, avec une référence à Banville que je ne développerai pas ici, mais on reconnaît la base du quatrain de rimes croisées. Nous avons une rime "suffrages"/"dégages" et une rime approximative, une quasi assonance de syllabes nasalisées : "élans"/"selon". Chez Musset, vous relevez la même rime en "-ages" avec le même mot "dégages" à la rime, et il s'agit dans les deux cas d'une conjugaison à la deuxième personne de l'indicatif. Plus nettement, dans les deux poèmes, c'est la même séquence "tu te dégages" qui est calée à la rime. Et dans l'enchaînement, nous avons un parallèle sensible entre les expressions conclusives des deux poètes : "Et voles selon" contre "Et tu t'épanouis." L'altération de mesure du vers conclusif nous rapproche à une sylabe près des vers de Rimbaud d'ailleurs.
Oui, il y a des gens assez peu intelligents, assez peu lucides, qui vous diront que les ressemblances n'engagent à rien. ll ne faut pas s'occuper d'eux.
A partir de ce constat, vous constatez que Musset précise que se dégager se fait par rapport à l'horizon, et il parle d'un deux grands astres visibles depuis la Terre. Rimbaud il parle du soleil qui se dégage à l'horizon. Et pourquoi la mer irait avec le soleil ? Ben tout simplement, on a une image au loin de la mer qui va jusqu'à l'horizon et donc jusqu'au soleil qui apparaît. La variante des Poètes maudits, c'est de toute évidence une erreur du prote, mais il a compris le mouvement : "la mer allée / Avec les soleils". Dans son erreur de transcription, il donne au moins l'idée que la mer semble monter au ciel vers les étoiles.
Mais même en abandonnant cette coquille, le lien avec "Souvenir" de Musset est éloquent. J'ajoute que le poème parle de "bruyères fleuries", la "bruyère" étant un motif du poème "Larme" sans oublier "Michel et Chrsitine", et  nous avons aussi l'idée du "murmure". En effet, dans le poème "L'Eternité", Rimbaud parle du murmure de la nuit et du jour, donc d'un murmure de dimension cosmique. Or, dans la poésie romantique ou autre, nous sommes habitués au murmure de la Nature, Rimbaud hyperbolise cette idée du murmure en quelque sorte, et ce mot "murmure" il figure aussi comme par hasard dans le poème "Souvenir" de Musset, et plutôt vers le début, et notez la mention familière "Les voilà" qui nous rapproche de l'expression de Rimbaud dans son refrain, relevez aussi les mentions du type "Voyez" chez Musset.
Les voilà, ces coteaux, ces bruyères fleuries,
Et ces pas argentins sur le sable muet,
Ces sentiers amoureux, remplis de causeries,
    Où son bras m'enlaçait,

Les voilà ces sapins à la sombre verdure,
Cette gorge profonde aux nonchalants détours,
Ces sauvages amis, dont l'antique murmure
    A bercé mes beaux jours.
Musset parle de la Lune et du souvenir lié à la mort, Rimbaud parle du Soleil et d'un sentiment d'éternité. Mais l'approche de Rimbaud a à voir avec l'idée d'un souvenir et d'un retour de vie pour l'âme sentinelle qui exprime de la patience. Si l'éternité est retrouvée, c'est qu'elle semblait perdue et qu'elle vivait dans le souvenir, et le poète patientait, attendait son retour. Pour Musset, le souvenir est lui-même le retour de flamme, il en va un peu différemment dans la poème de Rimbaud qui se sert donc du poème de Musset comme modèle, mais pas pour le redire, puisque le sujet est complètement modifié.
Notez qu'après le quatrain où Musset tutoie la Lune en célébrant son envol, nous avons un quatrain remarquable qui fait étonnamment écho à "communs élans" et "humains suffrages",  dans la mesure où on a l'idée de s'arracher au sol :
Ainsi de cette terre, humide encor de pluie,
Sortent, sous tes rayons, tous les parfums du jour :
Aussi calme, aussi pur, de mon âme attendrie
   Sort mon ancien amour.
Face à une "âme sentinelle", nous avons une "âme attendrie", et nous observons l'élévation d'un "ancien amour" chez Musset comme chez Rimbaud la révélation d'une éternité qui monte au ciel.
Musset parle ensuite de chagrins éloignés, d'une régénération en enfant et il parle du temps précisément : "puissance du temps", "légères années", "éternel baiser", "Ne dure qu'un instant", "A chaque pas du Temps", "C'est là qu'est le néant", etc. Musset emploie aussi le mot "étincelle" que Rimbaud utilise dans son introduction en prose au poème dans "Alchimie du verbe". Et Musset reproche à Dante de décrier le poids du souvenir heureux, en lui répliquant qu'il ne faut pas oublier la lumière même si nous sommes dans la nuit !
En est-il donc moins vrai que la lumière existe,
Et faut-il l'oublier du moment qu'il fait nuit ?
Est-ce bien toi, grande âme immortellement triste,
     Est-ce toi qui l'as dit ?
Et je vous cite deux quatrains plus loin le passage avec le mot "étincelle" :
Eh quoi ! l'infortuné qui trouve une étincelle
Dans la cendre brûlante où dorment ses ennuis,
Qui saisit cette flamme et qui fixe sur elle
            Ses regards éblouis ;
Rimbaud parle lui de vivre "étincelle" de la lumière nature et des "braises de satin"...
On parlais des expressions "communs élans" et "humains suffrages", voici une interrogation qui va dans ce sens :
Qu'est-ce donc, juste Dieu, que la pensée humaine,
Et qui pourra jamais aimer la vérité,
[...]
Musset s'adosse à l'idée religieuse, Rimbaud la parodie en parlant de la Nature comme référent ultime, vérité à la rime fait penser précisément à notre titre "l'éternité". Rimbaud a retrouvé la vérité qui est l'éternité de la Nature en feu. Il vit de la lumière nature, lui !
Musset parle aussi de la prise à témoin erronée d'un ciel toujours voilé....
Il parle d'une voix qu'il ne trouvait pas, quand Rimbaud traite d'une éternité retrouvée.
Je rappelle aussi que ce poème "Souvenir" contient précisément l'hémistiche "O Nature ! ô ma mère !" que cite Rimbaud dans la lettre à Laitou de mai 1873 à Delahaye, moment où composant Une saison en enfer il remanie son poème "L'Eternité" pour l'inclure dans "Alchimie du verbe". L'expression : "O nature ! ô ma mère !" vient des Rêveries du promeneur solitaire de Rousseau sous la plume de Musset, mais ce dont nous sommes certains c'est que Rimbaud fait référence au poème de Musset "Souvenir", l'idée d'une allusion à Rousseau de la part de Rimbaud n'étant plus qu'hypothétique dans les conditions actuelles de détermination des sources.
Et on arrive aux deux derniers quatrains du poème de Musset, j'ai passé d'autres détails à relever, et on a la mention à la rime "simulacre humain", on a la fixation d'un moment "A cette heure, en ce lieu" et de là l'affirmation d'une réalité d'éternité de l'amour produit par cet instant :
[...]
J'enfouis ce trésor dans mon âme immortelle,
    Et je l'emporte à Dieu !
Alors, on peut avoir des lectures rimbaldiennes qui vont lire les sarcasmes contre les sources ciblées, mais jamais envisager que Rimbaud pose en mystique en réponse à ses sources critiquées. Moi, il me semble assez évident que dans "Voyelles" ou "L'Eternité" pose en mystique, ça ne veut pas dire que Rimbaud a une croyance mystique, mais pour exprimer ses convictions Rimbaud expose de toute façon des contre-modèles mystiques qui ont une sorte d'aura de sincérité.
En tout cas, cela fait vingt ans au moins que j'ai la référence du poème "L'Eternité" au poème "Souvenir" de Musset. J'ai dû l'écrire dans un article de Parade sauvage. Je l'ai écrit quantité de fois sur internet. C'est vrai que je n'ai jamais publié d'étude suivie des liens du poème de Rimbaud à cette source.
Vous voyez bien que Rimbaud parle d'une élévation d'un astre de lumière... Vous sentez aussi tout l'intérêt énorme du poème de Musset pour mieux comprendre les soubassements de la pensée imagée de Rimbaud dans ses "Fêtes de la patience". J'ai des tonnes de choses à dire que je n'ai jamais dites, sachez-le !

Passons à la suite des quatrains. Je passe sur celui du devoir qui s'exhale des braises de satin, encore que le mot "enfin" signifie la patience pour une apparition, et je passe directement au quatrain suivant :
Là, pas d'espérance,
Nul orietur,
Science avec patience,
Le supplice est sûr.
Si le poème décrit un couchant, que vient faire l'allusion à une prière du matin "orietur" ? Je passe aussi sur la référence à la "science", référence distincte de son traitement dans Une saison en enfer. Il est clair que "pas d'espérance" et "Nul orietur" sont des oppositions au christianisme. La mer allée avec le soleil, cela n'appartient pas au christianisme, et pied-de-nez en passant au modèle du poème de Musset. En clair, Rimbaud admire une aurore réelle pour nier Dieu.
Passons maintenant à la lecture par Bardel du passage en prose. Apparemment, la possibilité de recherche du syntagme "azur noir" dans la littérature du XIXe siècle a beaucoup progressé sur internet. Personnellement, je ne connaissais que le syntagme à la fin du roman Spirite de Théophile Gautier et j'avais exploité mais laborieusement le vers hugolien de Chansons des rues et des bois : "Fuis dans l'azur, noir ou vermeil," sauf que dans ce vers "noir" qualifie implicitement Pégase et non l'azur. J'avais aussi remarqué qu'il existait des variantes : "azur sombre", etc., chez Rimbaud, Hugo, etc.
Bardel signale à l'attention un autre emploi dans la presse de la part de Gautier, ce qui ravive l'intérêt pour les études rimbaldiennes de s'intéresser à la presse. Ceci dit, il faut justifier une lecture par Rimbaud d'un article sur Léon Gozlan de 1866, ce qui ne va pas de soi. Puis, Bardel fait s'effondrer l'idée que Gautier ait inventé le syntagme "azur noir" en relevant deux occurrences bien plus anciennes de Philarètes Chasles, ce qui a des conséquences considérables. Gautier semble avoir repris l'expression à Chasles, lequel Chasles n'est pas inconnu, il est d'ailleurs celui qui rédige l'introduction de la Grammaire que le père Rimbaud avait refilé à son fils et dont la trace s'est perdue. Et l'expression "azur noir" est donc apparue dans la décennie 1830 et a pu avoir une certaine diffusion vu la célébrité de Philarète Chasles. Il reste à mieux déterminer malgré tout la source précise de Rimbaud quand il reprend "azur noir" au début du poème "Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs" au sein d'une parodie du premier quatrain du "Lac" de Lamartine. En revanche, pour "Alchimie du verbe", Rimbaud n'a pas écrit : "azur noir", il a écrit "l'azur" tout court et il a ajouté "qui est du noir". Déjà, il y a une différence.
Mais étrangement Bardel qui recense aussi la leçon du brouillon prétend que Rimbaud écrit qu'il fait tomber la nuit dans ce passage en prose, ce qui est plus que manifestement l'inverse de ce qui est dit littéralement :

   Enfin, ô bonheur, ô raison, j'écartai du ciel l'azur, qui est du noir, et je vécus étincelle d'or de la lumière nature.

Le brouillon offre une variante :
   Je crus avoir trouvé raison et bonheur. J'écartais le ciel, l'azur, qui est du noir, et je vivais, étincelle d'or de la lumière nature.
Notez qu'à la lecture de ce brouillon, on peut se demander si le texte imprimé ne contient pas des coquilles, puisque nous passons de "J'écartais le ciel, l'azur," à "J'écartai du ciel l'azur". Il y a changement du temps verbal, imparfait contre passé simple de l'indicatif, et nous passons d'une équivalent : "le ciel, l'azur" à un contraste du ciel et de l'azur. La première version a le mérite d'identifier l'azur mensonger qui est du noir au ciel du christianisme. Dans la version imprimée, le ciel est caché par un azur mensonger et le ciel n'est pas donc pas celui de Dieu à écarter, mais le vrai à chercher. Je me garderai bien d'affirmer qu'il y a des coquilles. La correction peut très bien venir du remaniement du texte par Rimbaud. Mais étudier le remaniement est intéressant en soi. Puis, sur le brouillon, l'emploi du verbe "trouvé" renvoie à la mention "retrouvée" du quatrain de refrain du poème, ce qui veut dire que l'éternité a à avoir avec la raison et le bonheur, avec la "fatalité de bonheur", et on a toujours à l'esprit les propos de Musset répliquant à Dante dans "Souvenir". Mais dans les deux versions Rimbaud prétend écarter, physiquement ou en esprit, l'azur qui est du noir pour vivre de la lumière nature. Donc, il écarte la nuit noire et accueille la lumière du jour en feu. Pourquoi Bardel lit-il l'inverse ? A mon avis, c'est le mot "étincelle" qui explique sa lecture. Selon Bardel, le poète écarte l'azur noir autour de lui et la lumière ne le concerne que lui seul avec son petit corps. Je ne suis évidemment pas d'accord avec cette lecture, puisque Rimbaud ne parle pas de lui comme d'une luciole, mais il dit qu'il devient une étincelle en étant nourri de la lumière "nature". Autrement dit, il reflète la lumière.
Bref, voilà pour la première mise au point.

Au passage, je vous offre un petit bonus sous forme de question : "Avez-vous jamais songé à rapprocher la phrase : "je notais l'inexprimable", du titre Romances sans paroles de Verlaine ? Moi, si, et bien sûr j'implique la mentions "romances" à relative proximité dans "Alchimie du verbe" : "Je disais adieu au monde dans d'espèces de romances".

Mais passons au problème de la notion de "charité". Je rappelle que suite à l'article de Molino se réclamant d'un article de Steinmetz les rimbaldiens ont pendant un certain temps considéré que la lecture du mot "charité" dans Une saison en enfer ne renvoyait pas stricto sensu à la vertu théologale. C'est grâce à moi évidemment qu'aujourd'hui tous les rimbaldiens, Vaillant et Bardel compris, recommencent à dire qu'il s'agit de la vertu théologale. Le site de Bardel avec ses commentaires datés de différentes époques permet de vérifier qu'il est passé de l'idée d'une "charité" propre à Rimbaud à une acceptation de l'évidente référence à la vertu théologale.
Mais, il est question de "charité ensorcelée" dans "Vierge folle", d'une revendication de faire partie des "âmes charitables" de la part de l'Epoux infernal dans des propos rapportés par la Vierge folle, et enfin d'une "charité merveilleuse" revendiquée dans "Mauvais sang".
Pour moi, une "charité ensorcelée", ce n'est rien d'autre qu'un dévoiement de la charité chrétienne. Je n'identifie pas une conception nouvelle de la charité par l'Epoux infernal. C'est la Vierge folle qui s'exprime et pourrait traduire familièrement son propos ainsi : "sa charité est détraquée !" Quand l'Epoux infernal dit de lui qu'il fait partie des "âmes charitables", il faut y voir de la malice, de l'ironie, du gros sel. Et donc il reste l'idée de la "charité merveilleuse".
Evidemment, mes articles récents ont montré que les rimbaldiens ne considéraient pas le poète comme chrétien avant la conversion forcée de la sixième séquence de "Mauvais sang". J'ai montré que c'était faux. Le poète fait mine de se croire un païen en se comparant à des ancêtres gaulois revendiqués comme ses ancêtres directs, le poète fait mine de ne pas se croire chrétien, alors qu'il a été baptisé au berceau comme le rappelle le début de "Nuit de l'enfer", et j'ai montré que Rimbaud s'affronte à une acculturation chrétienne d'enfance quand il dit : "Je ne me souviens pas plus loin que cette terre-ci et le christianisme !" Quand Rimbaud parle de l'histoire, il parle non d'un sujet abstrait sur lequel chacun donne son envie, il parle du récit historique officiel auquel son éducation le soumet.
Bref, à la quatrième séquence de "Mauvais sang", ça change tout de penser si le poète a déjà une culture chrétienne ou non ! Mais, de toute façon, dans cette séquence, nous avons une citation par le poète prétendument païen du psaume latin "De profundis clamaui" et il dit avoir des élans vers Dieu tant il se sent délaissé. Et donc, quand il parle de "s]a charité merveilleuse", il peut très bien parler de la notion chrétienne et non d'une thèse personnelle de charité propre à un gaulois. D'ailleurs, pourquoi aurait-il une thèse immédiate de la "charité", sans l'avoir cherchée. On n'est pas dans un récit de bilan à la manière de "Alchimie du verbe". Si cette "charité merveilleuse", c'est lui qui l'a inventée, pourquoi il ne nous expose pas ce qu'elle est ? En réalité, il parle de la charité chrétienne. Et la variante du brouillon est là pour nous prouver que cette adjectif "merveilleuse" n'a pas le sens exaltant que lui attribue Bardel, puisque la leçon exclamative du brouillon se superpose à une phrase interrogative non équivoque qui a été biffée : "A quoi servent mon abnégation et ma charité inouïes". Rimbaud quand il s'exclame : "O mon abnégation, ô ma charité inouïes" (avec accord qui passe brutalement) ou "Ô mon abnégation, ô ma charité merveilleuse" (leçon définitive), il ironise sur l'abnégation et la charité chrétiennes. Tout simplement !
Je rappelle que le poète pour dernière marque de timidité ou innocence est en train de cacher au monde ses dégoûts et ses trahisons. Là, il bave sur l'abnégation et la charité, tout simplement !
Passons maintenant au motif du travail !
Dans son essai, Bardel rédige une sous-partie intitulée "La question du travail" qui tient en peu de pages (pages 73-77). Bardel fait remarquer que pour le poète comme pour le nègre le travail est "une servitude que la société nous impose". Puis, Bardel passe immédiatement à la citation du refus du travail exprimé dans la lettre à Izambard du 13 mai 1871 : "Travailler maintenant, jamais, jamais : je suis en grève." MMh ! Et dans la Saison, le meilleur est un sommeil bien ivre sur la grève. Ceci dit, dans la lettre à Izambard, on pourrait presque y lire un jeu de mots : "Je suis en place de Grève où on guillotine les méchants." Dans la lettre à Izambard, le refus du travail immédiat s'explique par la révolte communarde en cours et le poète dit à Izambard qu'il sera un travailleur en poésie, ce qui montre qu'il y a deux relations au travail. Certes, le refus du travail dans la lettre de 1871 est facile à relier au refus exprimé dans la Saison. Dans les deux cas, il s'agit de ne pas se laisser aliéner par une société qu'on réprouve, puisque le travail est la manifestation d'un devoir vis-à-vis de la société.
Mais, dans sa lecture, Bardel ne relie qu'incidemment le refus du travail à l'attitude du nègre. A aucun moment, Bardel ne cite ce qui amplifie la valeur de cette comparaison, le tout début de "Mauvais sang" où le poète s'attribue un "habillement" comparable à celui des gaulois puis fixe son "horreur de tous les métiers". Bardel ne fait que frôler la vraie dimension du travail dans Une saison en enfer. il n'a pas vu l'implication des enchaînements d'alinéas au début de "Mauvais sang", c'est-à-dire qu'il n'essaie pas de préciser pourquoi tel alinéa suit tel autre. Il faudrait que Rimbaud ait mis des éléments de grammaire qui soudent les rapports des idées les unes aux autres pour qu'il envisage cette perspective. Il y a un manque d'affrontement du lecteur aux liaisons implicites des ellipses et juxtapositions pourtant si caractéristiques de l'écriture de Rimbaud. Il manque sans doute aussi un relevé de toutes les mentions du travail dans Une saison en enfer pour ensuite chercher à cerner comment tout cela se coordonne.
Voilà, d'autres articles sont à venir, et j'en ferai un tout entier consacré à la notion du travail, reste à savoir quand.

mardi 12 mars 2024

Un fac-similé du poème "Démocratie" des Illuminations circulerait avec du texte inédit !

On le sait ! Les manuscrits de deux poèmes des Illuminations n'ont jamais été retrouvés. Il peut s'agir d'un seul feuillet écrit au recto et au verso ou de deux feuillets pour les poèmes "Dévotion" et "Démocratie".
Or, un fac-similé circule du poème "Démocratie" avec une révélation étonnante. Le poème a une double signature comme à l'époque des contributions zutiques. Nous savions que le poème faisait parler ironiquement un ennemi de Rimbaud grâce à l'encadrement de tout le texte par des guillemets. La nouvelle signature devrait permettre de lever un voile.

DÉMOCRATIE


« Le drapeau va au paysage immonde, et notre patois étouffe le tambour.

« Aux centres nous alimenterons la plus cynique prostitution. Nous massacrerons les révoltes logiques.

« Aux pays poivrés et détrempés ! — au service des plus monstrueuses exploitations industrielles ou militaires.

« Au revoir ici, n’importe où. Conscrits du bon vouloir, nous aurons la philosophie féroce ; ignorants pour la science, roués pour le confort ; la crevaison pour le monde qui va. C’est la vraie marche. En avant, route ! »

Joe B. & Manu Trogneu

Pour copie conforme

Arthur Rimbaud.


Des recherches sont en cours pour déterminer les cibles du poème que sont Joe B. et Manu Trogneu. L'état français est prêt à mettre trois milliards.


samedi 9 mars 2024

Le voyage mental dans Une saison en enfer (On ne part pas.)

Je poursuis cette étude de longue haleine du voyage mental dans Une saison en enfer. J'ai traité l'unité du récit gaulois païen étendu aux trois premières séquences de "Mauvais sang" dans l'article précédent.
Je vais maintenant me pencher sur le cas des séquences disjointes 4 et 8 de "Mauvais sang", et donc cet article va être aussi l'occasion de revenir sur le brouillon, et j'ai une raison précise de le faire dans l'optique de mon sujet, parce que nous avons laissé le poète ivre songeant à s'endormir sur la grève "armoricaine", et il y a une liaison importante du texte imprimé définitif, puisque au début de la séquence 4 le poète dit "On ne part pas. Reprenons les chemins d'ici [...]". Cette relance est comparable à celle en début de séquence 3 : "Le sang païen revient." Et ce qui est très intéressant, tout en m'obligeant à faire attention à ce que j'affirme, c'est que ce "On ne part pas" est en contradiction avec la facilité du poète à s'attribuer un voyage en esprit, mais il est aussi absent du brouillon correspondant.
A la page 116 de son livre Rimbaud l'Introuvable, Alain Bardel commente par une note ce passage : "On ne part pas. - Reprenons les chemins d'ici, chargé de mon vice, [...]". Et il écrit ceci : "on rêve de départ, mais on ne passe pas à l'acte. Constat du caractère purement fantasmatique du développement précédent (le monologue de l'homme fort, du Soldat de fortune.)" Je ne suis pas vraiment d'accord. Le poète ne renonce pas à passer à l'acte, il en décrète l'impossibilité. En réalité, il va réellement partir dans la suite du récit, il se réfugie au "vrai royaume des enfants de Cham" en un instant, autrement dit on a une ellipse d'un voyage en mer de la plage armoricaine à une côte africaine au-delà des pays du Maghreb. Mais, l'expression "On ne part pas" va alors prendre tout son sens, puisque sitôt arrivé parmi les peuples noirs Rimbaud subit un débarquement de blancs qui l'obligent à une vie occidentale pour l'habit, le travail et bien sûr la spiritualité chrétienne.
Mais, de toute façon, à partir du moment où nous avons compris que Rimbaud ne visite qu'en esprit au moyen des livres les foyers de chaque fils de famille, à partir du moment où le déplacement sur la plage armoricaine n'est qu'une forme mentale de la fuite, il n'est pas absurde que le poète constate que quelque chose coince dans sa tentative de fuite. Puis, changer de civilisation, ce n'est pas simple. Il faut être accepté aussi.
En clair, ce "On ne part pas" n'est pas une pièce anodine dans la réflexion sur l'importance du voyage mental dans Une saison en enfer.
Maintenant, ce qui m'intéresse aussi, c'est de profiter de l'état originel du brouillon pour cerner la genèse de la réflexion de Rimbaud.
Commençons par un effort de transcription de cette prose et précisons aussi les particularités du brouillon. Les éditeurs offrent la lecture du brouillon comme si le texte était présenté comme une prose autonome. Ce n'est pas le cas.


Le texte tient sur une seule page manuscrite. Le bas du manuscrit laisse apparaître un blanc de fin de transcription, mais le haut du manuscrit n'offre aucun blanc. En revanche, nous avons un émargement qui prouve que le feuillet commence par un nouvel alinéa : "Oui, c'est un vice que j'ai..."
En clair, même si dans l'absolu, nous ne pouvons pas exclure que Rimbaud anticipe un problème d'économie du papier utilisé, nous avons deux indices convergents qui invitent à penser que le brouillon ne fournit que la fin d'un récit. Il nous manque le début du texte sur un feuillet antérieur. Le premier indice, c'est évidemment l'amorce par une réponse : "Oui, c'est un vice que j'ai..." et le deuxième indice corroborant c'est donc le fait d'écrire tout au haut de la feuille, principe qui s'applique à une suite, mais pas à un début de texte normalement.
Or, que ce soit un début de récit ou non, de toute façon, il y a un principe de liaison supposé par ce "oui", voire par la tournure grammaticale : "c'est un vice que j'ai..." Il est clair que nous avons affaire à la poursuite d'une réflexion. Et pourtant, cette réflexion ne peut en aucun cas être la suite de la séquence 3 de "Mauvais sang" qui se terminait par le désir de sommeil ivre. A la limite, on pourrait imaginer une liaison à partir du second alinéa de la troisième séquence : "J'attends Dieu avec gourmandise. Je suis de race inférieure de toute éternité." Là, on peut concevoir l'enchaînement : "Oui, c'est un vice que j'ai..."
On peut envisager que la partie sur la plage armoricaine, le sommeil ivre et du coup le constat d'impossibilité du départ aient été ajoutés. A cette aune, l'ensemble des séquences 1, 2, 3, 4 et 8 ne formaient qu'une des trois histoires dont il était fait état à Delahaye. Ceci dit, j'ai un petit peu de mal à accepter l'idée. D'abord, la partie sur la plage armoricaine contient deux éléments caractérisés de la référence gauloise. Nous avons l'idée de "plage armoricaine", et aussi le réemploi du mot "ancêtres". Je cite et puis j'explique :
   Me voici sur la plage armoricaine. Que les villes s'allument dans le soir. Ma journée est faite ; je quitte l'Europe. L'air marin brûlera mes poumons ; les climats perdus me tanneront. Nager, broyer l'herbe, chasser, fumer surtout ; boire des liqueurs fortes comme du métal bouillant, - comme faisaient ces chers ancêtres autour des feux.
Dans ce paragraphe, il y a un procédé de bouclage avec la reprise du mot "ancêtres" qui figure dans la première phrase de la première séquence de "Mauvais sang" : "J'ai de mes ancêtres gaulois [...]". L'expression "chers ancêtres" désignent ces mêmes gaulois, et on a un rappel en fin du récit païen du lien ancestral. Le mot "ancêtres" n'a pas d'autre occurrence dans le récit des trois premières séquences. Ensuite, la comparaison se fait au sujet de ce désir de "boire des liqueurs fortes comme du métal bouillant", ce qui n'est pas anodin, puisque le poète va précipiter sa "Nuit de l'enfer" en absorbant "une fameuse gorgée de poison" qui lui brûle les entrailles, et le poète se dira que si c'est un tourment c'est parce que ses parents l'ont baptisé : "l'enfer ne peut attaquer les païens". Il y a bien, même si ce n'est pas le sens littéral du texte, l'idée que la "fameuse gorgée de poison" ne ferait pas un tel effet à un gaulois non baptisé. En tout cas, la continuité thématique est évidente et volontaire. Et il est question de quitter l'Europe, donc on est bien dans le cadre où le gaulois ne peut pas être païen en Europe, et il doit s'exiler. Il le fait sur un contre-modèle de Chateaubriand d'ailleurs. Je rappelle que pendant la période révolutionnaire Chateaubriand s'exile et il fait notamment un voyage en Amérique dont il a tiré un livre. Chateaubriand est un breton, et il va de soi que la Bretagne est l'argument principal qui fait envisager l'Armorique comme spécifiquement gaulois, et pour une expression telle que : "L'air marin brûlera mes poumons", on pense facilement aux bretons, même s'il y a la Normandie, Bordeaux, etc. L'Armorique en géographie tend à se limiter de nos jours à la péninsule bretonne à peu près avec la délimitation fluviale de la Seine et de la Loire, alors que dans l'Antiquité l'Armorique s'étend jusqu'à l'estuaire de la Gironde et représente une partie considérable de l'ouest de la France actuelle.
Mais, justement, puisqu'il est question de référence à la période gauloise antique de confrontation avec les romains, je vous offre une petite citation de La Guerre des Gaules (V, 53) de Jules César où on peut identifier l'idée de "maladresse dans la lutte" et l'idée un peu lâche de ne se soulever que pour piller, en évitant l'affrontement perdant :
Il apprit notamment de Lucius Roscius, qu'il avait mis à la tête de la treizième légion, que des forces gauloises importantes, appartenant aux cités qu'on nomme armoricaines, s'étaient réunies pour l'attaquer et étaient venues jusqu'à huit miles de son camp, mais qu'à l'annonce de la victoire de César elles s'étaient retirées avec tant de hâte que leur retraite ressemblait à une fuite.
L'ouvrage La Guerre des Gaules est subdivisé en plusieurs livres. Le premier livre parle de peuples gaulois courageux, et de premiers affrontements, mais le cinquième livre parle de gaulois de plus en plus habitués aux victoires romaines et les gaulois sont plus volontiers tournés en ridicule, notamment les armoricains. Et on a des passages où les gaulois exterminent une légion par ruse, ce qui n'est pas sans faire penser à l'image de celui qui ne se souleva jamais que pour piller à la manière des loups qui pilleraient une bête qu'ils n'ont pas pour autant tuée. Et avec la plage armoricaine, Rimbaud renforce l'allusion à une puissance romaine coercitive qui vient soumettre les gaulois, ce qui se transpose au présent d'une civilisation chrétienne romaine qui opprime le restant de paganisme et va même l'éradiquer en Afrique subsaharienne.
Pour toutes ces raisons, j'ai du mal à croire que la fin de la séquence 3 soit un ajout tardif. La suite de la séquence 3 est elle-même fortement attaché à l'ensemble. Le poète prévoit de fuir dans un monde des marges où il pourra se comporter en personnage oisif et brutal, donc en païen. Et nous avons le début de la théorie du masque qui fait croire à une race forte, à un statut d'élu. Surtout, ces alinéas de séquence 3 ne développent pas l'idée du vice, ce qui tend à exclure l'idée que Rimbaud ait seulement raccourci le récit de la séquence 3. Or, il faut bien que le poète vienne d'en toucher un mot si le brouillon se poursuit de la sorte : "Oui, c'est un vice que j'ai..." Rimbaud a-t-il renoncé à une partie antérieure du récit ? L'a-t-il partiellement conservé et replacé autre part ? Telles sont les énigmes.
Je vais toutefois citer maintenant le brouillon, je vais en essayer ma propre transcription, pour bien chercher à cerner les plus par rapport au texte imprimé définitif. J'utilise une transcription intermédiaire qui est celle de l'édition du centenaire pages 850-851 (Oeuvre-Vie chez Arléa en 1991). Pour une lecture de confort, faites abstraction des parties en rouge qui commentent les remaniements :
    Oui c'est un vice que j'ai, qui s'arrête et qui [re]marche avec moi [Rimbaud a réécrit trois mots, on croit déchiffrer : "et qui reprend" en-dessous de "et qui marche", "reprend" est une évidence, mais il y a une réécriture des deux autres mots "et qui", ce qui pose problème. Pire : le décalage de la transcription "marche" fait que le néologisme "remarche" est envisageable comme lecture, mais sans certitude absolue], et, ma poitrine ouverte, je verrai[s] [les éditeurs transcrivent le conditionnel "verrais", mais personnellement j'identifie un futur de l'indicatif "verrai" : la fin du "i" est identique à celle du "i" de "j'ai" de la ligne précédente. Ceci dit, la lecture au conditionnel a tout de même l'air d'être plus naturelle, le poète ne prévoit pas de s'ouvrir la poitrine que je sache, donc on va privilégier le conditionnel tout de même, c'est l'usage de la plume qui peut expliquer que les "s" de fins de mots soient mangés] un horrible cœur infirme. Dans mon enfance, j'entends [les] [on prétend qu'un "ses" est remplacé par "les", je ne trouve pas ça évident, le r de racines est lui aussi raturé] racines de souffrance jetée[s] [d'après moi, Rimbaud écrivant rapidement à la plume, le "s" est dans l'absolu manquant, mais je remarque l'indice qu'il a voulu en mettre un, il y a un retour brusque du trait vers la gauche à la fin du "e" de "jetée" et à la fin du "e" de "chantée" plus loin. Les rimbaldiens excluent le "s" à cause de la reprise de "souffrance" par "elle", mais l'accord au pluriel doit se faire avec "racines" dans tous les cas, et le manuscrit a l'air d'indiquer que Rimbaud a amorcé sa transcription, voir le cas de "chantée" plus loin où là les éditeurs rimbaldiens mettent bien le "s" du pluriel. Ou alors, je me trompe complètement parce que dans le cas de "chantée", Rimbaud a écrit "ma complaintes chantée", biffé le "ma" remplacé par "les". Allez comprendre pourquoi Rimbaud a écrit initialement "ma complaintes chantée", j'en reparle plus bas] à mon flanc ; aujourd'hui elle ["monte" remplacé par] a poussé au ciel, elle (remords de plume immédiat : "me" est remplacé par "est"] est bien plus forte que moi, elle me bat, me traîne, me jette à terre. [Leçon initiale : "me jette à bas", "bas" est remplacé par "terre"].
    Donc c'est dit renier la joie, éviter le devoir, ne pas porter [les éditeurs prétendent le mot illisible, ce n'est pas vrai, le mot "porter" de l'imprimé est écrit par-dessus un verbe illisible précédent peut-être à terminaison en "ir", d'où le sentiment d'illisibilité des éditeurs] au monde mon dégoût [en réalité, il y a une superposition de deux mots, et dégoût est mis au pluriel "mon dégoûts", ce n'est pas clair] et mes trahisons supérieures. [...] [le mot manquant a une amorce en "imp", j'ai pensé à "impures", "impropres", mais ça ne s'impose, j'indique la direction dans laquelle chercher, l'ordre des lettres est bizarre pour le mot précédent, je déchiffre : "supérieurs suivi d'un e agrandi on dirait, je me trompe peut-être. Avec un peu de patience, ça doit être déchiffrable.] la dernière innocence, la dernière timidité.
     Allons, la marche ! le désert, le fardeau, les coups, le malheur, l'ennui, la colère. - l'enfer, la science et les délices de l'esprit et des sens dispersé[s]. ["et des sens dispersé" est écrit par-dessus d'autres mots, dont un qui commencerait par un "f" en-dessous de "dispersé"]
     A quel démon [il y a un ajout au-dessus de la ligne, soit une graphie aberrante "je devrias" pour "je devrais", soit la forme "je suis à ", celle-ci semble s'imposer vu que le "me" est souligné car il disparaîtrait si l'ajout était effectué, il s'agit donc d'une alternative ménagée] me louer ? Quelle bête faut-il adorer ? Dans quel sang faut-il marcher ? Quels cris faut-il pousser ? Quel mensonge faut-il soutenir ? Quelle sainte image faut-il attaquer ? (Remords de plume immédiate, le Q de Quelle est par-dessus un "à" initiale : Rimbaud pensait écrire "A quelle sainte image faut-il s'attaquer ?" L'absence de forme pronominale "s'attaquer" prouve la correction] Quels cœurs faut-il briser ?
    Plutôt, éviter la stupide justice [J'ai du mal à déchiffrer le mot censé remplacer le verbe "éviter", on dirait "s'ôter" quelque chose d'approchant, mais je me méfie de mon hypothèse "s'ôter la main", je n'identifie pas le verbe "s'ôter". Rimbaud aurait prévu d'écrire "éviter la main brutale de la justice", mais le remaniement se fait en même temps que le premier jet, il faut ici une chronologie du remaniement, Rimbaud écrit "éviter la main bruta[le]", il simplifie de "éviter la main brutale de la justice" à "éviter la stupide justice", je ne sais pas à quel moment il a changé de verbe, de "éviter" à une forme illisible pour moi pour l'instant], j'entendrais les complaintes chantée[s] [Rimbaud a voulu écrire "ma complainte chantée", il a dû écrire "ma complaintes" d'une traite, comme si en même temps qu'il écrivait il passait au pluriel, il a alors biffé le "ma" et l'a remplacé par "les", mais a-t-il écrit "chantée" avant ou après la correction ? Il aurait écrit : "ma complaintes chantée", mais avec un petit signe de remords d'absence du "s" sur "chantée", il aurait ensuite corrigé le "ma" en les, ce qui fait un accord correct avec "complaintes" immédiatement mis au pluriel, mais Rimbaud n'aurait pas trouvé nécessaire de bien mettre le "s" à "chantées", ce qui invite à penser que j'ai raison pour "jetées" plus haut.] [deux mots superposés pour l'instant illisibles, le premier commence par un "a", le second par un "j" peut-être, sans doute à tort la superposition me fait envisager une lecture du genre "agitées", mais je n'y souscris pas. En fait, le mot illisible est une forme participiale au féminin singulier qui se termine par la séquence "-tée", et l'accord se fait avec l'idée initiale : "ma complainte chanté a[...]tée dans les marchés"] ["dans les" remplacé par] aux marchés ? Point de popularité, la dure vie, l'abrutissement pur, - et puis soulever d'un poing séché le couvercle du cercueil, s'asseoir et s'étouffer. ["Je ne vieillirai pas" biffé et remplacé par] Pas de vieillesse. Point de dangers, ["dangers" est par-dessus un mot d'origine qui semblait commencer par "t", on pense sans certitude au mot avoisinant au pluriel ou non "terreur(s)"] la terreur n'est pas française.
    Ah ! je suis tellement délaissé, que j'offre à n'importe quelle divine image des élans vers la perfection. Autre marché grotesque.
    O mon abnégation, ô ma charité inouïes. De profundis domine ! je suis bête ? [Leçon initiale interrompue et biffée : "A quoi servent mon abnégation et ma charité inouïes mai[...]" J'imagine que "mai" est le début de "maintenant". Le premier O d'interjection en majuscule accompagné d'un trait biffe toute la partie "A quoi servent", tandis que le second "o" est surimposé au "et" initial, le début de transcription "mai" ligne suivante est barré. Il y a également une rature sur le "De" de "De profundis", et Rimbaud avait d'abord écrit "que je suis bête?, éventuelle présence fantôme initiale d'un "!" Il a biffé le "que" et graissé le point d'interrogation. Vu la leçon finale : "suis-je bête !" ou le point d'exclamation revient, il me semble que la leçon peu naturelle "je suis bête ?" n'était pas du tout arrêtée. Rimbaud voulait éviter l'emphase du "que"]
    Assez ! Voici la punition[ ] ! [Rimbaud a d'abord écrit : "les punitions" il a remplacé "les" par "la" sans corriger le pluriel à "punitions"] Plus à parler d'innocence. En marche. Oh ! les reins se déplantent, le cœur gronde [deux mots superposés, et j'ai du mal à savoir lequel a été transcrit en premier, on dirait "brule" et "gronde", "brule" sans accent suit de près sur le manuscrit, mais on dirait que "brule" corrige "gronde" et non l'inverse. Dans la version finale on aura "les poumons brûlent, les tempes grondent", le verbe "gronder" ne sera pas associé au coeur finalement], la poitrine brûle, la tête est battue, la nuit roule dans les yeux, au Soleil.
    ["Sais-je où je vais," remplacé par] Où va-t-on [?] [Lacune de ponctuation du manuscrit] A la bataille ?
    Ah ! mon ami ! ma sale jeunesse ! Va !va, [La transcription : "Va..., va" ne me plaît pas, je n'identifie pas trois points de suspension, mais plutôt un point d'exclamation, et le second "va" est un ajout ultérieur qui est inséré de force dans la ligne. Rimbaud aurait écrit : "Va !.. les autres avancent, l'ajout d'un second "va" tendrait à entraîner la suppression des deux points éventuels de suspension qui ne sont même pas cetains] les autres avancent ["remuent" biffé] les autel[s] [la forme du "a" est indiscutable dans "autels", il suffit de comparer tous les "a" et les "o" avoisinants pour achever de s'en convaincre, il arrive qu'un "o" ressemble à un "a", mais ici on a l'évidence que le poète marque les contours  d'un "a", on n'atteint pas du tout le moment où il y a confusion possible, puisque le "a" est transcrit avec des angles pour donner un aire rectangulaire penché de lettre "a" par opposition à la rondeur des "o", la boucle du "e" est mal formée, mais c'est le cas de tous les "e" voisins, le "s" manque" et la suite "es" pour "armes" est également faiblement marquée, voyez le traitement négligent des "e" dans "les autres avancent", "je me jette", "foulé", etc., et notez que les "i" voisins sont bien ponctués "ami", "bataille", "Sais-je" en amont et "faiblesse", "bêtise", "moi", "pieds", "habituerai" en aval], les armes.
    Oh ! oh[!] c'est la faiblesse, c'est la bêtise, moi ! [Je n'identifie pas de majuscule pour "C'est la faiblesse"]
    Allons, feu sur moi. Ou je me rends ! [Début illisible surchargé par "Qu'on me"] Qu'on me blesse, je me jette à plat ventre, foulé aux pieds des chevaux.
     Ah !
     Je m'y habituerai.
     Ah ç[à], je mènerais la vie française, et je suivrais le Sentier de l'honneur. [J'identifie un S majuscule pour ma part. L'erreur d'orthographe "ça" au lieu de "çà" est très courante de la part de Verlaine comme on peut le voir dans sa correspondance. Rimbaud fait la même faute d'orthographe !]

Grâce au brouillon, nous savons que les exclamations "Ô mon abnégation, ô ma charité inouïes" supposent un rejet, un dédain : "A quoi servent..." Nous savons que la leçon "outils" est une coquille pour "autels". Nous avons aussi un point intéressant. Rimbaud fait allusion à la formule attribuée à Napoléon : "Impossible n'est pas français", il la réécrit : "la terreur n'est pas française" avec une allusion à 1793 possible. En tout cas, le modèle de référence est claire, nous avons l'alliance de la religion et d'une idéologie napoléonienne, un peu militaire, même si en 1873 le régime politique a changé et que Rimbaud ne le perd certainement pas de vue. Rimbaud parlait d'une "histoire de la France fille aînée de l'Eglise" dans la seconde séquence de "Mauvais sang". Ici, on peut penser que le texte est prévu pour faire suite à l'état ancien inconnu du récit du gaulois, et il y a une passerelle de l'idée d'une "histoire de la France fille aînée de l'Eglise" aux deux mentions : "la terreur n'est pas française" et "la vie française, le sentier de l'honneur", la mention de la "science" fait office aussi de rappel, et l'idée de l'adjectif "française" suppose un renvoi à l'identification au "gaulois" antérieur à l'empire romain et forcément à la conquête franque. Il y a une opposition conceptuelle entre Gaule et France, le mot France étant défini par une histoire officielle proche de la religion, du mythe de Napoléon, etc. Et on a un renvoi évident à la formule "j'ai horreur de la patrie" du texte définitif. Oui, je sais que je joue de manière vague à attribuer à ce texte de brouillon des renvois à un texte imprimé, ce qui est anachronique puisque le texte imprimé a été remanié postérieurement à ce brouillon, brouillon qui ne peut renvoyer qu'à des textes inconnus, mais bon vous comprenez le raisonnement logique.
Un point important, que ce soit le brouillon ou le texte décisif, nous avons un renvoi à la phrase de la prose liminaire : "Je me suis armé contre la justice." Nous sommes déjà dans l'injure à la Beauté et tout ce qui s'ensuit. Et justement, dans le brouillon comme dans le texte définitif de la huitième séquence de "Mauvais sang", nous avons l'idée d'une nuit qui roule dans les yeux du poète, et cela malgré la présence du plein soleil. Cela confirme l'idée métaphorique d'une nuit infernale paradoxalement vécue au cours d'un été. Cela confirme le statut métaphorique de cette nuit. Et même on peut dire que l'expression "Un soir" que Rimbaud emploie comme repère temporel pour dire quand il a injurié la Beauté est en réalité comme le début de la chute infernale dont le poète ne se rendrait pas compte.
Pour moi, les séquences 4 et 8 supposent l'implicite d'une absorption de la fameuse gorgée de poison. Au début de "Nuit de l'enfer", il s'agit d'un acte déjà accompli, d'un acte antérieur. Le poète se plaint dans ce brouillon de "Mauvais sang" et dans les deux séquences qui y correspondent dans la version imprimée de douleurs corporelles qui sont identiques à celles exprimées au début de "Nuit de l'enfer". L'erreur est de croire qu'il s'agit du poison du baptême. Il s'agit plutôt d'un indice implicite que le poète s'est empoisonné. Le poète ne nous dit pas qu'il s'est empoisonné, il nous le dit après.
La difficulté, c'est que les douleurs ont l'air de correspondre aux punitions, ou à la punition. Ceci dit, ce n'est pas clair. Le poète doit aller marcher et aller au combat comme punition, et cela est anticipé par un sentiment de torture intolérable. On remarque tout de même que les premiers signes de torture viennent du vice qui remue le poète.
Les rimbaldiens prétendent absurdement identifier ce "vice" à l'onanisme, à l'homosexualité, etc. Il n'est nulle part question dans "Mauvais sang" d'onanisme, de masturbation, d'homosexualité. Il n'est pas question non plus de statut de prolétaire, puisque Rimbaud s'est identifié à un "fils de famille", pas exactement à un ouvrier. Il est évident qu'il ne faut pas chercher midi à quatorze heures. Le poète dit que si on ouvrait sa poitrine on lui découvrirait un cœur infirme, un organe vicié liée au sang. Ce vice est bien évidemment un renvoi à cette réalité du "mauvais sang" qui fait de notre poète un personnage "de race inférieure". Ce cœur infirme produit du sang païen. Le système métaphorique est clair et limpide. Pourquoi chercher comme vice autre chose que ce que raconte le texte ? C'est complètement débile.
On voit que le poète en appelle à la religion : "De profundis domine" et plus nettement encore : "Je suis tellement délaissé que j'offre à n'importe quelle divine image des élans vers la perfection". Il faut bien comprendre que le poète n'a fait que se comparer à un ancêtre gaulois pour se dire païen. Et cela confirme superbement ma lecture que la séquence 2 rappelle l'acculturation chrétienne du poète, et donc joue déjà le conflit entre ce que veut être le poète, un païen, et ce que la société le conditionne à être. Les lectures habituelles d'Une saison en enfer font comme si le poète était réellement païen, jusqu'à la conversion qui échoue dans le récit des séquences 5 à 7. Non, le poète révèle d'entrée de jeu qu'il a une acculturation chrétienne.
Il s'agit même avec ce brouillon de la partie centrale du récit, le poète dit crument le conflit de son aspiration païenne liée à l'âge de raison avec le modèle qu'on veut lui imposer comme idéal, il décrit la douleur de cet affrontement et il sous-entend que le poète bascule en enfer, avec la nuit qui roule dans ses yeux malgré le soleil.
Le poète a clairement ménagé la liaison avec "Nuit de l'enfer" en conservant à tout pris la position finale des derniers alinéas de ce brouillon, dont les mentions "punition(s)" et "nuit" pénétrant par les yeux. Il a clairement voulu ponctuer son récit par la mention ironique de l'idéal de la "vie française", "sentier de l'honneur". Rimbaud tenait à exprimer un développement sur l'enfance, comme l'attester le brouillon : "Dans mon enfance". Le texte définitif de la séquence 4 de "Mauvais sang" préfère parler de l'âge de raison, à environ sept ans en principe (et on pense au poème "Les Poètes de sept ans" du coup), mais la suite des séquences 5 à 7 débute précisément par la formule : "Encore tout enfant..."
Rimbaud trouvait prématuré de passer à la relation de la "Nuit de l'enfer", et il a voulu développer son propos, il en a profité pour mimer une fausse conversion et un faux départ en Afrique, ce qui rend l'architecture plus complexe et quelque peu déroutante.
Les aspects de voyage mental prédominent malgré tout dans le texte de ce brouillon et dans les deux séquences qui y correspondent. La voix qui donne des ordres est anonyme et il ne sera plus jamais question de cet enrôlement forcé. On dirait entre les lignes que le poète s'étant empoisonné il nous manque le récit explicite où il est réformé et conduit à l'hôpital.
Il faut noter également que le poète dans cette quatrième séquence identifie le "mauvais sang" à un vice et donc le traite négativement, ce qui permet au poète d'entrevoir la conversion. Rimbaud a été mécaniquement forcé de couper le texte de ce brouillon en deux pour y insérer le récit d'une conversion crue sincère mais qui tourne mal pour pouvoir ensuite s'intéresser à la punition et surtout au sentiment de damnation.
Tout n'est pas facile à déterminer à la lecture, mais avec mon propre travail de déchiffrement du brouillon et les points que je choisis de mettre en relief vous en avez déjà assez pour vous faire une meilleure idée des enjeux de ce texte. J'offre clairement une lecture qui témoigne que ce texte n'est pas si illisible. Loin de là, même ! Quel autre rimbaldien vous offre une lecture confortable qui ne laisse pas à désirer ?

Bonus : dans les proses parodiant les évangiles qui font cortège aux brouillons de la Saison, je relève des formules qui ont des prolongements dans Une saison en enfer, par exemple : "Là, la richesse universelle permettait bien peu de discussion éclairée." Je relève aussi l'alinéa suivant :
   Les femmes et les hommes croyaient aux prophètes. Maintenant on croit à l'homme d'état.
J'y vois une équivalence avec l'idée qu'on a tout repris avec passage des remèdes de vieilles femmes à la médecine, avec viatique et philosophie, comme j'y vois un parallèle à faire sur l'absence dans les conseils du Christ et un monde de faux élus sous l'apparence d'une race inférieure ayant tout couvert, avec le côté paraître sous son masque d'une race forte en étant "mêlé aux affaires politiques".
 

vendredi 8 mars 2024

Le voyage mental d'un païen dans Une saison en enfer !

Pour commencer, une petite digression.
Que dois-je faire ?
Je n'arrête pas d'aligner des articles d'un intérêt exceptionnel. Tous les articles que je publie récemment développent à chaque fois une idée ou deux idées d'une valeur explicative considérable. Mais je ne laisse pas le temps à mes lecteurs d'en profiter. Normalement, il faudrait laisser le temps à chaque article d'être lu sur une bonne semaine.
Mais, je ne publie pas des articles courts ou des articles qui peuvent se lire sans concentration, de toute façon. J'ai un petit noyau de lecteurs qui m'est inconnu. Je n'ai aucun échange avec un quelconque rimbaldien actuellement, alors que je sais que je suis lu régulièrement. J'essaie d'imaginer leur façon de lire. Est-ce qu'ils lisent dès qu'il y a un article ? Visiblement, il y a un effet de cet ordre dans l'affichage des vues. Est-ce qu'ils lisent une fournée d'articles en se mettant à jour, par exemple mensuellement. Après tout, en bord d'écran, il y a une scansion mensuelle affichée. On peut imaginer lire mes articles une fois par mois grâce à ce repère. J'imagine bien que les gens ont envie de parfois oublier la critique rimbaldienne. L'idéal serait de mettre au point un site internet avec des articles présentés dans une arborescence qui ne souffre plus du tapis roulant de la succession chronologique des articles propre à ce blog.
Je ne sais pas trop comment faire autrement. Je peux évidemment publier un livre sur Rimbaud ou bien publier quelques articles, mais les articles seraient publiés dans des revues non spécifiquement rimbaldiennes, donc là le risque de dispersion est grand.
Il me faut mettre au point un site rimbaldien. La publication d'un livre, je n'aurai personne pour l'appuyer. On le voit, je n'ai pas reçu la moindre proposition pour publier une synthèse de mes découvertes récentes soit sur Une saison en enfer, soit à propos de l'influence des poésies de Desbordes-Valmore sur Rimbaud comme Verlaine.
Tant pis, pour l'instant, je préfère enchaîner les articles. J'ai une agilité cérébrale évidente. Certes, des gens attendent que je revienne sur Desbordes-Valmore par rapport à "Larme", sur Quinet et Proudhon par rapport à Une saison en enfer, voire sur Dumas fils. Mais, outre que de toute façon ils ne se sont pas exprimés, ce n'est pas comme ça que je fonctionne. Je sais que les perspectives Quinet, Dumas fils et Desbordes-Valmore sont ouvertes, je n'ai pas besoin de tout faire de manière exhaustive pour l'instant, je laisse mûrir. Je repars sur d'autres axes de recherches avec Une saison en enfer. J'ai dégagé l'importance de sources différentes, un peu des historiens, un peu des intellectuels, un peu un dramaturge d'époque Dumas fils, je reviens néanmoins au texte, je le fais parler lui-même, je me sers de ce qui a été publié pour montrer que réellement ma lecture est singulière et non pas courue d'avance. J'ai parlé du style des phrases d'Une saison en enfer. J'ai parlé de la prosodie heurtée, prosaïque, de certaines assonances, allitérations et combinaisons cacophoniques. J'ai une autre idée en tête, c'est de parler de l'humeur de lecture que peut provoquer une certaine façon d'écrire en prose. C'est une idée que j'ai depuis vingt-cinq ans, elle me vient de ma lecture de Baudelaire. Je trouve que sa prose n'est pas belle, n'est pas élégante, mais elle a une redoutable efficacité de pesanteur morale. On se sent imprégné de l'âme de Baudelaire en lisant sa prose, ce qui compense la médiocrité de son style. Pour moi, dans Une saison en enfer, il y a des passages où je trouve l'expression plus mélodramatique, mais en face il y a des passages où la syntaxe du discours crée cette atmosphère intellectuelle qui nous fait nous imprégner plus véritablement des raisonnements de l'auteur. J'aurais envie de transformer cette intuition de lecteur en un ou plusieurs articles expliquant ce qui est la cause de ces sensations à la lecture.
Aujourd'hui, vous l'avez vu avec le titre de qualité : "Le voyage mental dans Une saison en enfer!" je vais encore une fois m'attaquer à un très gros morceau. Dans Une saison en enfer, nous avons des discours contradictoires du poète avec lui-même, ça je ne sais pas si je vais le traiter dès maintenant, je vais sûrement le garder pour un article à venir, et puis nous avons des projections particulières dans l'espace, par exemple le poète se retrouve d'un coup sur la plage armoricaine ou au vrai royaume des enfants de Cham, et ces projections se font aussi dans le temps avec des changements de décor par le truchement du souvenir.
Je ne possède pas tous les ouvrages rimbaldiens qui me seraient utiles. J'ai déjà lu par le passé le livre de Bandelier, mais là il m'est inaccessible. J'ai l'édition révisée de L'Art de Rimbaud de Michel Murat avec une partie sur la Saison, mais je ne sais pas où je l'ai rangé, ça fait des mois que je me demande où il est, pareil pour le livre de Yoshikzu Nakaji et ceux de Margaret Davies. Mais peu importe ! Je sens que ce que je vais écrire va être une nouvelle façon méthodique d'approcher ce sujet original : le poète en parlant fait mine de se déplacer comme s'il n'était pas un être humain avec les limitations physiques inhérentes à sa condition. Et l'opposition du présent et du passé prépare aussi le terrain à de prochaines études sur la lutte intérieure du poète entre deux discours.
Je vais citer les textes et montrer un peu ce qui se passe. Une énumération des différentes formes de pratiques du voyage mental par Rimbaud serait pratique, les exemples seraient classés en fonction de critères. Je pourrai le faire ultérieurement, mais ici je vais lire au fur et à mesure les extraits, et quelque part, cette démarche va avoir son intérêt, parce elle va permettre de cerner la genèse et l'évolution de cette pratique rhétorique du voyage mental, et parce qu'une synthèse priverait aussi le lecteur de vraiment soulever le capot pour voir comment est fait le moteur...
J'ai hésité quelques minutes si je commençais par "Mauvais sang" ou bien par la prose liminaire. Si je commence par "Mauvais sang", je prends le projet à la racine, parce que je pars de la conviction naturelle que Rimbaud a composé les récits de "Mauvais sang" bien avant la prose liminaire. Je décide de commencer pourtant par la prose liminaire, en demandant à moi-même comme aux lecteurs d'ensuite être à même d'en faire abstraction quand je passe à l'étude de "Mauvais sang". Ce que je veux dire, c'est que quand Rimbaud écrit "Mauvais sang" son idée du rapport au souvenir et au déplacement de l'espace est encore naissante, alors que quand il rédige la prose liminaire tout est maîtrisé, mûr dans son esprit.
Vous me direz que le livre est entièrement mûri, mais que vous le vouliez ou non "Mauvais sang" garde l'idée d'une fraîcheur d'un début d'application du procédé.
Maintenant, j'ai l'archet en main, je commence.

La prose liminaire contient une scène importante de renvoi à un souvenir du passé, il s'agit bien évidemment du premier alinéa, lequel n'est pas compris par l'ensemble des rimbaldiens. La plupart comprennent qu'il est question d'un festin proprement chrétien, mais cette idée est parfois combattue et encore récemment on essaie d'identifier le festin et la beauté à des sphères non chrétiennes, en se laissant duper par la force de comparaisons avec des textes littéraires antérieurs qui passent pour des sources, sauf que on ne peut pas prendre un bout de phrase sans considérer qu'il fait partie d'une logique, et cette logique d'Une saison en enfer suppose une référence chrétienne incompatible avec l'identification de la Beauté à une fleur du Mal de Baudelaire, à une Muse prostituée antique de Vigny, incompatible avec l'identification du festin à un repas païen du côté de Lucrèce, incompatible avec l'image non chrétienne du "festin de la vie" d'un poète maudit du XVIIIe siècle. Malgré tout, même les rimbaldiens qui envisagent le sens chrétien du premier alinéa, ne le comprennent pas pour autant, puisqu'ils croient que le festin correspond à une époque de l'enfance et ne comprennent pas la feinte littéraire sublime (parce que c'est quand même dommage de ne pas voir le trait de génie), en fait "si je me souviens" est une réserve ironique qui prépare le rejet de la phrase : "Cette inspiration prouve que j'ai rêvé !" Même Murphy et Reboul n'ont jamais écrit pour dire que les rimbaldiens ne comprenaient pas le sens de ce premier alinéa. Même dans des articles de gens qui n'étudient qu'occasionnellement Une saison en enfer, par exemple Christophe Bataillé dans un volume collectif de la Revue des Sciences Humaines, il est dit que ce "festin" est un souvenir d'enfance. Non, mille fois non ! C'est un souvenir culturel de l'éducation chrétienne, et ce souvenir est faux, et rejeté comme faux dès que le poète fait le lien avec la charité qui en serait la clef d'accès. Ce premier alinéa est une des plus belles inventions littéraires d'Une saison en enfer. Vous me direz qu'il y en a plein, mais vous devez comprendre que ce n'est pas une des moindres !
Au-delà du premier alinéa, on a un récit au passé composé qui énumère des actions passées. Seul le premier alinéa est à démarquer, mais je vais citer quelques alinéas parce qu'en réalité il y a trois autres éléments à prendre encore en considération :
    Jadis, si je me souviens bien, ma vie était un festin où s'ouvraient tous les cœurs, où tous les vins coulaient.
    Un soir, j'ai assis la Beauté sur mes genoux. - Et je l'ai trouvée amère. - Et je l'ai injuriée.
    Je me suis armé contre la justice.
    Je me suis enfui. O sorcières, ô misère, ô haine, c'est à vous que mon trésor a été confié !
    Je parvins à faire s'évanouir dans mon esprit toute l'espérance humaine. [...]

Quelles peuvent être ces trois éléments à prendre aussi en considération ?
Le premier élément, c'est la forme "Un soir". Relisez le texte en omettant le premier alinéa : "Un soir,...." et vous ressentez le flou, l'indétermination de la mention "Un soir", alors que dans l'enchaînement des deux premiers alinéas, de "Jadis" à "Un soir", ce flou est moins choquant, car il passe à l'arrière-plan.
Le deuxième point important à relever, c'est l'exclamation et même l'adresse contenue dans le quatrième alinéa : "O sorcières, ô misère, ô haine, c'est à vous que mon trésor a été confié !" En effet, cette adresse nous sort du récit au passé, le poète s'adresse immédiatement aux sorcières, comme à deux êtres en présence. Le "trésor" dont il est question, c'est tout simplement la vie du poète, l'expression "ma vie" figurait dans le premier alinéa en tant que festin dans un monde d'amour, le poète a soustrait sa vie à cette compagnie pour se tourner vers la haine, contraire des cœurs qui s'ouvrent, et la misère, contraire au festin. Il ne faut pas se mettre martel en tête pour chercher des identifications non portées par le texte. Qu'est-ce que ça peut être le trésor ? Est-ce que c'est une idée philosophique ? Est-ce que, dans la biographie, on a quelque chose qui ressemble à un trésor ? Non, tu te mets une bonne gifle pour te calmer, et tu constates sereinement que le trésor c'est la vie du poète. C'est clair et limpide, la solution est en lecture interne, tu n'as pas à sortir du texte. Et si tu sais prendre ça en compte, tu t'épargneras bien des errances de critiques rimbaldiens.
Mais, si je souligne cette adresse aux sorcières, à la misère et à la haine (personnellement, je comprends qu'il y a deux sorcières misère et haine, mais franchement, si on lit qu'il y a des sorcières, et aussi la misère et la haine, est-ce que c'est grave ? Est-ce que ça bouleverse la lecture ? Non), si je souligne dis-je ! cette adresse aux sorcières comme un instant de dialogue au présent, c'est que je vois bien évidemment le lien étroit avec l'intervention plus loin au discours direct, avec des propos rapportés entre guillemets, de Satan. Car, finalement, dans la prose liminaire, le poète s'adresse d'abord aux sorcières, misère et haine, puis à Satan. On n'est plus dans la lecture où Satan est si dominé que ça finalement. Les sorcières ajoutent un poids de soufre aux obsessions présentes du poète. Cela suffit par exemple à rompre en visière avec une lecture de la Saison à la manière de Paul Claudel. Certes, Rimbaud pratique le persiflage à l'égard de Satan, mais on ne va pas avoir une lecture où trop nettement le poète dépasse Satan et Dieu, lecture par exemple de Bruno Claisse. La lecture de la Saison part Bruno Claisse, c'est celle qui est de très loin la plus proche de la mienne, mais Claisse il a un côté, j'ai une thèse ferme à exposer et à attribuer à Rimbaud. Claisse va prendre le récit et dire que dedans il y a une vérité philosophique, un enseignement qui ne laisse rien à désirer. Rimbaud a lucidement compris qu'il ne suffit pas de s'opposer à Dieu, il veut être au-delà de l'alternative. Il n'y a ni Dieu, ni diable, pour celui qui ne se laisse pas prendre au discours chrétien. Le poète n'a pas de choix à faire, et il va montrer qu'il l'a compris. A cela s'ajoute de la part de Claisse une théorie sur les illusions de l'esprit qui effectivement correspond à un aspect important de la lecture de la Saison. Mais Claisse n'identifie pas l'ironie finale de "Adieu". Il prend au premier degré l'expression en italique : "posséder la vérité dans une âme et un corps". Il lit moins une œuvre littéraire qu'un exposé philosophique. Et pour moi ça lui fait manquer quelques subtilités du texte poétique, et donc si moi comme Claisse nous allons parler d'un poète qui ne rend en réalité des comptes ni à Satan, ni à Dieu, j'ai quand même ce décalage qui me fait constater que la voix du poème n'est pas Rimbaud exactement, et que Rimbaud a voulu un personnage qui soit encore quelque peu sulfureux. L'oeuvre est dédiée à Satan, et accepter que la lecture est celle d'une voix perfide qui sent le soufre ça permet de ne pas tout lire au premier degré dans "Adieu", ça permet aussi d'admettre que la sortie de l'enfer n'est pas vécue comme la résolution pleine et entière des problèmes. Rimbaud a explicitement voulu qu'il y ait une part d'ombres, de non satisfaisant dans cette sortie de l'enfer. Il ne faut courir à la défense du texte en disant que si la sortie de l'enfer est un peu artificielle, c'est que nous avons tort d'admirer Rimbaud. Non ! Je pense au contraire que Rimbaud considère comme une prouesse d'écriture d'oser cette mise en abîme pour le lecteur qui va se demander si l'écrivain ne se moque pas de nous en mimant une sortie de l'enfer.
C'est une erreur de voler à la défense de Rimbaud en soutenant que très clairement il maîtrise tout rationnellement à sa sortie de l'enfer. Rimbaud a voulu qu'il y ait du jeu, car il voulait une place d'incertitude pour l'humain, trop humain. Puis, son propos reste sulfureux. Il y a de la malice de sa part dans Une saison en enfer.
"Rimbaud" peut prendre ses distances avec les sorcières misère et haine, avec Satan, mais la prose liminaire nous montre un poète qui leur parle normalement, qui ne leur crache pas dessus.
Passons au troisième point, c'est l'expression "dans mon esprit". Rimbaud explique qu'une scène de combat a lieu dans son imaginaire, mais un imaginaire qui exprime une réelle transformation de l'être, un vrai combat de la volonté sur soi, et si ce combat contre l'espérance a lieu dans l'esprit, on devine que les images de la suite supposent le même axe de compréhension. Quand il écrit ce passage avec la mention "dans mon esprit", Rimbaud a probablement écrit la quasi-totalité d'Une saison en enfer et en tout cas les récits de "Mauvais sang" où je relève le passage suivant : "[...] j'ai dans la tête des routes dans les plaines souabes, des vues de Byzance, des remparts de Solyme". Cette phrase avec le groupe prépositionnel "dans la tête" est l'origine de la phrase de la prose liminaire avec le groupe prépositionnel "dans mon esprit". Et justement, comme je l'ai publié en 2009 ou 2010, dans des articles superbement daubés par les rimbaldiens, le premier alinéa de toute la Saison avec l'incise : "si je me souviens bien", s'inspire précisément d'une autre phrase de la même deuxième séquence de "Mauvais sang" : "Je ne me souviens pas plus loin que cette terre-ci et le christianisme." Pire encore, cela fait aussi écho à une phrase du même paragraphe :
   Je me rappelle l'histoire de la France fille aînée de l'Eglise. [...] j'ai dans la tête des routes dans les plaines souabes [...]
    Ah ! encore : je danse le sabbat dans une rouge clairière, avec des vieilles et des enfants.
    Je ne me souviens pas plus loin que cette terre-ci et le christianisme. Je n'en finirais pas de me revoir dans ce passé. [...]
Nous sommes loin de constater que le prologue sans titre de la Saison serait une manière artificielle de relier les textes entre eux. Vous constatez que dès le départ, dès les premières compositions, le poète s'interroge sur la validité des souvenirs, et sur la validité de souvenirs d'une France chrétienne. Dès le départ, le poète évoquait son décalage en se réclamant du sang païen gaulois, dès le départ il image une danse de sabbat qui aura un prolongement avec les deux quadruples répétitions : "danse, danse, danse, danse", dans la cinquième séquence de "Mauvais sang", et ces vieilles sont l'équivalent de sorcières, bien évidemment. On a des sorcières dans la prose liminaire, le souvenir d'un festin des cœurs charitables est remis en cause "si je me souviens" puis "prouve que j'ai rêvé".
Je suis désolé, mais les rimbaldiens n'ont rien compris : Bardel, Vaillant, Brunel, Steinmetz, Molino, Guyaux, Nakaji, Frémy, Bandelier, Bataillé, Richter, Murat, Fongaro, tous n'ont rien compris ! Tous, ils n'ont rien compris, vous avez les preuves de ma lecture sous les yeux. Les rapprochements parlent d'eux-mêmes ! J'ai dit que c'était important en 2009 et 2010 dans des articles publiés sur leur terrain et qu'ils référencent, et ils n'en ont tenu aucun compte, strictement aucun ! Pourtant, je développe l'idée et on voit bien que c'est imparable !
Les rimbaldiens ont accepté passivement que Rimbaud parlait de souvenirs en tant que tels, donc le "festin" ça doit être la lointaine enfance, même si ça ne ressemble à rien d'identifiable.
Je vais me battre encore combien d'années pour vous faire avoir du bon sens ?

Voilà pour le voyage mental dans le passé concernant la prose liminaire. Je passe au voyage mental de l'intervention satanique dans la prose liminaire.
Là encore, les rimbaldiens n'ont rien compris. Je peux citer les mêmes que plus haut : Bardel, Vaillant, Brunel, Steinmetz, Molino, Guyaux, Nakaji, Frémy, Bandelier, Bataillé, Richter, Murat, Fongaro, etc. Et la raison de leur erreur, leur faute pour parler le langage de la damnation, est liée à leur analyse du premier alinéa de toute façon. Ils sont persuadés que seul Satan procure des illusions. Mais, et les piques contre le christianisme, vous en faites quoi ?
Rimbaud s'effraie de la menace du "dernier couac", autrement dit de la mort. L'inspiration religieuse est de trouver son salut par la charité, ce que le poète rejette de manière particulière. Au lieu de dire "non", il identifie la duperie : ainsi donc, le festin est un faux souvenir qu'on m'a mis dans la tête : "Cette inspiration prouve que j'ai rêvé !" C'est un des traits littéraires les plus magnifiques d'Une saison en enfer et il est évidemment solidaire du trait de génie du premier alinéa.
Vous imaginez le néant des études rimbaldiennes au sujet d'Une saison en enfer ? Parce que c'est ça le problème ! Cela fait 25 ans que je les regarde ne pas comprendre la prose liminaire ! Et j'ai publié sur cette prose liminaire, et je suis intervenu dans des discussions privées. Il n'y a rien à faire. Seul truc marrant, invité à la radio et mis au pied du mur pour une lecture linéaire de la prose liminaire, Frémy s'était tout de suite mis à réciter à peu près ma lecture, on trouve ça en vidéo sur Youtube ou en podcast sur une radio genre France Culture.
Tout est à refaire dans les études rimbaldiennes au sujet d'Une saison en enfer. Le plantage a été général, de toute beauté. C'est du jamais vu dans l'histoire des études littéraires.
Et je donne le dernier coup de pinceau. Dans les paragraphes que je cite de "Mauvais sang", le poète est en train de se décrire comme un païen, ce qui donne énormément de sens à la mise en doute "si je me souviens" d'un passé de festin sous le régime de la charité ! Il y a un haut niveau de cohérence qui a visiblement échappé aux lecteurs.
Ce passage de la prose liminaire est intéressant à d'autres égards en tant que voyage mental, puisque la prose liminaire est considérée comme postérieure au discours de la section "Adieu". Le poète met en scène une nouvelle attaque mentale. Satan entre en scène et suffisamment nettement pour que ses propos soient rapportés fidèlement entre guillemets. Et le poète ne répond pas qu'il ne prendra plus de pavots, mais seulement qu'il en a "trop pris" !
C'est à prendre en considération pour nuancer la qualité de la sortie de l'enfer racontée dans les feuillets du carnet de damné.

Passons maintenant à "Mauvais sang".
Le poète développe sur trois premières séquences l'idée qu'il a un sang païen. On peut supposer que ces trois premières séquences correspondent à la première des trois histoires évoquées dans la lettre à "Laitou".
Je vais citer les trois premiers alinéas et le début du quatrième, et ensuite effectuer un premier commentaire.
   J'ai de mes ancêtres gaulois l'œil bleu blanc, la cervelle étroite, et la maladresse dans la lutte. Je trouve mon habillement aussi barbare que le leur. Mais je ne beurre pas ma chevelure.
   Les Gaulois étaient les écorcheurs de bêtes, les brûleurs d'herbes les plus ineptes de leur temps.
  D'eux, j'ai : l'idolâtrie et l'amour du sacrilège ; - oh ! tous les vices, colère, luxure, - magnifique, la luxure ; - surtout mensonge et paresse.
    J'ai horreur de tous les métiers. [...]
Le poète expose son problème de but en blanc. On parlait dans le précédent article du caractère inapplicable du schéma narratif dans Une saison en enfer. Je disais que les deux premières étapes du schéma narratif pouvaient s'appliquer aux deux premiers alinéas de la prose liminaire, mais qu'ensuite on avait des péripéties jusqu'au onzième alinéa inclus, puisqu'il n'y avait aucune résolution exprimée et donc aucune des deux étapes : élément résolutif et situation finale. Rimbaud, qui, d'ailleurs, ne connaissait pas la théorie du schéma narratif, a écrit une prose liminaire ouverte pour ménager le suspense et ne pas manger le morceau. Le schéma narratif ne s'appliquait pas à la prose liminaire volontairement ouverte, et je précisais ensuite qu'il ne s'appliquait pas non plus à l'ensemble formé par les feuillets de "Mauvais sang" à "Adieu". Je soulignais que de "L'Eclair" à "Adieu", il y a un mélange indistinct de situation finale qui se dessine et de résolution qui se met en place. Il n'y a pas une succession claire et limpide : résolution, puis situation finale, et ni la résolution, ni la stabilité ne sont clairement acquises à la fin du récit qui se termine par un propos qui a des airs de bravade. Mais, je disais encore que dans le cas de "Mauvais sang", il n'y avait pas les deux premières étapes distinguées d'une situation initiale et d'un élément perturbateur. Rimbaud attaque directement son récit par l'exposition du problème : je suis un païen dans un monde qui se veut chrétien. Le début de récit est particulièrement abrupt : "J'ai de mes ancêtres gaulois [...] / D'eux j'ai [...]". Et même si j'ai soutenu l'évidence qu'une situation initiale peut exprimer le problème à résoudre, - et après tout, les débuts de tragédie "in medias res" n'empêchent pas d'identifier une exposition au premier acte, autrement dit l'équivalent de la situation initiale dans un récit, - il n'en reste pas moins qu'on identifie pas clairement un moment où un élément perturbateur lancerait l'action. Il serait un peu vain de l'identifier au premier alinéa de la deuxième séquence : "Si j'avais des antécédents [...]". Il ne serait pas très pertinent de s'appuyer sur la quatrième séquence où l'injonction : "Reprenons les chemins d'ici," suppose que l'action du récit est déjà pleinement lancée. Pour moi, s'il faut à tout prix appliquer le schéma narratif, il faut parler de confusion des deux premières étapes, la situation initiale se superpose à l'expression de l'élément perturbateur. La première phrase de "Mauvais sang", ou si vous voulez les trois premiers alinéas, lancent l'action dramatique. La première phrase expose le nerf de la guerre !
C'est comme ça que Rimbaud a conçu son texte. La situation initiale minimale, c'est celle d'un faux souvenir de festin ancien. Donc, ça a même du sens que le poète nous épargne l'expression d'une stabilité originelle. Rimbaud pose un problème immédiat, consusbstantiel. Je donnais un coup de pinceau tout à l'heure en expliquant le lien entre l'ironique "si je me souviens bien" et le fait de se définir comme un païen dans un environnement chrétien. Le poète dit aussi qu'il est de race inférieure de toute éternité, ça aussi ça éclaire d'évidence l'ironie du "si je me souviens bien". Il n'y a pas de réelle situation initiale dans ce texte et pour une bonne raison : l'enjeu de la Saison est de s'affronter à ce mystère silencieux des origines spirituelles de l'Homme, et cela se finit par un rejet. Alors, Rimbaud ne connaissait pas la théorie du schéma narratif, mais justement c'est vraiment intéressant de voir que le texte ressort comme génial en révélant ne pas pouvoir correspondre à ce schéma. Le fait que le schéma ne s'applique pas à Une saison en enfer nous amène à un constat essentiel sur la visée de sens de ce récit.
Poursuivons par quelques remarques de détail. Vous aurez aussi remarqué l'opposition des temps verbaux entre les trois alinéas. Le premier alinéa est dominé par le présent de l'indicatif : "j'ai", "je trouve", "je ne beurre pas". Le second est à l'imparfait : "Les Gaulois étaient [...]" Le troisième revient au présent de l'indicatif : "D'eux j'ai..."
C'est intéressant. Les Gaulois sont une image du passé, image imposé plutôt par les livres à l'époque de Rimbaud. Et c'est amusant de constater cette variation présent et passé des temps verbaux sur trois alinéas, parce que ça fait penser à une personne qui se compare à un dessin. Il se regarde en s'identifiant à un Gaulois, puis au deuxième alinéa il nous rappelle ce qu'étaient les Gaulois, c'est un peu comme s'il exhibait des dessins sous nos yeux, et puis il se regarde à nouveau lui-même pour trouver des ressemblances. Ce jeu verbal entre les alinéas exprime superbement l'idée de quelqu'un qui se compare à un modèle avec l'aide d'un dessin et d'un miroir. C'est très différent d'un écrit où le poète ne dirait qu'au présent qu'il descend des Gaulois. Cette variation dans les temps verbaux introduit l'idée que le poète s'arrange avec le modèle, on voit le poète en train de chercher des justifications. C'est vraiment un début très bien écrit que ces trois premiers alinéas.
J'insiste sur l'importance du mot "barbare" dans le premier alinéa et sur le verbe d'évaluation : "je trouve". La subjectivité du poète est mise en jeu, et ça c'est important. Vous me direz que c'est ironique pour quelqu'un qui voulait atteindre à la poésie objective, mais après tout Une saison en enfer fait le procès de cette prétention...
Indépendamment du voyage mental dont rend compte cette démarche du poète de se comparer à une image livresque du passé, je tiens à souligner une autre idée de rapprochement avec la prose liminaire. Alors, bien sûr, il y a la mention de vices parmi lesquels certains péchés capitaux : "colère, luxure", et là ça confirme que de "Mauvais sang" à la prose liminaire le lien n'est pas artificiel, on est bien dans une œuvre polie et repolie, mais donc ce lien par les péchés capitaux je l'ai déjà signalé à l'attention plusieurs fois, mais je viens de constater un fait intéressant. Dans la prose liminaire, plus haut, je rappelais le débat sur les sorcières comme un peu stérile : "O sorcières, ô misère, ô haine," est-ce qu'il est important de trancher si les sorcières sont la misère et la haine ou si elles sont distinctes ? Pas vraiment, mais ma préférence va à l'idée que la misère et la haine sont les deux sorcières. Or, ici, on a une construction par la ponctuation qui va dans le sens que misère et haine soient les deux sorcières de la prose liminaire : "oh ! tous les vices, colère, luxure[.]" A la limite, l'énumération de "Mauvais sang" suggère que l'énumération est partielle de misère et haine, et que le poète a abrégé la liste des sorcières. Mais, bref ! Je voulais vous faire partager ce petit constat de rapprochement fait à l'instant.
Enfin, sans m'en tenir au relevé des marques d'un voyage mental mélangeant certains plans spatiaux ou certaines époques, j'ai cité le début du quatrième alinéa : "J'ai horreur de tous les métiers", parce que je veux fixer votre attention sur un point important. Dès le début de "Mauvais sang", le fait d'être un païen, gaulois, barbare, sauvage, met en-dehors du monde du travail. La représentation est d'ailleurs fausse en ce qui concerne les gaulois, connus pour leurs inventions techniques notamment. Rimbaud associe le fait d'être un païen à un refus du travail et donc du devoir. Cela revient dans le passage des sections 5 à 6 de "Mauvais sang". Le poète se réfugie au "vrai royaume des enfants de Cham", il se réfugie même dans la "danse" (on penserait presque à une fable de La Fontaine) et quand les blancs débarquent pour imposer la civilisation apparaît la nécessité de s'habiller et de travailler. En se comparant aux gaulois, Rimbaud a immédiatement mis l'accent sur l'aspect barbare de son habillement, et une fois posée son identification à un gaulois en trois alinéas le poète a immédiatement exprimé son horreur des métiers.
Il ne faut pas lire le récit avec nos connaissances de ce qu'est un gaulois, il faut accepter de lire les liaisons que nous imposent Rimbaud, parce qu'à la fin de la lecture il va falloir en retirer la substantifique moelle du discours de Rimbaud. On ne peut pas lire séparément la revendication d'être gaulois, à savoir païen, et le refus du travail. On ne peut pas non plus se contenter de remarquer vaguement la liaison pour la perdre de vue ensuite. Il faut bien comprendre qu'à chaque fois que Rimbaud va prétendre refuser le travail ou le devoir, il va le faire en tant que païen, en tant que gaulois pour ce qui est du modèle le plus précis duquel il se revendique.
Et c'est alors que nous avons un premier passage étonnant de voyage mental, il convient de le citer ici :
   Mais ! qui a fait ma langue perfide tellement, qu'elle ait guidé et sauvegardé jusqu'ici ma paresse ! Sans me servir pour vivre de mon corps, et plus oisif que le crapaud, j'ai vécu partout. Pas une famille d'Europe que je ne connaisse. - J'entends des familles comme la mienne, qui tiennent tout de la déclaration des Droits de l'Homme.
   - J'ai connu chaque fils de famille !
Ici, nous avons un passage d'expression du voyage mental particulièrement compliqué à cerner. En effet, Rimbaud parle du fils de famille du Tiers-Etat. Or, sous l'Ancien Régime, le Clergé vient des deux autres ordres, et donc le poète en fils de famille revendique une connaissance de tout le monde, à l'exception des nobles qui représentent une composante démographique de toute façon quelque peu marginale, et les gens au pouvoir, Eglise ou politiques ou riches marchands et financiers, viennent souvent de la bourgeoisie qui tient tout aussi au plan juridique de la Déclaration des Droits de l'Homme. Le texte est un peu étrange dans la délimitation des fils de famille. Rimbaud parle-t-il de la jeunesse non encore au travail seulement ? Il dit que sa langue est perfide et il confirme l'idée que le gaulois ne travaille pas, il est adonné au péché de paresse et se sert de ses mensonges pour vivre sans travailler. Vu qu'ensuite le poète se compare à tout fils de famille quel qu'il soit, au lieu de s'inquiéter de la possibilité du poète d'avoir fréquenté tout le monde, on peut se dire que Rimbaud prête à tout un chacun une langue perfide camouflant une paresse, et cette situation privilégiée de paresse convient quelque peu à l'enfance préservée du travail ouvrier ou paysan. Ce serait un peu l'amorce de la dénonciation des faux nègres. En lisant cet alinéa, on pourrait se dire que nous n'avons pas affaire à un individu humain, mais à une sorte d'instance qui est en tout homme. Pourtant, à la lecture, on sent bien que nous avons un individu humain qui parle et raconte ses expériences et ses débats intérieurs. Ce que je comprends quand le poète dit qu'il a "vécu partout" et qu'il connaît chaque fils de famille, c'est une sorte d'inversion forte en gueule où au lieu de dire que le poète comprend à travers lui-même ce que sont tous les gens, il formule cela comme une visite qu'il aurait faite chez tout le monde.
Je n'ai pas la prétention de maîtriser pleinement ce paragraphe, mais voilà ce que je comprends à sa lecture. Et il s'agit bien évidemment d'un passage à recenser dans les diverses manifestations du voyage mental du poète en enfer. Et cela touche à l'idée de vivre une autre vie de quelqu'un, sujet développé plus loin dans la Saison.
Je ferai sans doute des lectures de meilleure qualité ultérieurement de ce passage. Une idée est le caractère d'éducation par les livres qui font voir ce que sont les gens dans le monde et en tout cas en France, en Europe, et cette idée est précisément au cœur de la lecture de la suite immédiate du texte, le début de la deuxième séquence de "Mauvais sang", qui confirme bien que dans "J'ai connu chaque fils de famille" il y a bien un voyage mental qui se joue. Pour moi, l'idée, c'est que c'est lié à l'observation et au truchement des livres. C'est ça le non-dit qui fait que ce n'est pas un propos lourdingue.

Je cite maintenant le début de la deuxième séquence :
   Si j'avais des antécédents à un point quelconque de l'histoire de France !
   Mais non, rien.
La succession des ces deux alinéas brefs est très intéressante. Nous avons un soupir, puis l'expression "Mais non, rien." On peut accepter cette lecture simple, mais il y a aussi comme l'idée qu'en esprit le poète a rapidement passé en revue les possibilités. Il y a comme un voyage mental non-dit entre ces deux alinéas.
Et on en arrive à ma grande idée superbement daubée par les rimbaldiens que les souvenirs du passé viennent des livres, et donc peuvent être évalués comme vrais ou faux, ce qui est très différent de méditer sur la précision de ses souvenirs. Rimbaud écrit : "Je me rappelle l'histoire de la France fille aînée de l'Eglise" où vous observez la reprise à peu près à l'identique de l'expression "l'histoire de France". Rimbaud voyage mentalement dans l'histoire de France. Mais, l'histoire de France, elle nous vient par les livres. Alors, épargnez-moi que le texte d'un historien rend compte de recherches archéologiques, etc., que l'histoire c'est aussi d'avoir vu telle ville avec ses bâtiments, ses monuments. Non, il ne faut pas aller aussi loin. Certes, il y a les indices, les objets du passé qui sont là pour dire que l'histoire ce n'est pas n'importe quoi ! Mais quand Rimbaud parle de "l'histoire de France", il parle du récit organisé par le pouvoir, organisé par les écoles, par l'église même qui s'impliquait dans l'enseignement. Rimbaud passe d'ailleurs sans transition de "l'histoire de France" à "l'histoire de France fille aînée de l'Eglise", donc il ne parle pas de l'Histoire en général, il parle du cadre idéologique des Histoires de France pour la jeunesse où il y a un discours clairement exprimé de filiation avec l'Eglise. Il faut bien comprendre cette nuance. Si vous lisez le texte, en vous disant : "oui, moi dont la fibre spirituelle est nulle ou peu s'en faut, je pense aussi des gaulois, ceci, cela, et ce sont nos ancêtres, et patati et patata !" Non, Rimbaud, il part de l'idée qu'il a un enseignement, qu'il n'a que celui-là et qu'il doit faire avec. Il n'est pas en train de nous dire qu'il y a des histoires où le christianisme est présent, mais par des historiens qui n'ont pas la foi ou peu s'en faut. De toute façon, Quinet et d'autres sont inclus dans la mesure où ils imaginent que le vrai christianisme va s'affirmer désormais dans l'individualité humaine. Mais, bref, Rimbaud explique une situation d'enfant éduqué par des autorités religieuses. On a appris à Rimbaud une histoire où la religion est prédominante, il éprouve un malaise, et au lieu de dire tout ça est faux et je vous dresse une histoire vraie, il décide de voyager dans ce monde qu'on lui impose, dans ce monde des livres d'Histoire pour en éprouver les failles, pour vérifier s'il a tort ou raison de se rebeller, comme il s'imaginer voyage en chaque fils de famille pour éprouver si la société de son époque est bien celle qu'on lui décrit sur les bancs scolaires.
Quand on comprend cette articulation-là, la lecture de "Mauvais sang" devient lumineuse, non ?

En fin de cette séquence 2, le poète nous offre un dernier voyage mental, un voyage mental encore différent puisque cette fois il s'agit de la mise en tension du sang païen et du discours religieux affermi par son éducation :
    La science, la nouvelle noblesse ! Le progrès. Le monde marche ! Pourquoi ne tournerait-il pas ?
   C'est la vision des nombres. Nous allons à l'Esprit. C'est très-certain, c'est oracle, ce que je dis. Je comprends, et ne pouvant m'expliquer sans paroles païennes, je voudrais me taire.
Le premier alinéa mime la réponse candide d'un enfant qu'on éduque : "Pourquoi ne tournerait-il pas", ce monde ? Pourquoi serait-ce évident qu'il y ait un progrès en cours ? Le second alinéa précise que cette question est un retour de flamme du sang païen. Nous aurons la mention : "Le sang païen revient" en début de troisième séquence, et ici nous avons la remarque : "ne pouvant m'expliquer sans paroles païennes". L'interrogation "Pourquoi ne tournerait-il pas ?" est clairement païenne. Quant au mot "Esprit" souligné et flanqué d'une majuscule, il superpose l'idée de Dieu et la sacralisation de la science, c'est la jonction entre "l'histoire de la France fille aînée de l'Eglise" et la "science" comme "nouvelle noblesse". En clair, cet alinéa qui suppose une tension contradictoire chez l'individu poète met en scène la confrontation du discours chrétien reçu, discours reçu comme seul souvenir du passé et comme seule terre de déploiement ("Je ne me souviens pas plus loin que cette terre-ci et le christianisme") avec la nature païenne que le poète se revendique par une démarche où il faut imaginer quelque part que Rimbaud écrirait les deux ou trois premières séquences de "Mauvais sang" après avoir pris un livre d'histoire pour enquêter sur son passé et son identité, et Rimbaud il a d'un côté la ligne générale du discours qui affirme qu'il est pris dans le mouvement du christianisme et de la science, et de l'autre il voit des indices, il tombe sur un portrait de gaulois qui n'est pas chrétien, mais qui est son ancêtre, et là tout à coup il se dit qu'il a des affinités avec ce gaulois alors que bizarrement il ne se sent pas complètement en phase avec le discours d'une histoire où le christianisme puis la science font progresser l'humanité. Et du coup, dans "Mauvais sang", on a une tension contradictoire que le poète vit intérieurement, mais c'est moins une tension contradictoire personnellement produite par le poète qu'une tension contradictoire vécue à la lecture des points de divergence du récit de l'histoire de France fille aînée de l'Eglise.
Alors, après ce que je viens d'écrire, relisez "Mauvais sang" et voyez si c'est toujours pour vous un tissu incompréhensible qui part dans tous les sens.

Et nous en arrivons à la troisième séquence de "Mauvais sang", la dernière de l'histoire du gaulois, car il est clair que le mot "païen" dans "Mauvais sang" est une reprise de l'identification initiale au "gaulois", ce qui justifie de considérer qu'il y a une unité de récit des trois premières séquences. J'en profite aussi pour préciser que, dans "Nuit de l'enfer", le poète dit de ses parents qu'ils ont fait son malheur en le baptisant. Or, dans la lecture que je viens de vous faire des trois premières séquences de "Mauvais sang" vous constatez qu'on a bien un poète baptisé chrétien par ses parents, éduqué chrétiennement à l'histoire de la France fille aînée de l'Eglise, mais ce chrétien a eu le toupet de s'identifier à un gaulois. Il n'est plus païen, notre Rimbaud, ou notre poète en enfer, il est baptisé, mais puisque le gaulois païen est son ancêtre, d'après les livres chrétiens eux-mêmes, le poète s'est ingénument dit que peut-être qu'il était toujours païen et que le christianisme ne faisait que glisser sur lui comme l'eau sur les plumes d'un canard.
Vous voyez bien qu'il n'y a aucune contradiction dans le discours de Rimbaud. Il est chrétien en tant que baptisé. Les conversions racontées ne sont pas premières dans Une saison en enfer, il s'agit plutôt de considérer qu'un baptisé doit encore se convaincre de la foi, c'est ça la logique au sein des séquences 6 et 7 de "Mauvais sang" et encore dans les appels à Dieu de "Nuit de l'enfer".
Et vous comprenez aussi que dans la deuxième séquence de "Mauvais sang", toute cette réflexion sur l'histoire de la France fille aînée de l'Eglise, c'est précisément le premier acte de confrontation d'un poète qui se veut libre avec l'éducation forcée, c'est déjà le récit tendu des séquences 5 à 7 où le poète subit un débarquement et le coup de la grâce.
C'est cette dualité qui est mise en scène au début de la troisième qui poursuit clairement la fin de séquence précédente en reprenant en mention "païen" et "Esprit", et du coup,  loin d'être l'expression d'une aspiration spontanée vers Dieu, le début de troisième séquence est une séquelle d'une première conversion forcée par les livres !
    Le sang païen revient ! L'Esprit est proche, pourquoi Christ ne m'aide-t-il pas, en donnant à mon âme noblesse et liberté. Hélas ! l'Evangile a passé! l'Evangile ! l'Evangile.
    J'attends Dieu avec gourmandise. Je suis de race inférieure de toute éternité.
On lit ce passage comme si le poète était un païen susceptible de se laisser tenter par le christianisme, alors que non c'est un enfant baptisé chrétien qui a la lubie de se croire païen qui est en train de parler. Le mot "lubie" a le tort d'être péjoratif ici, mais il faut bien comprendre que le poète est sous l'influence de l'histoire de la France fille aînée de l'Eglise. Et donc, quand le poète dit : "J'attends Dieu avec gourmandise", mélangeant le désir de foi à un péché capital, il ne faut pas simplement constater qu'il y a un manque de logique et que c'est pour ça que ça ne va pas prendre. Non, le poète est baptisé, il sait parfaitement qu'il est sulfureux de dire attendre Dieu avec gourmandise et d'ailleurs on a un retour du sang païen en trois temps : "l'Evangile a passé", blasphème involontaire ou non de la foi voulue avec gourmandie et puis constat fatal : "Je suis de race inférieure de toute éternité." On est en partie sur une sorte de déception, mais on est surtout sur une revendication. Le poète a identifié que l'Evangile ne le concerne plus vraiment. Il va essayer encore un peu, mais il met le doigt sur un vrai problème. Il sent qu'il est viscéralement païen. L'eau de baptême, elle n'est pas allée sous son crâne. Il n'était même pas prédestinée, il a été baptisé, mais ça n'a pas été un acte de reconnaissance. C'est un acte qui est arrivé, et c'est tout, car lui il est resté étranger au christianisme. Ici, Rimbaud joue sur l'idée que le baptême fait qu'une personne reconnaît son origine chrétienne, alors qu'on est habitués à l'idée que le baptême fait rentrer dans la communauté chrétienne. Rimbaud décale l'idée. Normalement, on est de race inférieure non civilisée parce que malgré notre origine divine sur cette Terre on n'a pas reçu le message, mais une fois qu'on l'aura reçu on reconnaîtra notre origine divine, et en insistant sur l'idée "de toute éternité", Rimbaud nous dit que finalement le baptême échoue et donc la reconnaissance en soi de son origine divine, chrétienne, parce que tout simplement on n'est peut-être pas d'origine chrétienne. Les autres, peut-être, mais soi-même, non !
Et, du coup, la fin de la séquence 3, est assez intéressante à rapprocher du passage sur l'absence du poète dans les conseils des seigneurs et des représentants du Christ, puisque, faute d'être dans la croyance en son élection auprès de Dieu, le poète considère que la promesse de l'Evangile lui est exclue et il va se chercher une élection d'homme dévalué. Il va s'imaginer en aventurier qui revient et qui est mêlé aux affaires politiques, c'est exactement l'idée d'une personne qui ne croit rien, qui ne croit en aucune valeur, qui n'a aucune spiritualité, et c'est bien une image dévaluée des seigneurs. Evidemment, on peut penser que les seigneurs étaient hypocrites, ne valaient pas mieux que les actuels gouvernants, mais je rappelle que l'image des conseils des seigneurs vient des livres pour notre poète. Et donc, on mesure l'écart entre la solennité, la noblesse des représentants du Christ et l'image assez mesquine des "affaires politiques" pleines de corruptions éhontées. Rimbaud joue bien évidemment sur ce contraste qui est un peu le pendant farcesque de l'opposition entre l'ancien viatique et le nouveau, entre la médecine et les remèdes de bonnes femmes, par exemple, sauf que cette fois les images dépréciatives sont du côté du présent dans ce système de balance.
L'intérêt évidemment de la troisième section en terme de voyage mental, c'est bien évidemment le fait que le poète imagine des déplacements immédiats dans le monde. Le poète dit : "Me voici sur la plage armoricaine." Dans l'absolu, nous ne sommes pas supposés savoir que le poète parle de Roche, Charleville ou Paris sinon Londres ou Bruxelles. On comprend tout de même que la plage armoricaine est surtout ici une vue de l'esprit comme le poète se voyait dans les plaines souabes en lisant les récits des croisades. D'ailleurs, il me semble évident que, même sans songer anachroniquement à Astérix, il y a une enquête à faire sur l'image gauloise de la côte armoricaine. Rimbaud fait obligatoirement référence ici à un texte qu'il vient de lire de la présence gauloise en Armorique.
Il ne cite pas innocemment la plage armoricaine.
En revanche, dans la suite de la séquence, comme le confirme l'emploi verbal du futur de l'indicatif, le poète prend ses distances avec le concept de voyage mental, puisqu'il décrit ses voyages comme des projets et non comme des faits avérés. Il est important toutefois d'en parler, puisqu'il s'agit bien de l'équivalent du voyage mental immédiat, sauf que la grammaire maintient les indices d'une mise à distance de l'imagination : "Je reviendrai [...] on me jugera [...] J'aurai de l'or : je serai oisif et brutal." La fin de la séquence maintient la localisation sur la plage armoricaine : "Le meilleur, c'est un sommeil bien ivre, sur la grève." Nous aurons d'autres moments dans le récit où la localisation semble réelle, notamment le "lit d'hôpital" dans "L'Eclair", mais l'idée est tout de même que c'est la forme minimale du voyage mental. Nous connaissances de la vie de l'auteur nous prouvent ici qu'il s'agit d'une fiction mentale, mais à la lecture du texte aussi nous comprenons que, puisque le poète n'a pas pris la peine de se décrire dans un lieu donné outre-mesure, c'est qu'il y a des représentations fantasmées à l'œuvre dans le récit. La "plage armoricaine" est confirmé deux alinéas plus loin par la mention "grève", mais le poète est en état d'ivresse et plus jamais cette localisation n'aura la moindre pertinence dans le récit. Cela est suffisant pour la considérer comme une représentation mentale avant toute chose.

J'en ai fini avec les trois séquences du païen. Mon article est déjà long, je vais l'arrêter, et je reprendrai l'analyse pour la suite dans d'autres articles. Au départ, j'avais choisi le titre "Le voyage mental dans Une saison en enfer", j'ai ajouté "d'un païen" pour assurer son autonomie à cet article.
J'ai encore pas mal de choses à dire, mais je voulais aussi faire une remarque sur le problème des séquences 4 et 8 originellement fondues en une et séparées désormais par l'intercalation des séquences 5 à 7.
En gros, le récit des séquences 5 à 7 introduit un récit de conversion ratée et "Nuit de l'enfer" a pu porter le titre de "Fausse conversion" parce qu'il est la suite du ratage de la conversion forcée racontée dans les sections 5 à 7 de "Mauvais sang". Or, Rimbaud a démonté un texte originel et il a mis une partie devant le récit de la conversion forcée et l'autre en conclusion de "Mauvais sang" et donc en partie intermédiaire entre la conversion forcée et "Nuit de l'enfer".
Et il y a une question qui me trotte dans l'esprit. Est-ce qu'il faut penser que Rimbaud a mis la séquence 8 après le récit de conversion des séquences 5 à 7, ou est-ce qu'il faut penser qu'il a mis la séquence 4 avant ce récit de conversion, ou est-ce qu'il faut penser que le récit de conversion des séquences 5 à 7 devait impérativement pousser là où il a poussé au milieu du récit des séquences 4 et 8, en le coupant définitivement en deux ?
J'ai déjà souligné que le découpage des séquences 4 et 8 correspondait au milieu et à la fin de "Mauvais sang", ce qui veut dire qu'ils ont un rôle structurant important. La séquence 8 semble avoir un caractère conclusif nécessaire, donc il peut être tentant de penser que la section 4 a surtout été placée devant les séquences 5 à 7. Je suis très abstrait, et vous ne comprenez peut-être rien à ce que je dis, mais ce n'est pas grave, je vous laisse méditer, je vous ferai part de mes réflexions plus tard.